Russie politics -
Billet d'humour
L'extase numérique
en Russie ou quand le fantasme
se heurte
à la réalité - non virtuelle
Karine Bechet-Golovko
Mercredi 8 août 2018
Le numérique et la
Russie vivent le début d'une grande
histoire d'amour, avec tout l'excès que
connaît cette période, avec le refus du
réel, une histoire d'amour qui se
développe dans son monde, dans un monde
virtuel. Mais comme chacun le sait,
les histoires d'Amour finissent mal ...
en général. Au minimum, celle-ci
coûte cher - économiquement. Les banques
rechignent, la Poste doit s'engager.
Mais au diable l'avarice, quand on aime,
on ne compte pas!
La Poste s'engage dans la grande valse
numérique, celle qui est censée emporter
le pays, par le seul fait de son
existence, sur les plages ensoleillées
du boom économique. Car tel est l'avenir
décrété et l'avenir ne se discute pas
plus que les décrets.
Mais
connaissez-vous la Poste russe? C'est
tout un monde gogolien, avec ses colis
qui se perdent, ses files d'attentes
interminables, son personnel d'une
amabilité toute soviétique, ses excès
paradoxaux où tout d'un coup une des
postières va vous apporter, d'elle-même,
un petit colis à domicile en tapant la
causette. Un monde merveilleux,
déboussolant, plein de surprise. Des
files d'attente électroniques ont été
introduites, mais les appareils ne sont
pas toujours branchés. Mais la
Poste a décidé de renier Gogol pour
Azimov, faisant le grand saut futuriste,
sans passer par la case présent, grâce
au numérique. Il en sera enfin terminé
des papiers à remplir pour récupérer vos
colis, plus besoin de présenter une
pièce d'identité, vous récupérez,
paraît-il, simplement votre colis en
donnant votre nom à gentille dame.
Hourra!
Enfin, pour être
plus clair, au lieu de montrer votre
pièce d'identité et de signer un
formulaire, vous devrez: 1) Obtenir une
signature électronique (ce qui implique
de faire les démarches pour
l'authentifier auprès de
l'administration), 2) Donner son numéro
de téléphone 3) Donner le code qui lui
sera envoyé sur son téléphone ou le code
du colis qui lui sera donné.
Effectivement, au
lieu de présenter une pièce d'identité,
c'est beaucoup simple! Je me demande par
ailleurs, si les auteurs de cette
réforme grandiose savent qu'il existe
tout un pays en dehors de Moscou,
Saint-Pétersbourg et les grandes villes
du pays? Soyons indulgents, ils ne
connaissent pas forcément le pays, ils
n'y sont peut-être jamais venus. Quant
aux autres ...
Mais que sont les
obstacles lorsque l'on s'aime? Et la
Poste en particulier et la Russie en
général aime le numérique, à la folie,
ne voit son avenir que par le numérique.
Le problème est que cet amour n'est pas
partagé par tous les membres de la
grande famille Russie. Ceux qui ont
oublié de tomber dans le grand chaudron
de potion magique, ceux qui ont gardé
les yeux ouverts et restent un peu
sceptiques.
Notamment les
banques. Car avant la Poste, il y a eu
(outre les écoles) les banques. La
Banque centrale a enjoint, mais n'a
pas obligé, les banques à renforcer leur
dimension numérique, afin de pouvoir
proposer de nouveaux services qui sont
censés répondre à la demande de leurs
clients en attente de toujours plus de
numérique. Le problème est que ... ça ne
marche pas, mais pas du tout.
La vice-directrice
de la Banque centrale russe, Olga
Skorobogatova a déclaré:
"L'identification à
distance, notamment biométrique, est
l'une de nos priorités"
C'est une question
de principe, pas d'économie. Et pour que
ce soit aussi la priorité des banques,
celles-ci devaient investir dans les
appareils devant recueillir les données
biométriques nécessaires de leurs
clients, les envoyer dans un fichier
central, ce qui doit donner des
avantages à ces mêmes clients. Ce but
fixé, mais non imposé, devait concerner
au 2 juillet 2018 400 filiales des
banques dans 140 villes pour atteindre à
la fin de l'année 20% des banques et
plus de 4000 filiales. Or, à ce jour, 14
banques avec leurs filiales, dans 121
villes ont timidement commencé. Ce qui a
conduit à récupérer les données
biométriques de ... 1 200 personnes !
Les banquiers
s'expliquent sur leur manque
d'enthousiasme. Tout d'abord, les
appareils ne sont pas fiables et les
données récupérées comportent parfois
des erreurs. Ensuite, vu le peu
d'engouement des clients, cela ne
présente strictement aucun intérêt
économique et les banques n'ont donc pas
prévu d'investir dans les appareils
d'identification. Rappelons que ces
exigences sont quelque peu superflues,
car vous pouvez déjà avoir votre banque
en ligne, faire toutes vos opérations à
distance, sans avoir besoin de données
biométriques.
Bref, quand le
culte numérique est un but en soi, il se
heurte à la réalité - non virtuelle.
L'économie réelle contre les dogmes
idéologiques. La question est finalement
de savoir quel prix (économique) la
Russie est prête à payer pour faire
partie de la grande famille mondiale du
numérique ?
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