MADANIYA
L’Emir Abdel Kader :
L’œuvre du
grand résistant algérien au Levant 1/2
Kamel Bouchama
Vendredi 10 mai 2019 «Si nous venions à
mourir, défendez nos mémoires» –
Didouche Mourad
Ecrivain et homme
politique algérien, Kamel Bouchama a
occupé le poste de ministre de la
Jeunesse et des Sports (1984-1988) et
d’ambassadeur d’Algérie en Syrie. A
Damas, il a fait la connaissance des
descendants de l’Emir Abdel Kader et
recueilli des informations qui lui ont
permis d’écrire son livre «Les Algériens
à Bilâd as-Shâm en 2010. Il est aussi
l’auteur de «Algérie, terre de foi et de
culture». Ed. Houma.
Note de la
Rédaction : www.madaniya.info
soumet à l’attention de ses lecteurs ce
texte de l’intellectuel algérien Kamal
Bouchama sur l’œuvre de l’Emir Abdel
Kader Al Jazaïri, initiateur du premier
soulèvement nationaliste algérien contre
la colonisation française,
particulièrement sur son action en
Syrie, afin de briser le monopole du
récit occidentaliste sur «le rôle
positif de la colonisation française» de
l’Algérie et des autres colonies
d’Afrique. En hommage aussi à la
contribution de l’Emir Abdel Kader à
l’essor du combat nationaliste arabe et
à la défense des chrétiens de Syrie. Fin
de la note
S’agissant là d’un
sujet précis, durant une période
déterminée de notre Histoire commune
avec nos frères Syriens, et afin
d’éviter de noyer les jeunes sous un
flot d’informations – parce qu’il y en a
tellement –, j’essayerai de me résumer,
autant que possible, sans oublier que je
dois aller vers l’essentiel pour les
instruire, les convaincre et leur
corriger le discours fallacieux de ceux
qui leur rapportent des «inepties» qui
tendent à déshonorer nos héros, durant
certaines étapes de leur lutte pour le
droit, la justice et la liberté.
Il y a quelques
jours, j’ai répondu à cette
malencontreuse «sortie», venue d’une
auteure de la descendance des Bengana.
En fait, je me suis insurgé contre
nous-mêmes, contre tous ceux, parmi les
responsables du pays, qui ont aidé à ce
que des portes s’ouvrent, grandes
ouvertes, devant celle qui venait
rayonnante de joie, apprendre au peuple
algérien que les Bengana ont été des
foudres de guerre avec nos ennemis –
leurs alliés, bien sûr – et que l’Émir
Abdelkader n’a pas tenu plus de trois
ans devant ceux auxquels il s’est rendu
sans aucune résistance.
Cela dit, je suis
certain de ne pas me tromper en disant
que cette auteure est dans sa logique
car, profitant du vide sidéral qui nous
entoure, elle peut déclamer autant de
tirades dithyrambiques au profit de
l’«Histoire» des siens, au moment où
nous nous recroquevillons sur
nous-mêmes, comme si notre «mezwed»
n’est pas assez bien rempli.
C’est de là que
m’est venue l’idée de faire un peu
d’Histoire, la vraie, celle que nous ne
connaissons pas assez, ou pas du tout,
et qui recèle pourtant des hauts-faits
et de légendaires circonstances qui
méritent d’être portés à la connaissance
de tous, et particulièrement de la
jeunesse. Parce que, laisser le terrain
libre à d’autres pour que notre Histoire
soit occultée, sinon complètement
rejetée, est une atteinte à notre
souveraineté, à notre passé et à nos
valeurs… En effet, une grave atteinte
qui, malheureusement, se perpétue avec
le temps, et nous emmure dans notre
mutisme, plutôt dans notre réticence –
et je sais de quoi je parle –, comme si
nous n’avons jamais brillé, de par le
passé, aux côtés de ceux qui ont porté
les civilisations du Bassin
méditerranéen et qui ont beaucoup appris
avec nous.
