Algérie
« La position de l’état-major est
intenable »
Lahouari Addi
Vendredi 6 septembre 2019
Le sociologue Lahouari Addi a donné un
entretien au journal libanais
arabophone Al Akhbar.
Lahouari Addi estime que la
répression ne fait pas l’unanimité parmi
les généraux. « Le pays est en
révolution », estime-t-il dans cet
entretien.
Question :
Comment analysez-vous la confrontation
entre le Hirak et l’armée et comment
pourrait-elle évoluer ?
Réponse : La
confrontation entre l’Etat-Major et le
hirak continue parce que l’Etat-Major
est en train de jauger jusqu’où les
Algériens iront dans la mobilisation
populaire. Il a tablé sur
l’essoufflement du mouvement durant le
ramadan. Il a ensuite espéré que l’été
et les vacances des étudiants viendront
à bout de la détermination des
manifestants. Il faudra s’attendre à des
décisions importantes d’ici un mois ou
deux car la position de l’Etat-Major est
intenable.
Il s’érige en
obstacle à la construction d’une
nouvelle légalité après la démission de
Bouteflika. Le régime n’a pas de bases
sociales et la répression ne fait pas
l’unanimité parmi les généraux. Ils
finiront par proposer un compromis avec
les manifestants qui sont décidés à
obtenir un changement de régime. La
confrontation cessera lorsque la
hiérarchie militaire reconnaîtra la
légitimité des revendications du
mouvement populaire. Le pays est en
révolution et je ne vois pas comment l’Etat-Major
va restaurer un régime corrompu dont il
a été le pilier central.
Question ?
Quelle est la revendication principale
du mouvement populaire ?
Réponse : Les
Algériens ne veulent plus que les
généraux choisissent le président et les
députés à travers le trucage des
élections législatives qui donnent la
majorité parlementaire à des partis qui
n’ont aucun ancrage dans la société.
Question : Le
refus par le hirak de la tenue
d’élections présidentielles voulue
aujourd’hui par l’armée compromet-elle
les chances d’une transition pacifique ?
Réponse : Il y a
deux options sur la table de
négociations. L’Etat-Major veut une
élection présidentielle pour opérer un
changement de personnel en gardant le
même régime. Le mouvement populaire veut
une transition dirigée par des hommes
nouveaux crédibles dont la mission sera
d’organiser les élections honnêtes. Dans
le discours, les généraux sont pour la
transition, mais ils veulent qu’elle
soit menée par un président élu. Le
problème vient de ce que la population
n’a pas confiance dans la
hiérarchie militaire qui a ordonné le
trucage des élections précédentes.
Question : Vous
avez décrit dans votre ouvrage l’Algérie
et la démocratie le processus électoral
comme produit de la liberté d’expression
qui renvoie à l’autonomie de l’individu
et à la sécularisation du champ
politique. Or si à travers le hirak
s’exprime aujourd’hui cette aspiration à
choisir librement les dirigeants en
dehors « du système », on ne peut pas
nier que les valeurs idéologiques
notamment nationalistes restent
prégnantes chez un courant important des
Algériens qui continuent à considérer
l’armée comme l’incarnation de la
nation, dépositaire de la souveraineté
politique et à ce titre disposant d’une
légitimité politique. Peut-on décréter
de force un changement de système sans
tenir compte de cette réalité sociale ?
Réponse : La
population qui manifeste en Algérie
accuse les généraux et le régime d’avoir
affaibli la nation par la corruption. Si
vous dites à un jeune que le général
algérien est un nationaliste, il vous
rira au nez. Bien sûr, tous les généraux
ne sont pas corrompus, mais dans le
vocabulaire algérien le mot général est
synonyme de corruption. Pourquoi ? Parce
que du fait que les généraux désignent
le président et les députés, ils se
mettent au-dessus des lois. Aucun juge
n’osera arrêter un général corrompu ou
impliqué dans des activités illégales.
Dans ces conditions, l’image du général
comme étant un nationaliste est brisée.
Le mouvement
populaire est la résurgence du
nationalisme exprimé par les centaines
de milliers de manifestants qui portent
fièrement l’emblème national.
Le régime a porté
atteinte aux symboles de la nation et a
trahi la mémoire des martyrs lorsque
Bouteflika est parti se soigner en
France dans un hôpital de l’armée
française, cette même armée qui a
bombardé au napalm des villages
algériens durant la guerre de
libération. Les jeunes ne considèrent
pas les dirigeants comme des
nationalistes. Quant à l’armée, les
manifestants scandent djeich-chaab
khawa-khawa parce qu’ils font la
différence entre la hiérarchie
militaire, qui est un acteur politique
a-constitutionnel ou
anticonstitutionnel, et l’armée comme
institution de l’Etat. Il y a un rejet
de l’implication politique de la
hiérarchie militaire dans la politique
mais pas de l’armée.
Question : Si la nature du régime
empêche l’évolution vers une république
séculaire et une société démocratique et
qu’il apparaît pour le hirak nécessaire
de promouvoir des acteurs issus de la «
société civile » en rupture avec le
système qui seraient donc seuls
légitimes pour assurer la transition
démocratique, cela ne revient-il pas à
imposer une homogénéisation des valeurs
idéologiques dans lesquelles certains
groupes sociaux ne se retrouvent pas ?
Réponse : Comme
toute société, la société algérienne est
divisée idéologiquement et
politiquement. Il n’existe pas de
société politiquement homogène. Ceci est
le rêve utopique du populisme qui a
connu notamment dans le monde arabe un
échec. Ce que veut le mouvement
populaire, à travers la lecture des
slogans des manifestants, c’est un Etat
de droit avec l’alternance électorale et
la liberté d’expression. Qu’il y ait des
laïcs ou des islamistes, des courants de
droite ou de gauche qui gagnent les
élections, ce n’est pas important. Ce
qui est important, c’est qu’ils quittent
le pouvoir s’ils perdent les élections.
C’est ce que veulent les Algériens. Ils
veulent que les dirigeants soient
sanctionnés électoralement et soient
jugés par des tribunaux s’ils volent
l’argent de l’Etat. Ce schéma politique
est refusé par les généraux mais ils
n’ont pas d’autre choix que de
l’accepter.
Question : Vous écriviez en 2012 que
les conditions sociales, économiques,
culturelles qui donnent au populisme sa
pertinence sont dépassées. Que
pensez-vous de cette conclusion
aujourd’hui et comment voyez-vous
l’avenir politique de l’Algérie ?
Réponse : Le
populisme a appartenu à une étape
historique du nationalisme sous la
domination coloniale. Il a permis
d’assurer l’unité du peuple contre la
domination coloniale. Après
l’indépendance, il a été une ressource
idéologique de privatisation du pouvoir
par un régime qui a bloqué le
développement du pays. Le populisme
n’est efficace et pertinent que dans le
combat contre la domination étrangère.
Après, il devient une démagogie verbale.
En Algérie, il a coupé l’Etat de la
population et a empêché l’économie de se
développer sur une base créative. Il a
favorisé des richesses sur la logique
rentière et sur la base du clientélisme.
Le populisme n’est pas révolutionnaire
en temps de paix ; on le voit avec les
droites extrêmes en Europe qui sont
fascisantes, et même aux USA avec Trump
qui est un populiste raciste.
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