Exclusion de la Russie des JO
d'hiver 2018 :
l'heure des leçons
Karine Bechet-Golovko
Mercredi 6 décembre 2017
Le CIO a pris hier
soir une décision d'une violence inouïe,
mais qui n'est pourtant pas une
surprise. En interdisant la Russie de JO
d'hiver, il ne fait que continuer sa
politique initiée en la matière avec les
Jeux de Rio, généralisant simplement la
méthode, cette fois-ci, à tous les
sportifs. La Russie est exclue, comme
pays, comme Etat, comme Nation, mais ses
sportifs, innocents puisque manipulés,
sont eux autorisés à participer s'ils
sont 100% propres, contrairement à leurs
concurrents. Cette décision inique n'est
qu'un élément d'un combat global,
l'affront ne s'épuisera pas ici et les
enjeux dépassent de loin les JO. Tour
d'horizon et pistes de réflexion.
La décision du
CIO concernant l'exclusion de la Russie
des Jeux de Pyeongchang
Sur le plan
juridique, les mêmes conclusions peuvent
être tirées de cette décision que celles
que nous avions tirées de celle
concernant les
Jeux de Rio, les principes et les
illégalités sont les mêmes, simplement à
une dimension supérieure. Mais là,
l'enjeu est politique.
Le CIO russe étant
suspendu, les sportifs russes seront
"neutralisés". Ils ne concourront pas au
nom de la Russie, mais sous un drapeau
neutre, leurs équipements serons
neutres, pas d'hymne national en cas de
victoire, c'est l'hymne olympique qui
retentira, permettant ainsi la victoire
de l'Olympisme sur les errances
du "régime russe". C'est d'ailleurs pour
cela que, première dans l'histoire des
Jeux, la vingtaine de médailles qui a
été retiré aux vainqueurs des Jeux de
Sotchi seront remises officiellement
lors des Jeux de Pyeongchang à leurs
"véritables" propriétaires. Enfin, la
Russie, ayant occasionné un trouble,
devra compenser à hauteur de 15 millions
$ les frais occasionnés par l'analyse
des échantillons de ses sportifs.
Autrement dit, l'on
revient à la négation de la
responsabilité individuelle pour
couronner le règne olympique de la
responsabilité collective, celle du fait
du passeport. Adieu la présomption
d'innocence, car pour participer les
sportifs devront démontrer qu'ils sont
propres et l'ont toujours été. Mais
comme nous l'avons vu, les règles
d'appréciation étant plus que floues, il
y a de fortes chances pour que les plus
grands soient simplement écartés, s'ils
décident de jouer pour la gloire de
l'esprit olympique et surtout pour leur
renommée. Sans parler de la violation du
principe d'égalité, que le CIO reconnaît
avoir violé, les sportifs russes étant
plus testés que les autres, les autres
n'ont pas vu leurs résultats revérifiés
et pourront participer s'ils ont expiré
leur période de suspension pour dopage.
Evidemment,
l'Agence mondiale antidopage qui a lancé
le mouvement est heureuse de cette
décision qu'elle soutient totalement,
comme l'indique son
communiqué.
Le contexte
Ce type de décision
ne se prend pas du jour au lendemain,
elle est le résultat d'un long chemin.
Comme l'a très justement dit le
porte-parole du Kremlin D.
Peskov, le temps n'est pas à
l'émotion, il faut prendre le temps de
la réflexion et analyser tant ce qui
s'est passé, que les implications.
Effectivement, l'on
peut pleurer, crier, allumer une bougie,
éclairer un bâtiment, se frapper la
poitrine et reprendre sa vie jusqu'au
prochain évènement du même genre, ce
schéma fonctionne à merveille pour les
attentats en Europe - et se répète comme
une incantation à chaque fois. Cette
décision étant, dans son domaine, un
acte comparable, les larmes peuvent
avoir leur place. Mais il ne s'agit pas
du premier acte dans ce genre adopté
contre la Russie et nous avons toutes
les raisons de penser que ce ne sera pas
le dernier.
En matière de
relations internationales, comme dans un
couple, chacun occupe la place que
l'autre lui laisse occuper. D'une
certaine manière, cette décision est
aussi le résultat de la politique russe.
Non pas parce qu'elle n'a pas bien
rempli ses obligations devant les
instances olympiques, elle les a très
bien remplies, trop bien, mais parce
qu'elle n'a pas tenu ferme dans ce
combat mené pour être acceptée comme
puissance ayant le droit d'être
souveraine, comme pays remettant en
cause l'atlantisme. Parce que le
problème n'a rien à voir avec le dopage,
généralisé à tous les pays.