De ce fait, et en
attendant que s’écrive notre Histoire,
la meilleure façon de rectifier les
stupidités de certains détracteurs de
notre époque, ceux qui sont venus
affubler notre Émir de trahison, est
d’évoquer des pans entiers de son
parcours et des siens, qui feront
l’effet de bonnes répliques, empreintes
d’authenticité et de précisions. Cela ne
veut pas dire – pour ce qui me concerne
– que je réponds à l’auteure
précédemment citée, car ça aurait été
trop d’honneur que je lui ferai, mais
c’est pour informer et instruire nos
jeunes sur la participation ô combien
généreuse des nôtres à l’écriture de
l’Histoire de notre pays et de ce pays
frère, le grand Shâm qui leur a ouvert
ses bras. Ainsi, les jeunes, seront
tellement fiers de leurs ancêtres,
qu’ils sauront, en suivant leur exemple,
relever les défis qui les attendent pour
faire de l’Algérie un havre de paix et
de progrès constant.
Pour tout ce qui
précède, je m’engage à contribuer à
débarrasser les gens de leur carence en
matière d’information et c’est mon
devoir de le faire. N’est-ce pas que «la
cinquième liberté est l’affranchissement
de l’ignorance», selon Lyndon Baynès
Johnson, 36ème président des États-Unis
d’Amérique ?
Allons donc,
ensemble, à la rencontre de glorieuses
péripéties où l’Émir Abdelkader et ses
descendants seront les hôtes de cette
communication qui va étonner plus d’un
en ce qui concerne leur participation
concrète au combat contre les forces du
mal…
Je vais évoquer
donc ces Algériens de Bilâd as-Shâm,
aujourd’hui la Syrie, qui
s’identifiaient avec leur pays, même à
des milliers de kilomètres, et qui ont
été des acteurs privilégiés du fait
qu’ils ont vécu, depuis leur exil, dans
le ressentiment d’un pays spolié…, le
leur.
I – Et d’Amboise
débuta l’épique saga
Commençons par le
commencement, par l’Émir, celui qui
après son incarcération à Amboise,
durant six ans, s’est installé à Damas
après un séjour de deux années chez les
Ottomans, en Turquie. Oui, je vais
parler de ce «prisonnier d’Amboise» sur
qui nous ne devons jamais jeter
l’anathème ou avoir une attitude
négative à l’endroit de cet Homme
d’action et de méditation, de tradition
et de progrès, de raison et de foi.
Et là, une question
me surprend, à laquelle je réponds
immédiatement. Sont-ils mieux
documentés, ces adeptes de l’amalgame,
que celui qui le tenait en captivité à
Amboise, Louis Napoléon Bonaparte, ou
Napoléon III, et qui lui proclamait sa
liberté en ces termes: «Je viens vous
annoncer votre mise en liberté (…) Vous
avez été l’ennemi de la France mais je
n’en rends pas moins justice à votre
courage, à votre caractère, à votre
résignation dans le malheur ; c’est
pourquoi je tiens à l’honneur de faire
cesser votre captivité, ayant pleine foi
dans votre parole.»?
Ne voyons-nous pas,
dans ce discours de haut responsable
étranger, beaucoup de circonspection et
de courtoisie à l’égard d’un ennemi qui
est jugé en tant que brave et non
qu’inféodé à un système, à un État, pour
qu’on aille tenir des propos
malveillants sur son compte, dans son
propre pays?
Alors, cet Homme
libre, quittant la France pour la
Turquie, tenait à visiter Paris et ses
merveilles. Là, on ne pouvait ne pas
tomber d’admiration devant cet esprit
aussi ouvert qui ne manquait pas de
stigmatiser le mal pour en glorifier le
bien, et surtout mettre en exergue la
science et la culture. Ainsi, en
visitant les Invalides le matin et
l’Imprimerie impériale l’après-midi, il
répliquait, en tant qu’Homme au
caractère exceptionnel, humaniste et
philosophe, en des paroles sensées qui
ne peuvent être prononcées que par les
Grands de ce monde.
