Opinion
Les attentats de Paris, l’islam et la
Corse
Jean-Guy Talamoni
Photo:
D.R.
Samedi 17 janvier 2015
La tragédie de ces jours derniers à
Paris doit nous conduire à réfléchir sur
les fractures profondes que connaissent
nos sociétés européennes, fractures
encore largement masquées par un
unanimisme de façade généré par le
succès des manifestations qui se sont
déroulées partout en France. En Corse
également. Pourtant, dans les temps à
venir, chacun devra inévitablement se
poser un certain nombre de questions.
Depuis quelques heures, le refus de
rendre hommage aux victimes, enregistré
dans de nombreuses écoles de l’hexagone,
dément cette cohésion du peuple français
vantée par les médias. La première
question à se poser pourrait-être :
« Les autorités françaises ont-elles été
à la hauteur de la situation ? »
S’agissant de la forme, oui, sans
conteste : la dignité d’un Président
décrié jusqu’alors, les paroles fortes
d’un premier ministre sévèrement blâmé
il y a encore quelques jours, ont été
saluées de façon générale. Quant à la
gestion policière des événements, elle a
donné un résultat que la plupart des
Français ont sans aucun doute apprécié.
Reste le fond politique, et ce n’est pas
négligeable. C’est même le plus
important pour l’avenir. En ce qui nous
concerne, nous commenterons ici deux
orientations majeures de la ligne
politique affichée par les responsables
français.
« Ce sont les valeurs républicaines de
la France qui sont visées »
Cette affirmation nous paraît
radicalement erronée. La France est sans
doute une cible prioritaire pour l’islam
dévoyé (Etat Islamique, Al-Quaïda…), en
raison de son rôle dans les opérations
militaires au Moyen-Orient. Toutefois,
ce n’est pas seulement la France, ni
l’Europe, ni même l’Occident que ce
courant veut attaquer et – si possible –
détruire, mais tout ce qui n’est pas
lui. Ses ennemis sont tous ceux qui ne
partagent pas sa vision, délirante, de
l’islam : les autres musulmans en
premier lieu, et puis les autres, qu’ils
soient chrétiens, juifs, bouddhistes,
agnostiques ou athées. La « guerre » –
car il faut appeler les choses par leur
nom – a été déclarée à l’ensemble du
monde civilisé. L’Afrique est en
première ligne mais tous les continents
sont concernés. Cet islam dévoyé que
nous évoquons ici dispose de réseaux –
cela était déjà vrai il y a quinze ans
–, mais aussi, dorénavant, d’un état et
non d’un « prétendu état » (formule
aussi puérile que le slogan « Même pas
peur ! » scandé par des foules
littéralement sidérées). L’Etat
Islamique dispose d’un large territoire,
d’une redoutable armée, d’une
administration, d’un système judiciaire
– fou mais à sa manière efficient –,
d’une fiscalité, d’une économie – et
même d’un flux, massif, d’exportations
pétrolières. Que ces exportations soient
illégales au regard du droit
international n’empêche pas l’Etat
Islamique d’encaisser des fonds
considérables. Que cet état ne soit pas
reconnu par la communauté internationale
ne change rien au problème. Du reste, il
semble bien pourvu d’une diplomatie, si
l’on considère la bienveillance
manifestée par certains de ses voisins.
On sait, depuis au moins les
« événements d’Algérie », que le mot
« guerre » doit être soigneusement
évité, car anxiogène. De la même
manière, il est plus rassurant de
considérer que Daesh n’est pas un
« état », mais une organisation
terroriste de plus. Toutefois, un
gouvernement n’est pas une cellule de
soutien psychologique. Bannir les
mensonges et les circonlocutions, dire
les choses, sans excès mais avec
honnêteté, n’est pas seulement un devoir
mais la condition du salut collectif.
L’Europe, et non seulement la France,
doit regarder le problème avec réalisme
et rechercher, avec les autres forces
civilisées, les moyens d’y faire face.
