Quand le Conseil d'Etat soutient la
censure de RT France par le CSA : que
reste-t-il du pluralisme ?
Karine Bechet-Golovko
Mardi 26 novembre 2019
Sans grande surprise, le Conseil d'Etat
vient de confirmer la mise en demeure
prise par le CSA le 28 juin 2019 à
l'encontre de RT France au sujet d'un
reportage datant du 13 avril de cette
année sur la Syrie. Instrumentalisant
une erreur technique concernant la
traduction d'un témoignage d'un Syrien
tenant un discours contraire à la doxa
occidentale, puisque déclarant le
caractère fabriqué des fameuses attaques
chimiques, le CSA a sanctionné RT France
pour manquement à l'honnêteté, à la
rigueur et à la diversité des points de
vue. Sans pour autant, étrangement,
remettre en cause le fait que les propos
aient bien été tenus ... Ce que l'AFP a
oublié en passant dans sa vague
médiatique consécutive à cette décision.
RT France a contesté devant le Conseil
d'Etat cette étrange décision, mais le
juge administratif suprême a couvert le
CSA. La conception de la liberté
d'expression en France devient de plus
en plus inquiétante et le pluralisme est
jeté dans le caniveau par ceux qui sont
censés le défendre.
Le 13 avril, RT France diffuse un
reportage sur la Syrie, avec un décalage
entre les images diffusées et les
paroles traduites. Suite à une erreur
technique, la version plus longue du
reportage qui contenait les paroles du
témoin syrien affirmant avoir été forcé
par des terroristes à simuler une
attaque chimique a été remplacée par une
version condensée (voir
l'article de RT explicatif à ce sujet).
L'objet de tous les
délits :
Le CSA, par une
décision du 28 juin, a sanctionné RT
France (voir
le texte intégral ici) et sans
recourir à la hiérarchie des sanctions
en vigueur, pour une erreur technique, a
immédiatement adopté une mise en
demeure. Car le CSA refuse le caractère
technique et sous-entend, sans le
démontrer par ailleurs, que l'erreur est
volontaire, donc vise à induire en
erreur.
Considérant que ce
sujet comportait un extrait vidéo dans
lequel des personnes civiles
intervenaient en dialecte syrien ; que
la traduction orale en français
accompagnant l’extrait diffusé
témoignant de la simulation de l’attaque
chimique était dénuée de lien avec les
propos effectivement tenus par les
intervenants qui traitaient de la
situation de famine sévissant dans la
zone ; qu’il est apparu que cette
traduction se rapportait à une autre
version, plus longue de la vidéo, non
diffusée ; que, même si les propos
ayant fait l’objet d’une traduction
erronée ont par ailleurs été tenus, un
tel fait caractérise un manquement à
l’exigence de rigueur dans la
présentation et le traitement de
l’information
Considérant que la
traduction française de certains propos
de témoins interviewés dans le sujet
précité a substitué au pronom « ils »,
employé par les témoins, le nom du
groupe « Jaysh al Islam » pour
désigner ceux qui auraient demandé à la
population locale de simuler les effets
d’une attaque à l’arme chimique ; qu’une
telle substitution, qui induit une
lecture différente du sujet diffusé,
caractérise un manquement aux exigences
d’honnêteté et de rigueur dans la
présentation et le traitement de
l’information
Considérant en
second lieu que lors de l’ensemble des
éléments diffusés au cours du journal
télévisé de 11 heures du 13 avril 2018
traitant de la situation syrienne, un
point de vue a été présenté dans des
conditions aboutissant à un déséquilibre
marqué dans l’analyse du sujet et qu’en
particulier un traitement univoque a été
présenté de la question des armes
chimiques, alors que la sensibilité et
le caractère controversé du sujet
imposaient que les différents points de
vue soient exposés afin d’en garantir
l’honnêteté.