Il disait: «Ce
matin j’ai vu les foudres de
l’artillerie, maintenant voici devant
moi les canons de la pensée. J’ai vu les
armes capables de détruire les murailles
et les remparts des villes ; aujourd’hui
je vois les machines avec lesquelles on
peut combattre les rois et renverser les
gouvernements, sans qu’ils s’en
aperçoivent.»
Une fois à Damas,
en 1855, après les deux années de
présence en Turquie, comme déjà signalé,
l’Émir Abdelkader, s’imposait de facto
comme un autre stimulant pour les
Algériens qui, contrairement aux autres,
Kurdes et Crétois, qui s’installaient en
périphérie de la ville, étaient les
seuls allogènes à s’être installés au
cœur même de la vieille ville. N’est-ce
pas que «l’Émir a exigé que lui et les
Algériens qui l’accompagnaient soient
installés dans la vieille ville et non
dans les faubourgs, afin d’être
parfaitement intégrés dans la vie de la
cité»? (1)
Cela dit, la venue
de l’Émir en Syrie a donné plus de force
aux Algériens de Damas, Alep, Homs,
Houran et Tibériade – le pays n’était
pas encore divisé –, à ceux-là qui
sentaient vraiment qu’ils pouvaient
compter sur un «Pater familias»,
charismatique, emblématique, bref sur un
protecteur qui était là pour leur
dissiper les incertitudes et les
craintes des lendemains.
Et comment l’Émir
n’allait-il pas œuvrer dans cet axe de
travail inlassable envers ses
compatriotes les Algériens qui, pour la
plupart et après des siècles de présence
sur cette terre d’accueil, se
confondaient naturellement avec les
autochtones de Bilâd as-Shâm, dans leur
façon de parler, de se comporter, de
s’habiller et de gérer leur vie. Je peux
ajouter également, et cela l’Histoire ne
va pas me démentir, que tous ces
Algériens gardaient l’espoir vivace de
retourner un jour chez eux, armés de
courage et d’unité, cette unité qui
manquait hélas en 1830, pour déloger le
nouvel occupant de leur pays. Et l’Émir
restait ce chef qui allait encore
brandir l’emblème de la lutte, parce que
plus aguerri après de pénibles épreuves,
pour le recouvrement de la souveraineté
nationale. Enfin, l’espoir y était…
En conséquence,
cette «rai’ya», qu’incarnaient ces
ressortissants algériens, vivait à
l’ombre de l’Émir Abdelkader, qui les
encadrait et les préservait de toutes
les craintes. D’ailleurs, en 1860, ils
étaient tous à ses côtés, pour défendre
ce que la morale et… l’Islam leur
exigeaient de défendre.
II – «Il est bon
d’être moderne!», disait l’Émir
Il y a beaucoup de
choses à raconter sur l’Émir, de sa
défense des chrétiens à ses pourparlers
avec les Français à Chtaura, à ses
«frictions diplomatiques» avec la
Sublime Porte, à ses positions
politiques concernant de nombreux
événements, à ses instituts et
établissements scolaires qu’il a ouverts
pour incruster chez les jeunes l’amour
de Dieu, de la patrie et des sciences,
enfin à ses œuvres rédigées dans sa
retraite au palais de Doummar…
Commençons par une,
hautement significative, traduisant sa
sagacité, son ingéniosité, mais aussi
son courage.
L’Émir Abdelkader
était un homme dont la pensée, toute
métaphysique, était nourrie non
seulement des préceptes de
l’enseignement islamique traditionnel,
mais aussi de philosophie grecque
classique, de néoplatonisme alexandrin,
de gnose orientale, un homme du
Moyen-âge si l’on veut, qui pense et qui
parle comme Mohieddine Ibn ‘Arabi ou
Saint Thomas d’Aquin. Il est lui-même
philosophe et poète, et l’un des esprits
les plus cultivés de son temps (2).
