Le pari de Poutine : une Russie
souveraine
voulant participer au monde
globalisé
Karine Bechet-Golovko
Vendredi 17 janvier 2020
La démission
surprise du Gouvernement russe sur fond
de Message présidentiel en forme de
testament politique, entre volonté
assumée de participer à la globalisation
et affirmation d'une souveraineté
combattante et de valeurs propres, a
pris de court toute la société. Car ce
qui a été annoncé est un virage
ambitieux. Dans un monde globalisé, la
Russie réussira-t-elle le pari de
l'intégration sélective des dogmes
globaux (numérique, écologie, changement
climatique) tout en préservant une
autonomie politique et affirmant ses
propres valeurs? Nous n'avons
certainement pas la prétention de
répondre à cette question ici, en
revanche il est intéressant de souligner
à travers le Message du Président cette
dualité globalisation / souveraineté et
de détailler la réforme institutionnelle
proposée, qui a pour but affiché de
renforcer les institutions au-delà de
l'individu qui occupe la fonction
présidentielle.
Il est pour
l'instant trop tôt pour analyser la
démission du Gouvernement russe
présentée par Medvedev hier, attendons
de voir la confirmation du nouveau
Premier ministre, ancien directeur du
service fiscal fédéral M. Michoustine,
et la composition du Gouvernement pour
cela. En revanche, l'évènement en soi
est intéressant. La démission a lieu
alors que la course au numérique ne
donne les résultats attendus, même si
beaucoup d'entre eux sont plus fantasmés
que réels. Même avec beaucoup d'efforts,
tout le budget prévu pour la révolution
numérique n'a pas pu être englouti et la
révolution elle-même n'a pas eu lieu,
pour devenir de plus en plus sujet de
plaisanterie dans les cuisines - sort
inévitablement réservé à tous les cultes
socio-politiques. Michoustine est
justement le grand héros de la
numérisation du service fiscal, voyons
s'il pourra donner vie au monde
merveilleux de "L'invitée du futur"
("gostia iz buduschego", excellent film
futuriste soviétique pour les enfants).
Autre aspect
intéressant, cette démission intervient
après le message présidentiel, qui
semble redessiner les contours de la
gouvernance en Russie. Et Medvedev lie
directement cette décision avec le
contenu du message présidentiel, même si
la rapidité de l'enchaînement de la
situation démontre qu'il s'agit bien
d'une opération politique préparée.
L'absence de Koudrine est par ailleurs
une excellente nouvelle, qui permet
d'écarter un virage néolibéral radical,
dangereux pour la stabilité du pays. Les
premières réactions à chaud ici :
"Je le souligne,
la Russie est prête à soutenir les
projets de recherche communs entre
chercheurs russes et étrangers sur les
problèmes de l'écologie, du
changement climatique, de la
pollution de l'environnement et des
océans. C'est un défi pour tous du
développement global."
En ces quelques
mots, l'allégeance au monde global est
formulée et l'acceptation de certains de
ses dogmes. Ceux-ci sont énumérés, suivi
immédiatement dans le discours par le
culte technologique (numérique, IA,
...). Mais il s'agit d'une approche
sélective, qui fait suite, à l'inverse
du monde global occidental, à l'affirmation
de la famille comme valeur fondamentale
pour le pays. Par ailleurs, cette
déclaration s'inscrit dans la première
partie du discours, consacrée au
maintien et au renforcement des aspects
sociaux (aide à la famille, réforme
de la médecine, contrôle et
accessibilité des médicaments, cantine
gratuite dans les petites classes,
renforcement du statut des enseignants,
hausse des salaires de certaines
catégories de la fonction publique ...),
qui va également à l'inverse du projet
néolibéral qui soutient la
globalisation. Donc, tout est en
nuances. Surtout que la deuxième partie
du message présidentiel est introduite
par la nécessité de protéger
l'histoire du pays et notamment la
victoire de 1945 (aujourd'hui sous le
coup d'une attaque atlantiste
idéologique très forte), sur
l'importance du rôle de la Russie comme
facteur de paix et de stabilité dans les
relations internationales, etc.
"La Russie ne
peut être et rester la Russie que comme
pays souverain"
Cette seconde
affirmation constitue la deuxième
branche de l'alternative proposée par
Poutine. Si la Russie veut
participer dans le monde global, elle ne
veut pas s'y dissoudre. La
difficulté du pari se trouve ici, dans
cette phrase qui introduit une réforme
sensible des institutions. Elle aussi en
nuances. Au-delà de la volonté
d'inscrire dans la Constitution des
mesures sociales, comme l'indexation des
retraites ou un salaire minimal qui ne
puisse être inférieur au minimum vital,
mesures qui n'ont pas forcément leur
place dans un texte constitutionnel,
puisque de toute manière leur
réalisation dépend plus de la
conjoncture économique, que de leur
constitutionnalisation, une véritable
vision de l'Etat émerge ici.
