Algérie
« Aucune force ne peut s’opposer aux
Algériens »
Lahouari Addi
Samedi 22 juin 2019
Pour le sociologue Lahouari Addi,
l’état-major table sur un essoufflement
de la contestation populaire. Mais le
rapport de force est en faveur de la
population.
ENTRETIEN
BAUDOUIN LOOS
Depuis quatre mois,
l’Algérie est en ébullition.
Pacifiquement ! La population ne veut
plus de son régime corrompu. Lahouari
Addi, éminent professeur de sociologie à
Sciences Po Lyon et à la Georgetown
University, nous a confié son analyse
sur ce mouvement extraordinaire appelé
le « hirak ».
L’Algérie vit
des moments historiques sans précédent,
les Algériens descendent dans la rue
chaque semaine depuis le 22 février, le
régime chancelle, que s’est-il passé ?
Ce qui s’est passé,
c’est qu’avec le président Abdelaziz
Bouteflika, les différentes affaires de
corruption ont totalement discrédité le
régime. Il faut ajouter que, depuis
2014, à la suite de la baisse du prix du
pétrole, une politique d’austérité avait
été mise en place, ce qui a approfondi
le mécontentement. Quand le régime a
annoncé en février dernier la
candidature pour un cinquième mandat de
Bouteflika, pourtant gravement malade,
la population est sortie en masse pour
demander le départ du régime.
Comment
décririez-vous le régime algérien ?
Le régime algérien
n’a pas changé depuis l’indépendance
malgré l’abandon du système de parti
unique en 1989. Sa caractéristique
principale est que, au sommet de l’Etat,
il y a le pouvoir réel détenu par le
commandement militaire, et le pouvoir
formel exercé par le président et le
gouvernement. Le commandement militaire,
outre qu’il désigne le président à
travers une mascarade électorale, charge
le service d’espionnage (le fameux DRS)
de choisir les ministres, les députés et
les maires. Il infiltre aussi les
partis, les syndicats, les associations,
les médias. Ce système attire des
opportunistes pour les fonctions
électives. Le DRS recrute des gens pour
qui l’exercice de l’autorité publique
est un moyen d’enrichissement personnel.
C’est ce qui explique qu’aujourd’hui,
des dizaines de responsables, dont deux
Premiers ministres et plusieurs
ministres, ont été arrêtés.
Mais le DRS a
été dissous en 2015 et son chef, le
général Tewfik Médiène, a été mis à la
retraite.
Le DRS n’a pas été
dissous, il a été restructuré en 2015
parce qu’il avait échappé à l’autorité
de l’état-major dont il dépend
organiquement. Il a été réorganisé avec
la mise à la retraite de ses chefs
remplacés par d’autres officiers. Le
régime ne peut pas se passer de la
police politique, c’est l’instrument qui
lui permet de contrôler le champ
politique.
Si on compare
ces événements avec les « printemps
arabes », on note que les Algériens font
preuve d’une obstination dans le respect
de la nonviolence et que le régime ne
fait pas tirer dans la foule…
Ledit printemps
arabe a eu lieu en Algérie avec les
émeutes d’octobre 1988 qui ont mis fin
au système de parti unique. Il y a eu
des pillages et des destructions
d’édifices publics. L’armée a tiré sur
les foules pour rétablir l’ordre, tuant
500 personnes. Les manifestants
d’aujourd’hui ont appris la leçon et
protestent pacifiquement en chantant,
accompagnés d’enfants habillés aux
couleurs nationales. L’état-major ne
peut pas donner l’ordre de tirer sur des
manifestants pacifiques. Et s’il donne
cet ordre, il n’est pas sûr qu’il soit
obéi par la troupe. Il table sur un
essoufflement du mouvement pour passer à
l’offensive.
Vous faites
souvent la différence entre l’armée et
le sommet de ce corps (dont le général
Gaïd Salah). Pouvez-vous expliquer ?
L’armée en Algérie
ne fait pas de politique. Les
capitaines, commandants et colonels sont
disciplinés et obéissent à la
hiérarchie. Il n’y a jamais eu de
rébellion d’unités opérationnelles
contre l’autorité de l’Etat. Par contre,
le commandement militaire, en raison de
vicissitudes historiques, s’est
substitué à l’électorat. Il désigne le
président et charge le DRS de contrôler
le champ politique. J’ai discuté il y a
deux ans à Alger avec un colonel
rencontré lors des obsèques d’un parent,
et il ressort qu’il ignorait que le DRS
était impliqué si profondément dans la
politique.
Et pourtant, en
1992, les officiers ont fait corps avec
les généraux qui ont annulé les
élections et réprimé les islamistes…
En 1992,
l’état-major prétendait combattre
l’intégrisme qui allait, selon le
discours officiel, renvoyer l’Algérie au
Moyen Age. Il a été soutenu par une
frange de la population effrayée par
l’intolérance religieuse des islamistes
de l’époque. Aujourd’hui, le
commandement militaire n’a pas ce
prétexte pour réprimer les manifestants.