Enfin, l’Émir était
un de ces «spirituels» de l’Islam pour
qui la véritable indépendance de
l’esprit passe par le renoncement aux
richesses illusoires de ce monde. Initié
au soufisme, il était persuadé que
tradition et liberté, loin d’être
incompatibles, sont deux noms d’une même
réalité. De tout ce caractère découlait
une véritable volonté de se surpasser en
loyauté, dévouement et conscience, et
d’être constamment à l’écoute d’une
communauté qui semblait être en désarroi
devant tant d’agressions morales et
physiques.
Et c’est pour cela
que l’Émir a choisi précisément un lieu
de débauche pour le reconvertir en lieu
de culte, parce qu’il se trouvait
mitoyen à la grande Mosquée des
Omeyyades, et tout près des sépultures
de «Ahl el Beït», (la famille du
Prophète). Il voulait assainir ce
quartier où il y avait onze (11)
tavernes d’où se dégageaient les
émanations d’alcool et s’exhalaient les
relents du péché de la chair, gênant
tous les chastes et autres pratiquants,
tout en les empêchant de s’aventurer aux
alentours, même pour les prières du
vendredi. Les 11 tavernes appartenaient
à quelques autochtones, de confession
chrétienne, auxquels s’associaient des
Français qui vivaient déjà, en ce temps,
dans le pays. Certains richissimes de
Damas ont essayé d’acquérir ces lieux de
débauches pour les désaffecter et s’en
servir pour leurs négoces, mais rien n’a
pu se faire, les propriétaires
exigeaient constamment, pour les céder,
des sommes considérables, qui
augmentaient au fur et à mesure que les
demandes se multipliaient.
L’Émir Abdelkader
les a convoqués en sa résidence et leur
a tenu le langage qu’il fallait. Un
langage de celui qui était là pour
réunir et non pour diviser…, un langage
où la sagesse dominait et faisait réagir
tous ceux qui l’écoutaient. En effet,
l’Émir a pu les convaincre, moyennant de
grandes bourses, et de cet ensemble de
tavernes, il en a fait un complexe qu’il
a appelé «Dar el Hadith». N’était-ce pas
le bel exemple, sept siècles après, de
Nour Eddine Zenki El Malik El ‘Adil (le
juste) qui régnait dans la Province
syrienne de l’Empire seldjoukide, de
1146 à 1174 ? Ce dernier a construit à
Damas «Dar el Hadith», qu’on peut
considérer comme étant la première
Université théologique où l’on apprenait
les préceptes du Prophète Mohamed
(QSSSL).
Nous baptisons le
quartier: «El Qarya El Ihda ‘Achriya»!
(3) disait l’Émir le jour de son
inauguration, tout satisfait d’avoir
réussi une autre performance.
Il a nommé, à la
tête de l’Institut, une éminence dans le
cadre de la jurisprudence et de la
Culture, Cheikh Badr Eddine El Hassani
El Djazaïri qui était d’origine
algérienne et son proche parent. Ce
dernier connaissait tous les préceptes
du Prophète (QSSSL) et les enseignait
dans plusieurs endroits du Shâm. Il
était un puits de science religieuse, et
se comptait parmi les plus grands
érudits en matière de «fiqh», dans tout
le Moyen-Orient.
L’Émir Abdelkader
était très pointilleux en Islam, mais la
science avait dans sa bouche «une
signification singulièrement actuelle».