En attendant, il est particulièrement
mal venu – et imprudent – de donner
l’impression que la France est visée en
tant que telle et de s’enivrer du
statut, éphémère et périlleux, de
« capitale du monde ». Capitale dont la
Magna Carta serait un journal satirique…
La caricature, ce droit de l’homme
Autre point fort de
la communication officielle :
Charlie-Hebdo devient le dépositaire des
valeurs républicaines, alors qu’il était
jusque-là isolé et critiqué en haut lieu
(souvenons-nous des déclarations
hostiles du premier ministre français
Jean-Marc Ayrault et de la condamnation
du ministre des affaires étrangères
Laurent Fabius, au moment de l’affaire
des caricatures de Mahomet). Comme l’a
fort justement observé l’un des
survivants de la rédaction, il est pour
le moins étrange de vouloir faire un
symbole d’un journal qui n’a eu de cesse
de s’attaquer aux symboles ! Dire que ce
qui s’est passé la semaine dernière est
une infamie, manifester sa solidarité et
sa compassion à l’égard des victimes est
naturel. Présenter ces dernières comme
des héros de la République sacrifiés sur
l’autel de la liberté paraît discutable.
Tout comme l’idée exprimée sur les ondes
de les conduire immédiatement au
Panthéon, version laïque et républicaine
du « Santo subito »… Mais tout cela
n’était pas suffisant : les rescapés de
l’attentat ont été sommés de produire un
nouveau numéro du journal plus
blasphématoire que jamais, afin de bien
signifier que la France considérait
désormais la caricature extrême comme le
premier des droits de l’homme – ou
plutôt comme le devoir citoyen le
plus essentiel. On aura donc une
nouvelle « une » sur Mahomet,
blasphématoire en diable (avec, pour
faire bonne mesure, une caricature de
Sœur Emmanuelle aussi irrespectueuse que
possible. « Désolé, on n’a pas réussi à
faire pire… »). Après quoi, on propose
benoîtement à des milliers d’enfants
français de confession musulmane
d’observer une minute de silence en
signe de… respect.
Et l’on s’interroge sur
l’étonnant refus d’une large part
d’entre eux. Ces enfants et leurs
parents sont-ils des suppôts de l’Etat
Islamique ? Cela paraît douteux. Mais on
voudrait les jeter dans les bras de
Daesh que l’on ne s’y prendrait pas
autrement. Faire d’un événement horrible
l’occasion d’une cohésion populaire
était l’objectif affiché. Il était
louable. On a à l’inverse aggravé les
fractures qui travaillaient les sociétés
française et européenne.
À en croire la
couverture de Charlie-Hebdo, Mahomet
pleure.
Le diable
(étymologiquement « celui qui divise »)
se réjouit. Al-Baghdadi rit aux éclats.
La manie de l’absolu
Comme l’a montré
Hannah Arendt dans son essai On
Revolution, les Français ont voulu
que leur monarchie absolue soit
suivie d’une Révolution tout aussi
absolue, instaurant des principes
eux-mêmes absolus. À la
différence des révolutionnaires
américains, lesquels ont toujours
recherché des équilibres entre les idées
et entre les pouvoirs. Cette dernière
attitude paraît effectivement plus
raisonnable, puisque les différents
principes ne vont malheureusement pas
dans le même sens. L’exemple qui vient
immédiatement à l’esprit est celui du
couple – contradictoire et
complémentaire – liberté-égalité. La
liberté d’expression a pour sa part une
place majeure dans tous les pays se
prétendant démocratiques. Depuis
quelques jours, on répète ad nauseam
qu’en France ce principe est « absolu »,
tout en précisant cependant qu’« il
n’est pas illimité ». Comprenne qui
pourra. Sachant que le mot absolu
signifie précisément « qui n’admet
aucune restriction, aucune exception ni
concession », on voit bien le problème.
La vérité est que le droit français
comprend un grand nombre d’exceptions –
très nécessaires au demeurant –,
protégeant les personnes de la
diffamation et de l’injure publique,
interdisant les propos racistes,
antisémites, homophobes, etc. Notons ici
que la jurisprudence française prévoit
une exception dans l’exception : les
Corses, que l’on peut donc insulter à
loisir. Refermons la parenthèse. À ce
stade, on aura compris qu’un tel
principe comporte nécessairement
des exceptions, et que la quête très
française de principes absolus ne peut
donner lieu ici qu’à une fiction
juridique – ou plutôt politique –, voire
à une escroquerie intellectuelle. En
France comme ailleurs, ce principe ne
peut être qualifié d’absolu si les mots
ont un sens. Il est d’ailleurs conçu de
façon moins large dans l’hexagone qu’aux
Etats-Unis, où la liberté d’expression
est protégée par le premier amendement
de la Constitution et permet de publier
des textes qui serait interdits au pays
de Voltaire. Pourtant, les médias
américains sont plus que réticents à
l’égard des fameuses caricatures de
Mahomet… C’est qu’ils considèrent que le
respect pour la foi religieuse est aussi
un principe important, bien qu’il ne
puisse davantage être qualifié d’absolu.