Immédiatement,
Poutine rejette l'idée de
l'adoption d'une nouvelle Constitution,
même s'il ouvre la porte à d'autres
modifications que celles ici proposées.
Cette incertitude mériterait d'être
rapidement encadrée, les mesures
institutionnelles indiquées pouvant déjà
redessiner l'équilibre institutionnel.
Surtout si l'on ne veut pas changer de
Constitution.
La primauté de
la Constitution sur le droit
international est le premier point
qu'il est proposé d'intégrer dans le
texte constitutionnel. Il est vrai
qu'aujourd'hui les attaques menées
contre le système politico-juridique
russe par les instances et juridictions
internationales imposent une réaction et
les décisions de la Cour
constitutionnelle ne peuvent être
suffisantes en la matière. La
souveraineté d'un Etat passe par sa
capacité de décider de son ordre
juridique, puisque les normes sont le
"corps juridique" de l'Etat. Si les
actes internationaux prévalent sur la
Constitution, l'Etat n'est plus
souverain, dans le sens juridique du
terme, et finalement il n'existe plus.
Ainsi, il est proposé de préciser que
les normes internationales seront
valides en Russie tant qu'elles ne
limiteront pas les droits et libertés
prévus par la Constitution et ne seront
pas contraires aux dispositions
constitutionnelles.
La souveraineté,
au-delà de cette vision normativiste,
est aussi une question d'hommes et de
femmes, d'organes - c'est le "corps
politique" de l'Etat. La
souveraineté dépend de ceux qui
gouvernent, participent à l'élaboration
des normes, prennent les décisions dans
les organes compétents. C'est pourquoi
Vladimir Poutine propose de renforcer
les exigences concernant cette catégorie
de citoyens pas tout à fait comme les
autres. Question aussi de sécurité
nationale. Ainsi, les dirigeants des
Sujets de la Fédération (les entités
fédérées), les membres du Conseil de la
Fédération, les députés de la Douma, le
Premier ministre, les vices-Premiers
ministres, les ministres fédéraux, les
directeurs des autres organes fédéraux
ainsi que les juges ne pourront pas
avoir de nationalité étrangère ni de
titre de séjour permanent émis par un
Etat étranger :
"Le sens, la
mission du service d'Etat est bien dans
la notion de service et la personne qui
choisit cette voie doit avant toute
chose faire le choix conscient de lier
sa vie à la Russie à notre peuple, il
n'y a pas d'autres possibilités, sans
nuances, sans exception."
Puisse-t-il être
entendu ! La Douma devra évoluer après
le départ des leaders aujourd'hui âgés
des partis représentés, il n'est pas
souhaitable de geler le système
politique, mais il faut le préserver des
risques d'ingérence étrangère directe.
Que le pluralisme soit intérieur, qu'il
représente la diversité réelle de la
société.
Pour aller au bout
de la logique, Poutine propose des
exigences encore plus strictes
concernant les candidats au poste de
Président : l'absence de nationalité
étrangère et de titre de séjour ne
doivent pas être considérées uniquement
au moment des élections, mais d'une
manière générale; par ailleurs, le
candidat doit avoir vécu de manière
permanente en Russie au moins 25 ans.
Ce qui permet, par ailleurs,
d'exclure bon nombre de "démocrates"
nourris à l'étranger.
Arrive enfin la
question délicate de la limitation du
mandat présidentiel. Certains
estiment qu'il doit être limité en
général à deux fois, d'autres à deux
fois consécutives (comme c'est le cas
maintenant), d'autres estiment que cette
limitation n'est pas nécessaire
puisqu'il s'agit de la limitation de la
volonté populaire. En soi, il est vrai
que les limitations formelles sont à
double tranchant : d'un côté cela permet
d'insuffler une certaine dynamique dans
la vie politique (mais n'est-elle pas
alors un peu artificielle, comme en
France?) pour éviter un monopole du
pouvoir et les dérives caciques qui
s'ensuivent, d'autre part lorsqu'un
président est efficace, en forme et
soutenu par la population pourquoi
faut-il en changer (d'un autre côté un
président est un être humain et est-il
capable de savoir lorsqu'il est temps de
quitter le pouvoir ? et s'il le sait,
est-il capable de le faire?) ? La
question reste ouverte et la formulation
de Vladimir Poutine fut ... quelque peu
surprenante, laissant finalement toutes
les possibilités ouvertes, notamment
celle de l'absence de limitation. Je
cite :
"Je sais que la
société discute de la disposition
constitutionnelle selon laquelle une
seule et même personne ne peut exercer
la fonction de Président de la
Fédération de Russie plus de deux fois
de suite (il avait souligné ces
mots dans son discours). Je ne pense pas
que cette question soit fondamentale,
mais je suis d'accord avec."