Religieux mais non fanatique, car il
disait toujours : «Il est bon d’être
moderne!». «Une liberté d’esprit
inimaginable. C’était cela l’Islam chez
l’Émir, le commandeur des croyants qui
ne restait pas enfermé dans sa tour
d’ivoire et qui, contrairement à
d’autres philosophes, proclamait la
supériorités des modernes sur les
anciens.» (4)
La modernité de
l’Émir, écrivait Mohamed Chérif Sahli,
s’affirmait dans le fait qu’il
appréciait hautement l’esprit critique
et le défendait contre le principe de
l’autorité […] Également, il tendait à
stimuler la recherche et l’effort
intellectuel à un moment où la culture
arabe ne vivait plus que de souvenirs…
N’était-ce pas
cette recherche et cet effort
intellectuel qui ont fait que des
philosophes d’ailleurs soient déroutés
par le comportement de l’Émir Abdelkader
et n’aient pu le comprendre, quand il a
défendu les chrétiens de Damas et de
Beyrouth, qu’à travers le prisme
déformant de la réalité et… de la
vérité ? En effet «son intervention a
été mal interprétée par certains : les
francs-maçons ont vu dans le sauvetage
des chrétiens par Abd el-Kader une œuvre
maçonnique «drapeau de la tolérance face
à l’étendard du prophète», alors que
pour lui c’est une action
essentiellement musulmane – pratique du
«horm» : protection envers des «dhimmis»
dans une enceinte sacrée» (5)
Cependant Bruno
Etienne maintient à coups d’arguments,
sans pour autant vouloir polémiquer:
«qu’Abd el-Kader avait évolué vers un
cosmopolitisme musulman qui lui faisait
négliger sa patrie provinciale
(l’Algérie) au profit d’un Dâr al-Islâm,
régénéré par l’apport occidental. Cette
thèse est défendable lorsque l’on étudie
la pensée de l’Émir, ses écrits de
maturité et sa vie à Damas près de la
tombe de son maître Ibn ‘Arabî». Enfin,
cela étant le point de vue d’un écrivain
penseur. On peut le partager comme on ne
peut le partager.
En tout cas, ce que
notre esprit peut partager avec cet
auteur, concernant l’Émir Abdelkader,
c’est que nous devons mesurer à quel
point le contexte a changé depuis
l’époque d’Abdelkader, dans tous les
domaines, essentiellement dans les
domaines politiques et spirituels.
III- L’Émir
défend les chrétiens à Damas en 1860
En effet, l’Émir
qui répétait souvent, en humaniste
convaincu, le précepte marquant de notre
Prophète (QSSSL) qui nous recommande de
corriger le mal, s’est porté
au secours des chrétiens de Damas en
1860, joignant l’acte à la parole.
L’Émir devait armer un millier parmi les
plus valides au niveau des jeunes
Algériens pour protéger la population
chrétienne de ces massacres.
Ainsi, dans ce
douloureux épisode qui avait comme
théâtre les régions de Damas et
Beyrouth, à partir du 9 juillet 1860,
l’Émir cet «ennemi des chrétiens», selon
les officiers supérieurs de l’Armée
française, n’a pas hésité un seul
instant pour voler au secours de ces
mêmes chrétiens qui subissaient des
horreurs que leur imposaient les Druzes.
Il a réussi à
sauver des milliers de personnes en
cette agression affreuse, barbare, qui
allait exterminer tous les chrétiens
vivant dans la région. Ils étaient des
milliers, 12.000 disent les uns, 15.000
disent les autres, qui ont été placés
sous sa protection.
Les deux palais,
celui de «Laâmara», à côté de la grande
mosquée des Omeyyades, en plein centre
de Damas, et l’autre, celui de «Doummar»,
surplombant «wadi Barada», étaient
chargés de chrétiens qui ont trouvé
refuge et hospitalité dans les demeures
de celui qui a été constamment houspillé
par ceux qui ne l’ont connu qu’à travers
sa stratégie guerrière. En effet, ils
étaient nombreux, mais peu importe.
L’Émir et ses soldats, tous des
Algériens, ne s’arrêtaient pas au
nombre, eux qui agissaient en répondant
à l’appel de Dieu, par leur combat pour
la justice.