Que cela remonte au
Meldonium dont la gestion fut
catastrophique, à l'absence de réaction
sérieuse lors de l'expulsion des
diplomates russes par Obama, par cette
prise de position constante de défense
et de justifications, en se restreignant
à des "réponses". En s'en excusant
presque, la Russie a largement affaibli
sa position. Ce fut une erreur
stratégique, qu'il n'est pas trop tard
pour corriger. Mais qu'il est temps de
corriger, à moins qu'elle ne décide de
participer "sous bannière neutre" aux
négociations sur la Syrie ou l'Ukraine.
Il manque des
hommes comme Primakov, capable de faire
faire demi-tour à son avion au-dessus de
l'Atlantique. Mutko n'a pas tout à fait
la même carrure.
Quel est le but
recherché par le CIO: provoquer la
rupture entre le pays et ses athlètes
Cette décision du
CIO n'est pas innocente. Si lors des
Jeux de Rio, il n'en était qu'à son coup
d'essai, ici la méthode a été
parfaitement perfectionnée et le coup
dosé à merveille.
Ni trop faible pour
sembler désordonné comme ce fut le cas
des Jeux d'été, mais pas trop fort pour
permettre aux athlètes de se réfugier
sous la protection de leur pays, pour
leur permettre de se ranger (sans de
toute manière avoir d'autres choix)
derrière l'argument patriotique,
entraînant une reconsolidation de la
société.
Certains voulaient aller jusque-là,
interdire tous les athlètes russes de
compétition, même sous drapeau neutre:
L'ancien skieur
acrobatique, Dominick Gauthier, aurait
préféré que l'interdiction soit complète
et que les athlètes ne puissent pas
participer aux Jeux.
« Les preuves [du
stratagème de dopage] sont accablantes.
J’aurais aimé qu’on y aille avec
l’approche plus complète. »
Or, justement, le
CIO a parfaitement mesuré son action: la
Russie est interdite, effacée en quelque
sorte, l'histoire réécrite, mais
les sportifs sont présentés comme des
victimes du régime qu'il faut protéger.
Et l'on retrouve cette position dans
différents articles de la presse
francophone.
Le Monde cite T. Bach, président du
CIO en ces termes:
D’une voix lasse,
le président du CIO Thomas Bach a
déploré « une attaque sans précédent
sur l’intégrité des Jeux olympiques et
du sport »,
avant de s’excuser auprès des « athlètes
ayant souffert » du stratagème russe
à Sotchi.
Ainsi, le CIO
n'attaque pas la Russie, elle défend les
athlètes russes contre leur pays. Tout à
fait dans l'air du temps.
Le but affiché est
simple, n'est pas même caché: provoquer
la rupture entre le pays et ses athlètes
et ainsi déstabiliser la société, la
scinder en "patriotes" et "traîtres".
Les sanctions furent contre-productives,
l'isolement n'a pas marché, sur le plan
militaire la Russie s'est imposée, c'est
le tour du sport, devenu idée nationale,
image de marque du pays. Et ici, le coup
a été porté de manière très ajustée sur
la fracture idéologique, l'impasse
idéologique qui malheureusement touche
la Russie.
D'une part, le
discours patriotique qui suppose
l'existence légitime d'un intérêt public
général. D'autre part, le culte de
l'intérêt individuel de la réalisation
individuelle sur le mode occidental, de
cet individu centre de tous les intérêts
et justifiant toutes les attentions,
donc contre l'Etat. Deux logiques
contradictoires, s'excluant l'une
l'autre. Le politique contre les
"managers". L'être humain avec des
considérations le dépassant contre
l'individu centré sur son nombril,
haussé au statut de demi-dieu païen.
Quoi faire?
Tout d'abord, il
est important de comprendre que cette
crise ne s'épuisera pas dans le paiement
des 15 millions $, que la Russie ne sera
pas rétablie dans ses droits avant la
cérémonie de clôture, que le Deus Ex
Machina n'existe qu'au théâtre et
n'interviendra pas ici. La question
sportive n'étant qu'un élément dans un
jeu beaucoup plus complexe, la réponse à
ce "Quoi faire" ne peut être qu'à deux
niveaux.
Quoi faire
pour les JO très concrètement?
Ici, deux visions
se confrontent, fortement idéologiques
et totalement incompatibles. La logique
post-moderne de l'Individu-Roi et comme
l'avait dit K. Sobtchak "l'intérêt de
l'individu est supérieur à celui de
l'Etat", comme si l'homme pouvait
exister seul, sans Etat pour le protéger
et l'aider au quotidien, comme s'il
était autosuffisant dans un monde de
consommation globalisé.
Cet individu veut
aller aux JO, participer sans drapeau et
sans hymne, il veut consommer du sport
et de la victoire. Il veut, il exige, il
a le droit, il est le centre du Monde.
