METAMAG
La démocratie en Occident
Une espèce en voie de disparition ?
Laurent Mercoire
Mercredi 12 mars 2014
Le comportement
d’une vierge effarouchée, voilà
l’impression que pourrait donner
l’Occident et l’Europe quand ils se
drapent dans une indignité de
circonstance face à la promesse (plus
que la menace) d’un référendum en
Crimée. Qu’entendons-nous à l’Ouest ?
Qu’une telle consultation serait
illégale, tant au regard de la
Constitution de l’Ukraine qu’à celui du
droit international. Peut-être faut-il
confronter cette indignation, affichée
aujourd’hui, aux pratiques réellement
constatées, pour vérifier la pertinence
de ce vieil adage « faites ce que je
dis, ne faites pas ce que je fais », que
les Allemands traduisent d’une manière
très française par « prêcher l’eau mais
boire du vin » («
WasserpredigenundWeintrinken »).
Du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes
La particularité de
ce référendum, dont l’importance
géopolitique n’échappe à personne, est
qu’il est à la fois national (la Crimée
est une république autonome),
transnational (cette république veut
quitter un Etat pour en rejoindre un
autre) et ethnique (la consultation vise
à répondre aux espérances d’une
population majoritairement russophone).
Quelque part, ne
s’agit-il pas du droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes, même si le
résultat se résume ici à un transfert de
souveraineté ? Or, force est de
constater que ce droit est l’un des
éléments majeurs de l’idéal
démocratique, même si son application
par les démocraties parlementaires a
quelque peu laissé à désirer. Au-delà de
cette problématique, émergent deux
menaces pour l’instant peu apparentes,
le changement du regard porté sur le
caractère sacré de l’élection d’une
part, et l’atteinte aux libertés
fondamentales des citoyens d’autre part.
L’auto-détermination des peuples
Sans revenir à la
Révolution américaine, qui n’était
jamais que l’application de ce principe
d’auto-détermination, le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes apparaît
sur scène lors de la Grande guerre.
Inclus dans les quatorze points mis en
avant par le président Wilson, ce droit
visait d’abord à libérer des peuples
d’Europe appartenant jusqu’alors à
quatre empires (allemand,
austro-hongrois, russe et turc). Repris
par la Société des nations, il sera
appliqué à certains (Pologne,
Tchécoslovaquie, etc.) et refusé à
d’autres (dont l’Ukraine), avec les
conséquences que l’on sait. A l’époque,
il s’agit du droit des seuls peuples
européens ; la plupart des peuples
colonisés par les empires vaincus, non
seulement ne sont pas concernés, mais
sont jugés comme « non encore capables
de se diriger eux-mêmes dans les
conditions particulièrement difficiles
du monde moderne » (Pacte de la Société
des nations, Art. 22).
Notons que ce droit
figure dans la Charte des Nations-Unies
signée en 1945 (Art. 1 & 55, bien qu’il
soit associé dans la même phrase au mot
« nations »), et que son introduction
visait alors, au moins dans l’esprit des
Etats-Unis d’Amérique, à permettre,
entre autres choses, une rapide
décolonisation. Toute la problématique
liée à son application, au-delà de la
volonté des Etats, résulte en fait de
l’absence précise de définition de ce
qu’est un peuple[ ]… Ainsi il est tout à
fait possible d’argumenter que les
citoyens de Crimée ne forment pas un
peuple (les seuls à pouvoir revendiquer
un territoire, une langue et une culture
spécifiques seraient sans doute les
Tatars, mais ils sont aujourd’hui très
minoritaires). class="style32">
Mais, si les
citoyens de Crimée ne forment pas un
peuple stricto sensu, contrairement aux
Ecossais qui vont pouvoir prochainement
se prononcer, ils constituent une
république autonome dotée de son
parlement (certaines colonies françaises
d’Afrique furent d’ailleurs des
républiques autonomes avant d’accéder à
l’indépendance). Doit-on pour autant
dénier le droit de ces citoyens, et de
leurs élus, à être consultés sur leur
devenir ? Après tout, le processus du
vote, semble bien être le fondement même
des démocraties. C’est là toute
l’habileté du président Vladimir Poutine
: l’absence de violence (à ce jour), le
devoir d’ingérence (application du
principe même défendu par certains de
ses adversaires), le recours au vote. Il
existe autant de légalité – ou d’absence
de légalité - dans le vote récent du
parlement de la république autonome de
Crimée que dans celui de la Rada de
l’Ukraine destituant son président élu.
C’est en tout cas loin d’être la
première fois qu’un parlement vote sous
la pression du peuple ; il semble même
qu’une partie des députés de notre
assemblée nationale ait fait de même
face à la Grande peur, lors d’une
certaine abolition des privilèges, la
nuit du 4 août 1789.
Des élections
annulées, a priori ou a posteriori ?