Parlons encore de
cet événement qui a honoré l’Émir et
ennoblit la communauté algérienne qui,
sur le chemin de leurs ancêtres, les
Maghrébins qui ont participé à Hattin
aux côtés de Saladin, allaient marquer
encore une fois l’Histoire du monde en
cette fin du XIX siècle. Oui,
parlons-en, puisque l’Émir n’a pas
hésité à prendre position parce qu’il
avait cette «hauteur de vue sur le
problème du pluralisme des religions […]
Il la reliait non seulement à sa
fidélité aux préceptes de l’Islam, mais
aussi à sa volonté de respecter ce qu’il
appelait «les droits de l’Humanité» (hûquq
al Insâniyya). Serait-ce la première
utilisation en arabe de l’expression
dans son sens moderne?» (6)
D’ailleurs c’était
son caractère, sa culture, sa formation,
plutôt son itinéraire spirituel qui lui
conférait cet état de servitude de
l’amoureux de Dieu qui considérait que
la «Constitution de Médine» suivie par
le discours d’Adieu à Arafat, «Khotbet
el wadaâ», étaient les deux textes
humains pour les droits humains. Et là,
il répondait à Mgr Pavy, tout
modestement, pour lui expliquer son
intervention au cours de ces massacres
de juillet: «Votre lettre éloquente et
votre brillant message me sont bien
parvenus. Ce que nous avons fait de bien
avec les chrétiens, nous nous devions de
le faire, par fidélité à la foi
musulmane et pour respecter les droits
de l’Humanité. Car toutes les créatures
sont la famille de Dieu et les plus
aimés de Dieu sont ceux qui sont les
plus utiles à sa famille.» (7)
De là, on comprend
que l’Émir a osé… Car l’année 1860 a été
une année pénible pour les chrétiens de
Damas et d’autres régions de Syrie, le
Liban notamment. Ainsi, accompagné d’une
élite de jeunes soldats algériens, qu’il
a dû armer bien avant ces événements, il
entreprit cette noble action pour sauver
la communauté chrétienne qui était
menacée d’extermination.
Oui, l’Émir a osé!
Il s’adressait à la foule: «Mes frères,
votre conduite est impie ! Qu’êtes-vous
donc pour vous arroger le droit de tuer
des hommes ? A quel degré d’abaissement
êtes-vous descendus puisque je vois des
musulmans se couvrir du sang des femmes
et des enfants ?».
Mais la foule
vociférait devant le palais de l’Émir:
«Les chrétiens ! Les chrétiens!». Elle
voulait s’emparer de ce qui restait de
cette communauté pour le faire passer au
fil de l’épée. L’Émir debout,
imperturbable, stoïque, répliquait avec
son courage habituel : «Les chrétiens,
tant qu’un seul de ces vaillants soldats
qui m’entourent sera debout, vous ne les
aurez pas, car ils sont mes hôtes! »
Pour ce qui est des
versions, concernant l’origine de ces
troubles, elles étaient très nombreuses.
Et c’est dans les mêmes «dispositions»,
que l’un des petits-fils de l’Émir
Abdelkader affirmait, d’après ses
grands-parents, que c’était les Français
qui ont arrangé cette zizanie
démoniaque, qui allait embraser la
région pour légitimer leur intervention
dans ce Shâm qu’ils convoitaient depuis
bien longtemps pour ses généreuses
potentialités. Rien de mieux que de
fomenter une «fitna», un désordre
public, qui mettrait face à face les
deux communautés, musulmane et
chrétienne.
Cependant pour
cette action humanitaire de la défense
des chrétiens, il y a énormément de
documents d’étrangers qui n’ont aucun
mérite à se complaire dans l’éloge
excessif d’un Grand, comme notre Émir,
même s’il a fait plus que son devoir.
Ces documents laissent entendre, que le
parlement hellénique avait souhaité
qu’Abdelkader soit le roi de la Grèce
(8).
Cela démontre, s’il
en est besoin, la reconnaissance des
États pour ses exploits et cette superbe
audience dont il a bénéficiée chez tous
les peuples du monde. Parce qu’il s’est
passé, au cours de ce conflit, tout ce
que l’Histoire nous a révélé avec des
mots justes et des sentiments meurtris.