Avec quoi ?
L'unification du
système étatique est en effet une
nécessité, les différences trop
importantes entre les régions ne peuvent
être justifiées par le caractère fédéral
de l'Etat, car l'Etat est un ou il n'est
pas. En ce sens, Poutine propose
d'inscrire le principe de l'unité du
pouvoir étatique dans la Constitution,
principe aujourd'hui mis à mal par cette
très étrange différenciation entre
"pouvoir d'Etat" et "pouvoir municipal".
A se demander s'il n'y a pas ici une
persistance maladroite des deux pouvoirs
de Lénine, une sorte de transformation
du pouvoir des "soviet" avec ce "pouvoir
municipal". Le niveau local ne doit pas
pour autant être dénigré, mais intégré
dans le schéma étatique général.
La dimension de la
Russie oblige à renforcer le pouvoir
des régions. Cette vision d'une
politique des territoires active était
également présente dans la première
partie du Message présidentiel avec,
notamment, l'annonce de grands travaux
d'infrastructure devant lier les
territoires ou le renforcement de
l'enseignement et de la formation
continue au niveau local.
Institutionnellement, et logiquement, le
rôle des Gouverneurs dans les mécanismes
de prise de décision au niveau fédéral
doit être renforcé. Pour cela, il est
proposé d'inscrire dans la Constitution
le Conseil d'Etat, organe consultatif
dans lequel participent tous les
gouverneurs, créé en 2000.
Intervient
maintenant la proposition la plus
discutable, celle qui peut constituer un
premier pas vers une dérive
parlementariste des institutions en
Russie, comme cela fut le cas dans les
autres pays de la zone post-soviétique
suite aux recommandations
internationales (voir
notre texte ici avec les
propositions de Koudrine, allant en ce
sens, peu avant le message
présidentiel). Poutine estime que le
Parlement est prêt pour prendre une part
plus active dans la formation du
Gouvernement. Actuellement,
formellement, le Président n'a besoin
que de l'accord du Parlement pour nommer
le Premier ministre, ensuite il
constitue lui-même le corpus des
ministres et vices-Premiers ministres.
Il est proposé à la Douma de
"confirmer" (c'est une nuance qui peut
être importante, il faut voir comment
techniquement elle sera mise en place)
le Premier ministre, qui déterminera
alors quels sont les vices-Premiers
ministres et les ministres. Sachant
que le Président sera alors obligé de
les nommer, mais garde le pouvoir de les
congédier. Cette réforme doit renforcer
le rôle de la Douma dans ses rapports
avec l'exécutif. Immédiatement, Poutine
déclare pour contrebalancer :
"Pour autant,
chers collègues, je tiens à
souligner que je suis convaincu que
notre pays (...) ne peut normalement se
développer, je dirais même ne peut
exister de manière stable sous la forme
d'une république parlementaire."
Et ici le Président
a parfaitement raison, sur le plan
stratégique de l'impossibilité d'une
Russie parlementaire, mais la porte a
été ouverte. Etait-ce nécessaire ? Non,
une démocratie n'est pas exclusivement
parlementariste (c'est-à-dire avec une
domination du législatif). Concrètement,
en ce qui concerne ce premier pas, la
faiblesse objective des partis
politiques en Russie est un facteur qui
peut sérieusement affaiblir les
institutions étatiques si le législatif
se renforce trop par rapport à
l'exécutif. Encore une fois, il faudra
voir les mesures concrètes une fois
prises, si elles ne seront. Pour autant
un bémol est immédiatement mis : le
renforcement du législatif ne concernera
pas les ministères et les organes
dépendant directement du Président
(armée, et services de sécurité). En ce
qui les concerne, en revanche, le
Conseil de la Fédération sera consulté
par avis simple (décision non
contraignante pour le Président).
En ce qui concerne
le domaine de la justice,
certaines modifications sont
également envisagées. Les procureurs
des régions pourraient également être
nommés après consultation du Conseil de
la Fédération, afin de mieux
garantir leur indépendance par rapport
au pouvoir local. Ce qui ne serait pas
une mauvaise idée. Là où les
propositions sont plus surprenantes,
c'est en ce qui concerne la question de
l'indépendance des juges. Comme je l'ai
souvent écrit dans mes articles de
doctrine, l'indépendance ne peut être
absolue, c'est un mythe largement
développé aujourd'hui pour tenter de
rendre le judiciaire non pas indépendant
de la politique (ce qui doit être
garanti), mais de l'Etat (ce qui le rend
plus dépendant des groupes de pression
et donc de la politique). La question de
l'organisation de cette indépendance a
été largement prise en main par les
organismes internationaux de tout poil.