Lorsqu’en 1991 le
Front islamique du salut, ayant déjà
remporté les élections municipales
l’année précédente, est en voie, après
le premier tour, de très largement
gagner les élections législatives
algériennes, le second tour prévu le 16
janvier 1992 est annulé, certes dans un
contexte d’agitation politique. Quelle
est alors l’attitude des Etats
occidentaux ?
La France, à la
fois proche et éloignée de l’Algérie
pour des raisons bien connues, a
approuvé ce qui a été parfois nommé « le
coup d'Etat du soulagement » (Jean
Daniel, vateur,
1992). En juillet 2013, l’armée
égyptienne destitue le président élu
Mohamed Morsi, pourtant légalement et
légitimement élu l’année précédente,
selon un processus analogue - au point
que bien des éditorialistes ont fait le
rapprochement. Après quelques
hésitations, les gouvernements
occidentaux, au premier rang desquels
celui des Etats-Unis, entérinent ce
changement.
Force est de
constater que la légalité et la
légitimité du vote s’effacent ici ; il
est donc difficile à certains de
comprendre, et surtout d’accepter, ce
grand écart. Vladimir Poutine doit
sourire : ce n’est pas tous les jours
que l’Occident refuse que s’instaure un
processus électoral donnant la parole au
peuple.
Et les lois
internationales ?
Qu’en est-il de la
confrontation opposant une volonté
sécessionniste au respect des lois
internationales, ainsi qu’au principe de
l’inaltérable souveraineté des Etats
(que Vladimir Poutine semble aujourd’hui
mettre de côté pour privilégier un
irrédentisme russophone et orthodoxe) ?
L’Europe a déjà connu des sécessions,
certaines sanglantes, comme en
ex-Yougoslavie, d’autres plus
consensuelles à l’exemple de la
Slovaquie lorsqu’elle s’est détachée de
la Tchécoslovaquie. Mais l’Occident
s’est aussi engagé récemment pour
encourager, soutenir, et provoquer un
accès à l’indépendance au travers de la
violence, alors même que le droit
international positif n’assimile pas
droit à la sécession et droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes.
Il en a été ainsi
au Kosovo, quand les forces de l’OTAN
ont bombardé le territoire serbe dans un
contexte de droit international dont le
moins qu’on puisse dire est qu’il
n’était pas tout à fait conforme. La
résolution 1 244 de l’Organisation des
Nations-Unies, qui évoque à la fois «
une autonomie substantielle » pour le
Kosovo, et le principe de « la
souveraineté et de l’intégrité
territoriale de la République fédérale
de Yougoslavie », est quelque peu
contestée et s’avère un leurre. Au moins
ici l’Occident est cohérent : il refuse
aux Serbes du Kosovo le droit de
rejoindre la Serbie, tout comme il
refuse aux citoyens de Crimée de voter
pour rejoindre éventuellement la
Fédération de Russie. On comprend que
Vladimir Poutine ait un peu de mal à
accepter ce déni de la volonté des
peuples à disposer d’eux-mêmes…
Des citoyens
objets de contrôles ?
Enfin, il semble
exister en Europe des signes
annonciateurs, et peut-être inquiétants,
d’une altération de ce que Jean-Jacques
Rousseau appelait le « contrat social »
entre citoyens et gouvernants. D’abord,
ces derniers essayent de contrôler les
sources d’information qui leur échappent
(en clair l’Internet et les réseaux
sociaux). quitte à s’affranchir de
quelques droits fondamentaux. Ensuite,
la majorité des « élites » -on n’ose
employer le mot « intelligentsia » -
emprise d’une extrême tolérance pour des
comportements relevant d’une approche
sociétale, se montre à l’inverse
extrêmement coercitive pour étouffer
toute réflexion politique alternative,
la liberté de pensée étant alors soumise
à une police éponyme. Enfin les citoyens
eux-mêmes s’éloignent des formes
habituelles de l’exercice politique (ce
dont témoigne l’abstention dans les pays
où elle n’est pas interdite) pour en
préférer d’autres, toujours
participatives, mais parfois violentes….
En conclusion, la « démocratie »telle
que nous l’avons connue est peut-être «
au début du commencement » de sa
disparition en Occident. Est-cela une
raison pour la protéger ? Après tout,
non seulement ce régime n’est qu’une
exception à l’échelle des temps
historiques, mais peut-être s’avère-t-il
aussi être peu adapté aux défis du
monde, auquel cas il devrait obéir aux
principes découverts par Darwin.
S’adapter ou disparaître, voilà
l’alternative à laquelle vont être
confrontées les démocraties électives au
sein desquelles nous survivons encore…
Les atteintes à leurs principes
fondateurs décrites ci-dessus
seraient-elles les premiers signes de
cette adaptation ? Quoiqu’il en soit, il
existe encore des jeunes Européens prêts
à mourir pour des idées ; le problème,
c’est qu’on ne les trouve pour l’instant
en première ligne que sur la place de
l’Indépendance à Kiev, et que c’est leur
sacrifice qui rend difficile tout accord
négocié…
Publié le 14 mars 2014 avec l'aimable
autorisation de METAMAG
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