Il s’est passé, ce qu’elle nous a
traduit fidèlement dans une parfaite
authenticité, c’est-à-dire ces
événements douloureux, ces pertes
considérables, ces positions honorables
et ce que l’Émir Abdelkader et ses
compagnons les Algériens ont pu donner,
par leur courage et leur détermination,
pour défendre des innocents et révérer
l’Humanité entière. Le monde n’a pas
oublié ce geste et ne l’oubliera jamais…
IV- L’Émir
retarde l’expédition française en Syrie
de 60 ans…
Maintenant,
pourquoi, vais-je «attacher» ce massacre
de chrétiens à Damas et Beyrouth avec
d’autres événements qui se produiront
juste après ? Parce que de l’avis des
historiens, tout leur semble étroitement
lié… Car ce fut un enchaînement de faits
et de circonstances qui n’ont jamais pu
être engendrés s’il n’y avait ces
événements. «Le diable peut citer
l’Écriture pour ses besoins», disait
Shakespeare.
En clair, il n’a
pas suffit aux Français d’avoir agencé
un plan machiavélique contre ce pays, la
Syrie, qu’ils sont partis s’essayer –
car justifiée, selon eux – dans une
intervention musclée, à l’image des rois
catholiques qui, au Moyen-âge, ont pris
comme prétexte la persécution des
chrétiens à Jérusalem pour entreprendre
leurs croisades. Voyons ce qui s’était
passé quelques années après…
L’Émir Abdelkader
–et cela l’Histoire écrite par certains,
en dehors des nôtres, ne le dira jamais-
a rencontré un général français à
Chtaura en 1860, exactement dans la
localité de «Qab Elias», au moment où 79
navires de guerre mouillaient dans la
rade de Tripoli (dans l’actuel Liban),
d’autres disent à Beyrouth (9).
Ce général n’est
autre que Charles Marie Napoléon de
Beaufort d’Hautpoul, un ancien aide de
camp du Duc d’Aumale. Il a servi en
Algérie jusqu’en 1848, et a gagné les
grades de chef d’escadron et de
lieutenant-colonel. Il était présent à
la prise de la Smala. C’est dire que
l’Émir le connaissait fort bien. Et
c’est lui qui sera chargé du corps
expéditionnaire français en Syrie.
L’expédition donc
contre ce pays se préparait, pas à pas,
dans le cadre d’une stratégie concoctée
par les grandes puissances d’alors dont
les Anglais se trouvaient être les
principaux propagandistes.
Sa préparation ne
différait pas de celle destinée à
l’Algérie, qui était cependant
envisagée, bien avant ce funeste jour du
5 juillet 1830. C’était la pratique chez
ces pays qui sont passés maîtres dans
l’art de coloniser ceux sur qui ils
jetaient leur dévolu.
Cette rencontre a
eu ses résultats, elle a été surtout
bénéfique aux Syriens, du fait que leur
colonisation par les Français «a été
différée» à plus tard…, et ce n’est pas
du cynisme, lorsque je m’exprime ainsi.
En effet, ce n’est que 60 ans après, en
1920, que le colonialisme français
s’installait officiellement en Syrie qui
venait d’être affranchie de l’autorité
ottomane qui a duré plus de quatre
siècles.
Selon certaines
révélations que j’ai eues d’authentiques
descendants de l’Émir – je dis
«authentiques» car, dans ce registre,
les imposteurs sont nombreux –, il
paraîtrait qu’un dialogue grave, et par
moment véhément, a animé l’entrevue
qu’ont conduite les deux chefs de
délégations. L’Émir Abdelkader a été
sévère et très ferme avec les Français,
lui qui était connu par son calme et sa
pondération.
Aujourd’hui, dans
mon armée, leur disait-il «il y a
beaucoup d’Algériens qui connaissent
bien l’armée française pour lui avoir
infligé de très lourdes pertes sur les
champs de bataille. Mais ceux-là, s’ils
n’ont pu aller jusqu’à la fin de leur
mission, c’est parce qu’ils n’avaient
pas de moyens, comme ceux que vous
possédiez. Par contre, ici dans ce pays
du Machreq, les conditions leur sont
réunies pour marcher au devant de leur
destin. Ainsi, si vous décidez d’une
quelconque aventure contre le Shâm, vous
me trouverez devant vous en premier
combattant pour défendre ce pays et vous
me verrez dans l’obligation de rompre
tous mes engagements avec Louis
Philippe, et là, je retournerai en
Algérie pour vous combattre jusqu’à ma
mort.»
