Russie politics
La guerre des sanctions :
la Russie
doit choisir entre 1941 et 1991
Karine Bechet-Golovko
Jeudi 16 août 2018
La publication par
le Congrès américain du projet de
nouvelles sanctions contre la Russie,
pouvant la faire sortir de la zone
dollar et bloquer les domaines-clés de
son économie, relance le débat sur
l'état des lieux des élites en Russie.
Une question centrale arrive dans le
débat: qu'est-ce que le libéralisme a
apporté à la Russie depuis la chute de
l'URSS? Dans cette guerre, à
l'instar de la Seconde Guerre mondiale,
la Russie joue son existence. Elle doit
la remporter, comme une guerre
patriotique, afin d'arriver à un nouveau
niveau d'existence politique. Les sanctions:
de la tentative ratée d'influence au
conflit ouvert
L'utilisation des
sanctions pour influencer la politique
intérieure russe est une phase dépassée,
elle a été surmontée par la Russie qui a
renforcé son économie et consolidé sa
population, le conflit passe à un
nouveau stade: celui de la mise à mort.
La violence attendue des nouvelles
sanctions américaines, si elles sont
adoptées par le Congrès, va conduire la
politique russe face à un choix que ses
dirigeants ne veulent pas encore faire,
ou affirmer. Cet acte est adopté,
officiellement, pour renforcer le rôle
de l'OTAN et lutter contre la
cybercriminalité. Nous rappellerons que
la Russie a souvent proposé une
collaboration internationale pour lutter
contre la cybercriminalité, le phénomène
dépassant les frontières la proposition
était logique, mais la dimension
idéologique du phénomène fait que les
criminels des uns ne sont pas forcément
ceux des autres.
Ces nouvelles
sanctions conduiraient au rejet express
de la Russie du monde global:
sanctions personnelles contre les
business men et les politiciens;
interdiction de participer à des projets
russes en matière énergétique, de
permettre d'une manière que ce soit
l'entretien, la réparation ou le
développement des infrastructures dans
le domaine énergétique; interdiction de
financer directement ou indirectement la
dette souveraine de la Russie; bloquer
la propriété et les transactions des
huit principales banques russes
(Sberbank, VTBank, Gazprombank, Bank of
Moscow etc).
Les élites
russes: de l'inutile trahison au
nécessaire renouvellement
Différentes
publications dans les ressources russes
soulignent la question de la trahison
des élites post-soviétiques. Il est vrai
que l'exemple de Gref, le directeur de
la Sberbank est parlant. Afin de garder
de bonnes relations avec l'Occident, il
a refusé d'implanter en Crimée la
Sberbank dont le capital est public (voir
notre texte ici), il a tenté par
tous les moyens de la faire privatiser,
il a refusé de reconnaître - malgré
l'oukase présidentiel à ce sujet - la
validité des documents présentés par les
ressortissants du Donbass (voir
notre texte ici). Malgré tant de
constance dans la bassesse et
d'allégeance, il n'a pu empêcher les
sanctions. Sa trahison a été inutile.
Un article
intéressant est sorti à ce sujet sur le
site de l'agence russe d'information
Regnum, retraçant la ligne de
conduite des élites arrivées au pouvoir
sur les cendres de l'URSS, qui ont
méthodiquement conduit la
désindustrialisation du pays, le mettant
en situation de dépendance technologique
face à l'Occident, dans des domaines où
il était totalement autonome
technologiquement avant qu'ils n'aient
réussi à brader les actifs.
Aéronautique, cosmos, énergie etc.
Justement ces domaines qui risquent de
se trouver maintenant dans la ligne de
mire.
Selon les points
de vue, ces élites néolibérales sont
dans une impasse ou ont pris le pouvoir.
L'impasse vient du fait même de ces
sanctions qui mettent dans la balance
l'existence du pays dans ses frontières
et sa forme actuelle, personne ne se
cachant aux Etats-Unis du but poursuivi:
provoquer un mécontentement populaire
que le pouvoir ne saurait assumer et qui
conduirait à son renversement. La Russie
n'est pas l'Ukraine, mais le risque
n'est pas nul pour autant. Certains
membres du gouvernement semblant y
travailler activement ...
Or, le mécontement
populaire provoqué par ces élites,
qu'elles soient au Gouvernement, à
l'Administration présidentielle, à la
tête des grandes entreprises à capitaux
publics, à la tête des banques met le
pouvoir face à ses obligations, il doit
réagir c'est une question de survie.
Intellectuellement, ces élites, même les
pseudos-cerveaux comme Koudrine et ses
plateformes d'experts, sont absolument
incapables de faire face à la situation,
tout ce qu'ils peuvent proposer est la
virtualisation de l'Etat, la
numérisation de l'économie et le
remplacement de l'administration par des
"volontaires" de la société civile. Ce
n'est pas avec ça que le pays va
produire les biens et les technologies
dont il a besoin. Et ne pouvant plus les
acheter à l'étranger, cette élite perd
sa crédibilité, perd son masque. Sinon,
elle entraînera l'Etat russe dans sa
chute. L'habitude de trahir qu'elle a
acquise ne lui laisse plus le choix,
elle doit aller jusqu'au bout. C'est
justement ce qui peut provoquer sa
perte, la réalité du conflit exigeant
d'autres hommes. Une autre élite. On ne
fait pas la guerre avec des intérêts
contradictoires.