Or, ce que Poutine propose ici est
intéressant et va à l'encontre de ces
tendances globalistes. Il est vrai que
l'on a vu les juges sortir de leur rôle
et faire ou défaire les Présidents,
comme au Brésil. Est-ce là leur rôle ?
Non. Et dans la période de transition
qui s'annonce en Russie, non seulement
avec la fin du mandat de Poutine, mais
également vu l'âge plus qu'avancé des
présidents des cours suprême et
constitutionnelle, il a semblé important
de prévenir les risques de dérive,
potentiels mais réels comme l'expérience
internationale l'a montré. Actuellement
en Russie, les juges des juridictions de
droit commun sont responsables devant le
conseil des juges, constitué par leurs
pairs. En revanche, pour les juges de la
Cour constitutionnelle, selon les cas,
leur responsabilité est mise en jeu soit
par une formation collégiale interne
pour les infractions les plus légères,
soit pour les infractions les plus
importantes par le Conseil de la
Fédération, qui peut alors prononcer
notamment la destitution des juges
constitutionnels. Poutine propose
d'introduire dans la Constitution la
possibilité pour le Conseil de la
Fédération, sur proposition du
Président, de destituer non seulement
les juges de la Cour constitutionnelle,
mais aussi de la Cour suprême s'ils
commettent des infractions,
contreviennent à l'honneur et à la
dignité, ainsi que dans les autres cas
prévus par la loi organique, conduisant
à l'impossibilité pour ces personnes de
garder leur statut de magistrat.
Cette disposition va faire couler
beaucoup d'encre, soyons-en sûr.
Par ailleurs, afin
de renforcer la sécurité juridique en
Russie, un mécanisme de contrôle a
priori de constitutionnalité des
lois est proposé, mais la saisine
de la cour constitutionnelle sur ce
fondement serait réservée au Président
de la Fédération, qui s'adresserait
à la cour une fois le projet de loi
adopté, mais avant de le signer. Cette
procédure pourrait s'étendre à d'autres
types d'actes infralégislatifs, avant
leur entrée en vigueur, ainsi qu'à des
actes normatifs locaux.
La conclusion du
message montre bien que, ici, Poutine
défend une vision de l'Etat, une
sorte de testament politique. Il
insiste sur l'importance de la stabilité
institutionnelle, mais rappelle le
caractère vital d'avoir des institutions
vivantes pour ne pas répéter les erreurs
du passé. Certes, la stabilité ne peut
être l'immobilisme, la Russie vit
dans le monde réel et ce monde est
global. Poutine réussira-t-il, avant
de partir, de réussir ce pari audacieux
et dangereux d'accepter certains cultes
de la globalisation, tout en laissant
des institutions qui lui survivront ?
C'est à souhaiter, même si la tâche
semble titanesque, d'autant plus qu'elle
sera compliquée par certains choix
idéologiques faits, qui objectivement
fragilisent le fonctionnement de l'Etat
et donc la réalisation de cette vision.
L'on s'arrêtera sur
deux aspects symboliques et
fondamentaux, même s'il y en a d'autres.
Tout d'abord, pour être claire, internet
et le numérique en général ne peuvent
être utiles que s'ils restent un moyen,
parmi d'autres, et non pas une fin en
soi, une recherche de sens pour une
société tentée par la postmodernité. La
science s'est largement développée avant
internet et n'a pas été accélérée avec
lui, le numérique a existé et fut
particulièrement efficace avant que de
devenir un culte ces dernières années.
Le haut débit dans tout le pays ne peut
être un élément de construction de la
société, d'autant plus que, par exemple
à l'école, le numérique en général
fragilise fondamentalement
l'enseignement et donc les élèves.
Wikipédia n'est pas une encyclopédie, ni
une bibliothèque. Près de la moitié des
chercheurs après 2015 auront moins de 40
ans est-il dit, il serait bon qu'ils
s'en souviennent. L'innovation tant
appelée et attendue ne viendra pas grâce
à l'incantation du numérique, elle peut
venir avec lui, comme avec autre chose.
Elle viendra quand il y aura à nouveau
un enseignement de qualité, c'est ce qui
forme une société solide. Ensuite, la
souplesse recherchée et appelée ne peut
être atteinte avec le culte du magement,
qui s'appuie sur des schémas de
réactions-types à des situations-types.
Si ces schémas sont utiles dans certains
cas précis, ils ne peuvent monopoliser
le champ de la décision politique, car
ils évacuent théoriquement toute
possibilité d'initiative. Or, sans
initiative, il ne peut y avoir de
souplesse. Une réintroduction du
politique, qui implique le jeu,
permettrait un équilibre.
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