Après cette
rencontre, les Français se retrouvaient
devant un dilemme. L’Émir use de son
influence et défend la Syrie. Cela
déplait aux autorités de Paris, mais
Napoléon Bonaparte est l’ami de l’Émir.
Cette relation ne peut être cassée après
tant de rapports, honnêtes et
respectueux, disait-on. Que faire ?
Attendre, tout simplement, parce que
cela bouillonnait également dans les
milieux politiques des pays du Levant
qui, saturés par cette présence
ottomane, voulaient s’émanciper en se
soulageant de lourdes charges qui leur
étaient imposées depuis très longtemps.
Oui, attendre, et les Français savaient
attendre.
Ce «retard»
important, de soixante ans, ils l’ont
exploité en leur faveur puisqu’ils
viendront quand même. Mieux vaut tard
que jamais ! La politique apprêtée
depuis fort longtemps au niveau des
grandes puissances, devait s’appliquer
dans cette partie du Moyen-Orient. La
Syrie étant un pays très riche sur tous
les plans et, de surcroît, stratégique
sur tous les plans.
V- L’Émir
Abdelkader et le Canal de Suez
Notre Émir n’était
pas homme à prendre la poudre
d’escampette quand il fallait envisager
des décisions utiles pour l’intérêt de
tous. Il savait répondre à toute
éventualité avec la prudence qui
l’accompagnait dans ses décisions.
Refuser des charges
souveraines et aller vers ce qui lui
semblait plus rentable pour le
développement, étaient une valeur
persistante de son tempérament. C’est
pour cela, que dans la même période
pratiquement, un projet aussi marquant
qu’essentiel devait retenir toute son
attention. Il s’agit du Canal de Suez,
un isthme que la nature n’avait pas
planifié dans ses réalisations mais
qu’il fallait accomplir, pour l’intérêt
de la communication, des échanges et du
commerce.
En cherchant dans
les manuels d’Histoire, en interrogeant
les archives, on ne trouve pas de traces
de l’Émir Abdelkader dans ce grand
projet du siècle, sauf une modeste
allusion, quelque part, à une improbable
présence à l’occasion de son
inauguration. Et pourtant, la réalité
contredit tous ceux qui ont essayé de
l’occulter ou, à tout le moins, de
minimiser son rôle dans la réalisation
de ce chef-d’œuvre du XIXe siècle.
Écoutons Bruno
Etienne qui a beaucoup écrit sur
l’Émir…, il disait:
«Il faut rappeler
enfin que la virtuosité religieuse intra
et extra-mondaine d’Abdelkader allait se
manifester une fois encore avec
l’affaire de Suez. Peu nombreux sont
ceux qui savent que, sans son appui à
Ferdinand de Lesseps, le canal n’aurait
jamais été percé. C’est Abdelkader,
alors en retraite à Médine et à La
Mecque en 1863-1864, qui convainc les
autorités religieuses de la région du
bénéfice que les peuples arabes
tireraient de cet isthme terrestre
reliant l’Orient et l’Occident. Certes,
Abdelkader, qui est dans sa phase ultime
d’illuminations – «Dieu m’a ravi à
moi-même», écrit-il – pense aussi à la
rencontre de deux spiritualités, mais il
comprend l’apport technologique comme un
signe de Dieu.»
Et «le 17 novembre
1869, le khédive Ismaïl Pacha inaugure
le Canal en présence de toutes les têtes
couronnées d’Europe: l’Émir est aux
côtés de l’impératrice Eugénie et la
France a mis à sa disposition un
croiseur. Abdelkader, barzakh al-barazikh,
isthme des isthmes, homme-pont, récite
le verset 100 de la sourate 23 (les
croyants): «Les gens de l’isthme sont
entre l’ici-bas et l’au-delà. Derrière
eux cependant il y a le monde
intermédiaire jusqu’au jour où ils
seront sauvés.» (10)
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