L'on peut lire
ainsi cet échange de vues dans un
article paru dans
Svobodnaya Pressa, A. Urmanov,
champion olympique, entraineur:
- Comment les
potentiels sportifs olympiques
réagissent-ils à la décision du CIO?
- Aller à
Pyeongchang et participer.
- Même sans drapeau
et finalement sans hymne, c'est-à-dire
pas pour l'équipe mais pour soi?
- Et quel est le
rapport avec l'équipe? Les gars n'ont
pas travaillé qu'une année, ils ont
donné toutes leurs forces à la
préparation du plus grand évènement de
leur vie et maintenant il faudrait
refuser de participer? Ce ne serait pas
juste. (...)
- D'accord, mais
c'est quand même l'Etat qui avec les
entraîneurs, les dirigeants sportifs
leur a donné tous les moyens d'une bonne
préparation...
- Ca c'est de la
politique. Le sport, les Jeux
Olympiques, sont en dehors de la
politique
Vous pouvez avoir
cet échange qui finalement se résume à
cela: tant que l'Etat, avec ses
installations, ses entraîneurs, ses
équipements, m'est utile, alors je
prends, je prends, je prends et c'est ma
réussite personnelle. Le reste ne
m'intéresse pas, s'il faut y réfléchir,
je décide que "c'est de la politique",
je rentre dans mon égoïsme. L'intérêt
individuel est supérieur à l'intérêt
général.
Il y a aussi une
autre réaction possible, celle,
notamment, de Nadejda Tchijova, pleine
de bon sens et plus profonde:
"Ca me fait mal
au cœur pour ces jeunes qui se sont
préparés tant d'années, avec tant de
forces dépensées, mais ... Dans cette
situation, tous doivent renoncer. Oui,
c'est vexant. Mais sinon cette injustice
jamais ne finira"
En général,
reprendre la main
L'on ne pourrait
mieux dire que N. Tchijova. Rien ne
garantit à la Russie que la situation
finisse avec ces JO. Rien ne permet non
plus de le penser. La Russie doit
reprendre la main. Y aller ou ne pas y
aller est à la fois un choix d'Etat et
individuel. Renoncer ici, se plier,
quelles que soient les raisons est une
reddition, dont les implications
géopolitiques seraient encore difficiles
à évaluer. Mais qui feraient oublier la
victoire politico-militaire en Syrie.
Individuellement, chaque sportif peut
décider d'y aller, car il estime que son
niveau de compétence est le résultat de
ses efforts personnels et qu'il a le
droit d'en tirer tous les fruits.
Certes. Mais il aura bien besoin de la
Fédération sportive pour l'aider à
organiser sa participation, il en a eu
besoin pour sa préparation. Il peut
faire ce choix, mais il le fait en toute
connaissance de cause.
Le Kremlin a
annoncé qu'aucune déclaration ne serait
faite tant qu'une position consolidée
des sportifs ne sera pas formulée.
L'Etat dirige un peuple, il ne le créé
pas. C'est aux sportifs aussi de prendre
leurs responsabilités. Mais c'est l'Etat
qui peut donner le ton, créer les modes.
Celle du patriotisme réel ou du prima de
l'individu.
Le pouvoir a peur
de voir se développer cette association:
si tu y vas, tu es un traître, si tu
refuses un héros. En réalité, il y a
toujours eu et il y aura toujours des
traîtres et des héros, mais l'époque
fait qu'il vaut mieux ne pas poser
l'alternative en ces termes. L'essentiel
aujourd'hui, pour le pouvoir, est
d'affirmer une position forte. Un
boycott d'Etat n'empêche pas les
athlètes de faire leur choix. Ils ne
deviendront pas des dissidents, ils ne
seront pas fusillés, ni déportés. Je
plaisante. Pour autant, la position
choisie par l'Etat doit être affirmée, à
moins que les sportifs ne décident à
l'avenir de développer leur sport sur le
fondement des dons privés et non sur des
fonds publics.
D'autant plus que
reste encore à venir la Coupe du monde
de football 2018. Rien à ce jour ne
permet d'affirmer que l'équipe russe,
finalement, y participera. Les
discussions commencent, cela a tellement
bien marché pour les JO, pourquoi ne pas
essayer avec le foot? Les installations
sont construites, des investissements
très importants ont été réalisés. Que
ferait la Russie si son équipe était
interdite de participer, à la veille de
la Coupe du monde alors qu'elle
l'organise sur ses terres? Rien n'est à
exclure à ce jour et le pire est le plus
rationnel. D'une manière générale, la
tension internationale ne faisant
qu'augmenter et la Russie gardant une
position plus que retenue, il n'y a
aucune raison objective pour que de
nouvelles provocations, de plus en plus
fortes, ne voient le jour.
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