Opinion
Les "antisémites" peuvent-ils travailler
à la poste ?
Jean Bricmont
Jean
Bricmont
Mercredi 14 mai 2014
Cette phrase est inspirée d’une remarque
de Norman Finkelstein (*) politologue,
spécialiste du conflit
israélo-palestinien et auteur entre
autres de "L’industrie de l’holocauste",
qui disait qu’il n’était pas simplement
sans emploi mais "non employable", à
savoir qu’il ne pourrait plus trouver
d’emploi, non seulement à l’université
(évidemment), mais même "à la poste". Ou
n’importe où ailleurs.
Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, au lieu
de simplement regarder votre CV et vos
lettres de recommandation, l’employeur
potentiel "google" votre nom. Et dans le
cas de gens comme Finkelstein, on tombe
vite sur des accusations de négation de
l’holocauste, de supporter du nazisme ou
du terrorisme. Et aucun employeur ne va
prendre le risque d’engager un candidat
pareil. Ayant été chassé de l’université
suite à une campagne hystérique de la
part de militants pro-israéliens, Norman
Finkelstein est, probablement jusqu’à la
fin de ses jours, non employable, en
tout cas aux Etats-Unis.
Bien sûr il n’est pas le seul. Son cas
est exceptionnel, parce que non
seulement ses deux parents étaient des
survivants de l’holocauste, mais parce
que ses positions sur le conflit
israélo-palestinien sont en fait très
modérées (il est par exemple fort
critique à l’égard de la campagne BDS).
Si je devais chercher un emploi,
j’aurais le même genre de problème.
Combien de fois des amis bien
intentionnés ne m’ont-ils pas mis en
garde contre le fait de toucher à des
sujets comme la Palestine, ou le rôle
des lobbys, bien sûr, mais même la
liberté d’expression ?
Quantité de gens sont victimes de
l’accusation d’antisémitisme (ou celles,
associées, d’être d’extrême-droite,
négationniste etc.) et de facto
inemployables ; et il n’y a qu’à voir
les campagnes contre Pascal Boniface ou,
plus récemment, contre Aymeric Caron,
pour se rendre compte qu’il n’y a pas
besoin d’être Dieudonné ou Soral pour
subir ce genre d’attaques.
Les pires attaques sont celles qui
viennent des milieux qui s’auto-proclament
"juifs progressistes" ou
"pro-palestiniens" : en effet, si même
eux, qui ne peuvent supposément pas être
suspectés de sionisme (mais uniquement
en vertu de leurs auto-proclamations)
vous clouent au pilori, quelle défense
pouvez-vous invoquer ?
Néanmoins, le problème fondamental ne
vient pas des sionistes, ou des "juifs
progressistes", mais des gens qui ne
sont ni l’un ni l’autre. Pourquoi ne
font-ils pas respecter leurs propres
droits et ceux de leurs concitoyens ?
Pour certains, la majorité sans doute,
par peur d’être soi—même trainé dans la
boue, et, pour les plus naïfs, parce
qu’ils ont intériorisé des slogans du
genre "l’antisémitisme rappelle les
heures les plus sombres de notre
histoire".
Mais bien sûr, il n’y a rien
d’antisémite à défendre la libre
expression d’opinions et, ce qui
rappelle les heures les plus sombres de
notre histoire, c’est plutôt le climat
de terrorisme intellectuel dans lequel
nous vivons. Pour ce qui est de mes amis
bien intentionnés, ils ne peuvent pas à
la fois me donner les conseils qu’ils me
donnent ET nier l’existence de ce
climat.
Pourtant, il serait très simple de
sortir de cette situation, mais cela
nécessiterait un effort collectif. Il
suffirait d’accepter trois règles
simples :
que
l’on définisse précisément ce que l’on
entend par antisémitisme. La critique
d’Israël ou des associations
communautaires est-elle antisémite ?
que
les accusations d’antisémitisme soient
fondées sur des écrits ou des paroles
publiquement disponibles et non sur des
ragots.
finalement,
que la personne accusée ait la
possibilité de se défendre.
Alors que peut-être nous pourrons re-postuler
à des emplois, et pas seulement à la
poste.
Jean Bricmont
14 mai 2014
(*) Voir :
An Alienated Finkelstein Discusses His
Writing, Being Unemployable, And Noam
Chomsky
http://urbantimes.co/2014/01/norman-finkelstein-interview/
Professeur de physique théorique et
mathématique, Université de Louvain,
Belgique. Auteur de plusieurs articles
sur Chomsky, co-directeur du Cahier de
L’Herne n° 88 consacré à Noam Chomsky.
Il a publié notamment avec Alan Sokal
Impostures intellectuelles (1997), À
l’ombre des Lumières avec Régis Debray
(2003) et Impérialisme humanitaire
(2005). Son dernier ouvrage :
La République des censeurs.
Editions de l’Herne, 2014.
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