Les officiers de rang ne sont ni des
robots ni des mercenaires et si l’ordre
de tirer sur les manifestants est donné,
l’unité de l’armée serait en danger.
Quand le chef d’état-major Gaïd Salah
parle, il s’adresse aussi aux officiers
pour leur dire que le commandement
militaire est avec le peuple. Car il
sait qu’une partie des officiers est
sensible aux revendications du mouvement
populaire.
Gaïd Salah
est-il en phase avec le peuple ou
cherche-t-il à sauver ce qui peut l’être
du régime ?
Gaïd Salah dit aux
manifestants qu’il a compris leurs
demandes légitimes de justice et qu’il
s’engage à les satisfaire. En envoyant
plusieurs responsables civils en prison,
il pense que le mouvement de
protestation va s’arrêter. En réalité,
il sacrifie la façade civile du régime
pour préserver sa façade militaire. À ce
jour, aucun général n’a été inquiété par
la justice pour fait de corruption.
Gaïd Salah
appelle à un dialogue pour une élection
présidentielle. Est-ce une avancée ?
Je crois que pour
la première depuis l’indépendance,
l’état-major sent qu’il y a une
opposition politique qu’il a du mal à
mater. Il sait qu’il ne peut pas
utiliser la force contre des millions de
manifestants pacifiques. Il cherche le
dialogue pour organiser une élection
présidentielle et avoir un président
susceptible d’être dominé. Depuis la
mort de Boumédiène en 1978, les
présidents en Algérie ont tous été les
jouets des militaires, à l’exception de
Boudiaf qui l’a payé de sa vie en 1992
et de Zeroual qui a démissionné.
La contestation
populaire, le « hirak », peine à se
trouver des représentants. Croyez-vous
que la réunion de la « société civile »
du samedi 15 juin incarne une avancée
significative ?
Si le « hirak » se
structure et désigne des représentants,
il perdra de sa dynamique parce que le
DRS fera tout pour les récupérer. Quant
à la feuille de route de la société
civile, elle brille par sa naïveté. Elle
suppose que la crise est due à des
dysfonctionnements de l’Etat qui
pourraient être corrigés par une réforme
constitutionnelle ou par l’élection d’un
président. Les rédacteurs de la feuille
de route n’ont pas compris que le
commandement militaire pourra absorber
la transition comme il a absorbé le
multipartisme après 1989.
Les islamistes
ont-ils disparu ?
Non, ils continuent
d’être un courant politique important
dans la société, sans avoir l’influence
qu’ils avaient dans les années 1980.
Beaucoup se sont politisés et ne
considèrent plus que pour être un bon
citoyen, il faut aller à la mosquée. Je
remarque deux tendances.
Ceux qui cherchent
à s’approcher de l’armée pour établir un
régime militaro-islamiste, et ceux qui
cherchent à construire une démocratie
électorale dans le respect des principes
de l’islam. Quant aux faux islamistes du
DRS, en se mêlant aux manifestants, ils
essayent de saboter le « hirak » parce
qu’ils craignent un changement de
régime.
Comment
voyez-vous la transition ?
La transition est
le passage d’un régime à un autre, et
elle ne peut réussir si elle est
conduite par le personnel de l’ancien
régime. Elle doit être menée par une
présidence collégiale composée de
personnalités qui n’ont jamais occupé
des fonctions dans l’ancien système. Sa
tâche principale sera de dépolitiser
l’état-major. L’Etat moderne exige de
dépolitiser la religion mais aussi
l’armée.
Faudra-t-il un
jour juger les corrompus ? Ce serait une
tâche titanesque !
Il le faudra, mais
c’est au nouveau régime de le faire. Le
général Gaïd Salah a donné un coup de
fil pour faire arrêter d’anciens
ministres corrompus. Si dans deux mois,
la mobilisation diminue, il donnera un
autre coup de fil pour les faire
libérer. La politique est un rapport de
force. Aujourd’hui, le rapport de force
est en faveur du « hirak », mais qu’en
sera-t-il demain quand la ferveur
diminuera ?
Malgré la
complexité que vous venez de décrire,
vous semblez optimiste…
Oui, car la crise
que vit l’Algérie est une crise de
croissance. Ce n’est ni un conflit qui
oppose des civils entre eux ni un
conflit qui oppose la population à
l’armée. C’est une ébullition sociale
qui va réarticuler l’Etat à la société.
C’est un mouvement venu des profondeurs
de la société qui demande à ce que
l’autorité publique ne soit pas utilisée
à des fins privées. Aucune force ne
pourra s’opposer à cette demande.
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