Or, la directrice
de l'information RT France, Xenia
Fedorova, répond également aux
deux dernières accusations qui, elles,
portent sur le fond, puisque la première
est technique et a été corrigée. En ce
qui
concerne la traduction erronée de
"ils" :
"Mohammed Khudr
Mousa, un Syrien libéré à Douma des
mains de Jaïch al-Islam interrogé le 12
avril. A son retour chez lui, il
raconte face caméra à un pigiste de
l'agence Ruptly ce qu'il a subi avec le
groupe terroriste (l'intégralité de son
témoignage est visible ici en arabe). Il
évoque notamment les pénuries, la famine
et la brutalité de Jaïch al-Islam
vis-à-vis des habitants... ainsi qu'une
fausse attaque chimique à laquelle il a
été contraint de prendre part. C'est sur
ce dernier point que portait le sujet
diffusé sur notre antenne le 13 avril.
Tout au long de son récit, Mohammed
Khudr Mousa emploie le pronom «ils» pour
désigner ses tortionnaires."
En ce qui concerne
le manque de diversité :
"Pourtant, au cours
du même JT, nous diffusions les
déclarations de Donald Trump et
d'Emmanuel Macron sur le sujet – des
propos évidemment à l'opposé des
témoignages de ces civils syriens. De
quoi, selon nous, faire entendre deux
sons de cloche, là où l'écrasante
majorité des médias se contentent d'un
seul, particulièrement sur un sujet
aussi délicat que la Syrie"
En revanche, le
fait que l'AFP s'empresse de diffuser,
et les médias de reprendre en choeur,
une version tronquée et orientée de la
décision du CSA n'a en rien perturbé,
justement, le CSA. L'objectivité de
l'information ne doit, semble-t-il, pas
s'appliquer à tous les médias. L'on
notera aussi que cette attaque ciblée
contre RT France tombe à pic au moment
de la grande vague législative contre
les fausses informations, alors que des
députés français qualifiaient RT France
d'agence du Kremlin. Dans ce cas, autant
que l'AFP est l'agence de l'Elysée ou la
BBC celle de Buckingham.
RT a donc décidé de
s'adresser au
Conseil d'Etat afin de contester
cette décision, qui dans un premier
temps reconnaît l'erreur autant que
l'existence des paroles prononcées
concernant la mise en scène des attaques
chimiques et, d'autre part, développe
non pas une argumentation, mais une
"prise de position" contre ce JT en
général.
L'enjeu de tout
cela est, en filigrane, parfaitement
expliqué dans cet article du
Figaro, qui rappelle tout d'abord
les grandes difficultés de RT France
pour être diffusé et ensuite précise
ceci :
Si la plus haute
juridiction administrative venait à
dédouaner la chaîne, cela pourrait
changer la donne, et possiblement
débloquer les discussions avec les
opérateurs.
Evidemment, dans
une décision qui n'est pas encore,
malheureusement, accessible à l'heure où
ce texte est écrit, le Conseil d'Etat,
sans surprise aucune, confirme la mise
en demeure du CSA contre RT France. Que
les belles âmes se rassurent, les
difficultés de RT France ne vont pas
s'amenuiser. Comme le déclare
Xenia Fedorova à juste titre :
«Cette décision est
décevante car elle montre que, si vous
donnez une perspective ou un point de
vue différent des autres médias, vous
serez sanctionnés et ce quelle que soit
la solidité de vos arguments. Ce qui
interroge concernant la liberté
d’expression»
Pouvait-on attendre
autre chose ? Objectivement, non et
c'est bien ce qui est dommage. A
plusieurs titres. Tout d'abord, et
surtout, parce que le champ de nos
libertés se réduit à peau de chagrin et
nous nous y habituons doucement, comme
la grenouille que l'on plonge dans une
casserole d'eau froide, que l'on
réchauffe progressivement jusqu'à la
cuire sans qu'elle ne tente de
s'échapper. Nous sommes bientôt à point.
Ensuite, parce que la diversité de
l'information est le premier barrage
contre le fanatisme. Remarquez, c'est
justement pour cela que la police
idéologique se renforce dans notre pays,
où le fanatisme se porte à merveille.
En attendant, bon
courage à RT France ! Travailler en
terrain hostile n'est pas une partie de
plaisir ...
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