Toutefois, pour le
penseur politique
Prokhanov, au contraire, la patrie
est en danger car ces individus ont pris
le pouvoir. Cette déclaration s'appuie,
selon lui, sur le constat de la
"contre-révolution" après la Crimée. Le
rattachement de la Crimée à la Russie a
provoqué une vague patriotique très
forte, d'autant plus forte qu'il était
inattendu. Entre-temps il y avait eu la
présidence Medvedev qui avait ouvert
grandes les portes du pouvoir à la
société civile, portes qui ont ensuite
été gardées ouvertes, toutes les têtes
des années 90 sont toujours en poste
dans les cercles de pouvoir, tout un
maillage néolibéral a été mis en place,
l'heure était à l'amitié, à la
coopération, la guerre froide était
terminée. Le pétrole était à la hausse,
tout s'achetait, à quoi bon produire? A
part le discours de Munich, rien
n'entravait cette marche. Et là tombe la
Crimée. Un espoir fou, presque endormi
s'empare de la population. Une fierté
oubliée: des gens se battent et meurent
pour avoir le droit d'être Russe et non
pas d'entrer dans l'Union européenne.
Cette vague à
contre-courant idéologique, alors que
tout se passait à merveille, que le
sommeil était doux et agréable, a
provoqué une réelle panique dans le clan
néolibéral, bien implanté dans toutes
les strates de pouvoir. Il se bat pour
enterrer cette vague - le projet
Novorossia tombe à l'eau et Tsarev sort
du paysage politique; Strelkov est
gentillement mis sur la touche et les
incontournables accords de Minsk sont
conclus permettant de bloquer l'avancée
des combattants du Donbass, de laisser
les conseiller de l'OTAN s'occuper de
l'armée ukrainienne et d'abandonner des
villes comme Odessa à la vindicte des
néonazis ukrainiens, avec les
conséquences que l'on connaît. Le
message passé est clair: il y a eu la
Crimée, c'est un élément précis,
circonscrit, ce n'est pas une tendance.
Et les sanctions
sont arrivées, qui ont obligé dans un
premier temps à la mise en retrait de
ces forces néolibérale, qui sont
revenues sur le devant de la scène en
2016 lorsque la situation économique a
été rétablie, l'implication de l'Etat
dans la relance de l'économie justifiée
et mise en oeuvre, quand un soutien
social a été lancé (voir
notre ouvrage, Russie: la tentation
néolibérale). Bref, ces forces
néolibérales sont revenues sur le devant
de la scène lorsque le travail a été
fait et qu'il était possible de profiter
des fruits.
Assumer le
combat et clarifier le positionnement
idéologique
La Russie n'a
finalement pas le choix, mais le conflit
des élites qui perdure en raison de la
volonté de taire le combat la fragilise
de plus en plus.
D'un côté vous avez
le clan néolibéral qui joue contre
l'intérêt général et déstabilise la
situation. L'on avait par exemple écrit
sur la remise en cause de la notation
sur 5 dans les écoles, système classique
en Russie, proposée par quelque
réformateur à la mode, la ministre de
l'Education nationale a dû se prononcer
contre pour repousser une attaque qui
pourrait, gratuitement, provoquer un
mécontentement populaire. Surtout qu'il
y a déjà la réforme contestée (sur la
forme et le fond) des retraites,
l'indexation des
tarifs énergétiques à la
consommation suite à l'augmentation de
la TVA, conduisant à dire que le pouvoir
préfère protéger les intérêts du
business plutôt que ceux de la
population.
Il y a eu aussi
cette affaire sur la récupération des
bénéfices aléatoires supérieurs dans
l'industrie métallurgique et chimique à
hauteur de 500 milliards de roubles pour
le budget. La photo de la signature de
Poutine autorisant la manoeuvre avait
été publiée, le business s'est indigné,
finalement marche arrière toute, la
décision n'est pas prise, elle est en
discussion. Le choix idéologique n'est
pas assumé, surtout lorsque la guerre
économico-financière est déclarée contre
la Russie.
Ce combat des
élites ne permet pas d'assumer le
véritable combat, il épuise les forces
sur la scène intérieure. Ce qui ne
signifie pas que le combat ne soit pas
mené par ailleurs. Un système de
paiement parallèle au système SWIFT,
appelé MIR, a été mis en place et tous
les fonctionnaires sont payés de cette
manière, ce qui est une garantie
importante; la Russie a subitement
revendu 85% de ses bons du Trésor
américain; la Russie se préparerait à
une forme de nationalisation de son
système financier.
Tout ce qui
ne nous détruit pas nous renforce.
La Russie doit gagner cette guerre, car
il s'agit bien d'une guerre, pour
arriver à un nouveau niveau d'existence
politique. Comme l'URSS lors de la
Seconde Guerre mondiale. D'aucuns
ont fait un parallèle intéressant entre
Peskov et Molotov, dans cette rhétorique
refusant le conflit, ce qui n'empêche
pas une préparation souterraine. Il
serait bon de ne pas reproduire les
mêmes erreurs. La réactivité serait
d'autant améliorée si le poids politique
des élites correspondait à leur
véritable socle de légitimité populaire.
Soutenir contre vents et marées les
néolibéraux qui, sans cette main
protectrice, ne correspondent à aucune
force politique (intérieure) réelle est
contreproductif. Surtout en période de
conflit. Et conflit il y a.
Tout ce qui
ne nous détruit pas nous renforce.
La Russie doit gagner cette guerre,
elle le peut, et ainsi se renforcer,
modifiant avec l'équilibre des forces
géopolitiques le contexte idéologique,
même si c'est justement ce qu'une bonne
part de ces élites veut éviter à tout
prix. Mais si elle perd le combat, elle
cessera d'exister dans sa forme
politique et ses frontières actuelles.
Le choix entre
l'abdication de 1991 ou le combat de
1941 se pose à nouveau à elle.
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