Algérie
Le dialogue, oui, mais pour quel
objectif ?
Lahouari Addi
Mardi 4 juin 2019
Parlant au nom de l’Etat-Major, le
général Gaid Salah a appelé à
l’ouverture d’un dialogue pour sortir de
« la crise » qui dure depuis le 22
février. Pour l’EM, appeler au dialogue
est déjà une concession majeure car
jusqu’au 21 février, il se considérait
comme le seul représentant légitime du
peuple et que, de ce fait, il ne
reconnaît aucune entité politique autre
que lui-même. Le peuple ne dialogue pas
avec lui-même. Il y a un seul
représentant du peuple et c’est l’EM qui
le représente et qui désigne des civils,
à travers des élections truquées, pour
diriger l’administration
gouvernementale. Dans ce schéma de
pensée, l’idée de dialogue n’a pas de
sens. Elle a désormais un sens depuis
quelques semaines et l’EM reconnaît
implicitement, à demi-mots, qu’il y a
autre chose que lui-même dans le champ
politique.
L’EM veut désormais un dialogue. Et Gaid
Salah ne menace plus ceux qui s’opposent
à ses discours. Il dit seulement qu’ils
rendront compte un jour à Allah, au
peuple et à l’histoire. Mais Allah ne
fait pas de politique et il ne prend pas
partie pour les uns contre les autres
dans des conflits qui opposent les
croyants. Si Allah faisait de la
politique, Ali n’aurait pas perdu la
bataille de Siffin contre Mo’awiya
l’usurpateur, et Kamel Eddine Fekhar
serait aujourd’hui vivant. Allah ne fait
pas de politique mais il nous a donné
une raison et une conscience pour
trancher nos différends sur des bases
justes. Quant au peuple, il manifeste
tous les vendredis pour réclamer un
changement de régime et non un
changement dans le régime. Et l’histoire
a déjà prononcé son jugement sur le
régime né de l’indépendance qui n’a pas
réalisé les aspirations du peuple
relatives à l’Etat de droit.
Au-delà des effets de langage et de la
ruse, le discours de Gaid Salah révèle
les intentions de l’EM et permet de
comprendre ce qu’il veut et ce qu’il ne
veut pas. L’EM reconnaît la légitimité
des revendications du Hirak et affirme
qu’il veut accompagner celui-ci pour les
réaliser. Il reconnaît que le personnel
civil désigné n’a pas été à la hauteur
de la mission qu’il lui a confiée. Il a
ordonné, en sa qualité de Souverain,
l’ouverture d’enquêtes judiciaires
contre d’anciens premiers ministres et
ministres, et a mis en prison « la bande
» qui a détourné l’autorité de l’Etat à
son profit. Pour l’EM, les demandes
légitimes du Hirak ont été satisfaites
et le moment est venu pour « dialoguer »
pour désigner un nouveau personnel civil
qui dirigera l’administration
gouvernementale. Gaid Salah dit aux
manifestants : Jabtalkoum el jah,
enouakal ‘alikoum rabi oua nbi,
donnez-nous une seconde chance et tout
rentrera dans l’ordre. La population
refuse de donner à l’EM cette seconde
chance qui vise à reconduire le même
régime avec des têtes différentes, et
répond par le slogan yatnahaw ga3, ce
qui signifie la fin du mécanisme qui
permet à l’EM de désigner les civils
pour diriger l’administration
gouvernementale et les institutions.
La question qui se pose est de savoir
pourquoi l’EM refuse cette revendication
légitime de la société. Je pense que la
réponse est à rechercher dans la culture
politique des généraux de la vieille
génération. Beaucoup d’entre eux ne
savent pas qu’ils sont des hauts
fonctionnaires d’une institution de
l’Etat qui est l’émanation politique de
la société. Ils croient que le peuple
appartient à l’Etat alors que c’est
l’inverse. Ils ne savent pas que l’armée
est juste une institution comme les
douanes, l’école, la mairie… Son
personnel remplit des fonctions dans le
cadre de la division sociale du travail
où l’un produit des pommes de terre et
l’autre défend les frontières. Entre le
producteur de pommes de terre et le
général, il n’y a pas différence
politique. Il n’y a aucune raison pour
que le général désigne le député et le
maire qui représentent le producteur de
pommes de terre. En demeurant dans cet
état d’esprit et dans cette culture
politique, le général reproduit la
mentalité du colon de l’Algérie
française qui choisissait des
beni-oui-oui pour représenter « les
indigènes ».
Le hirak veut faire sortir les Algériens
de l’indigénat politique, et veut aussi
désacraliser le grade de général.
L’expression Rab Dzair est un manque de
respect au Coran et aux martyrs. Le
général doit redevenir ce qu’il est dans
la hiérarchie de l’autorité de l’Etat et
dans la division sociale du travail : il
est un soldat chargé de défendre les
frontières et l’ordre public en cas de
menaces extérieures ou intérieures. De
mon point de vue, il y a des officiers
supérieurs imprégnés de cette culture
moderne. Il suffit de les laisser
émerger dans le respect des textes
règlementaires qui régissent le passage
aux grades supérieurs. L’EM doit saisir
cette occasion historique pour se
renouveler et passer la main à de jeunes
officiers supérieurs. Il lui appartient
de mettre à la retraite tous les
officiers âgés de plus de 65 ans. Un
général âgé de 50 ans est mieux à même
de comprendre les mutations que la
société a connues depuis l’indépendance
et de comprendre le sens de la notion de
souveraineté. Un nouveau regard sur
l’armée apparaîtra, surtout que le
général de 50 ans n’a rien à voir avec
le lourd héritage des années 1990 où la
hiérarchie militaire n’a pas été
perspicace pour éviter au pays une
tragédie qui continue de torturer la
mémoire nationale.
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