Même réticence en Grande-Bretagne, pays
dont le caractère démocratique sera
difficilement contesté (son Bill of
Rights date de 1689, soit cent ans
avant la déclaration française). La
différence, c’est qu’il existe en France
un autre principe « absolu », celui de
laïcité. Ici encore, l’absolu est
évidemment hors de portée (en témoigne
le très dérogatoire statut
d’Alsace-Moselle !) Mais ce principe,
marqué par une radicalité à géométrie
variable, suffira pour bannir les
crèches des lieux publics (quelle
avancée démocratique !) et pour…
encourager les caricatures du prophète.
Nous apprenons à l’instant que la
couverture du nouveau numéro de
Charlie-Hebdo génère de graves violences
en Afrique…
Pour une laïcité sereine et
respectueuse : un modèle corse ?
En 1755, à une
époque où les Français vivaient sous le
joug d’un roi de droit divin, les Corses
fondèrent une République démocratique et
laïque, sous l’autorité de leur chef
Pasquale Paoli. Ce dernier sépara
fermement ordre politique et ordre
religieux, quitte à être sévèrement
critiqué par les « intégristes »
d’alors. Il invita des Juifs à venir
s’installer en Corse et leur reconnut
expressément le droit de vote. Cela
paraît naturel de nos jours, mais nous
étions au cœur du XVIIIe siècle…
Quelques années plus tard, Napoléon
s’inspirera de cette politique en
œuvrant à l’intégration des Juifs dans
l’Etat français.
Paoli respectait
les musulmans et hébergeait les
corsaires tunisiens lorsqu’ils
connaissaient des avaries sur les côtes
de Corse. Il entretenait des relations
cordiales avec le bey de Tunis. Ces
relations étaient fondées sur un respect
réciproque. Si la laïcité corse fut une
laïcité sereine, c’est que l’île
baignait à l’époque dans les Lumières
italiennes, lesquelles, à la différence
des françaises, ne poursuivaient pas
l’objectif d’éjecter le fait religieux
de la société. Le maître napolitain des
Lumières Antonio Genovesi, dont Paoli
fut le disciple, enseignait la
séparation du politique et du religieux,
mais sans tomber dans l’anticléricalisme
violent qui caractérisait les penseurs –
et bientôt les révolutionnaires –
français. Cette différence de
sensibilité ne sera d’ailleurs pas pour
rien dans la rupture de 1793 entre la
Corse de Paoli et la Convention.
Sécularisation
tranquille et tolérance religieuse sont
demeurées des éléments essentiels de
notre tradition politique. Ce n’est pas
un hasard si lors de la seconde guerre
mondiale les Corses ont protégé les
Juifs, ce qui a conduit Serge Klarsfeld
à qualifier notre pays d’ « île des
Justes », il y a quelques années devant
l’Assemblée territoriale. Aujourd’hui
encore, cette tradition politique peut
nous aider à penser les évolutions
sociétales et les événements politiques
européens et mondiaux. S’agissant de
notre propre pays, le peuple corse,
communauté de droit sur la terre corse,
se doit de définir lui-même à partir de
son propre génie les conditions de
l’intégration, intégration qui s’est
faite depuis des siècles de façon
naturelle mais qui, compte tenu des
bouleversements planétaires, impose
aujourd’hui une réflexion approfondie.
Sans vouloir imiter des modèles importés
qui ne fonctionnent plus nulle part,
comme l’intégration à la française dont
on voit le résultat, ni adopter les
démarches de haine et de rejet qui se
développent de l’autre côté de la mer.
Pour nous, « respect » sera le maître
mot. Un respect bien ordonné, commençant
par soi-même. D’abord se respecter donc
se faire respecter, comme peuple
d’accueil. Ensuite, respecter celui qui
est venu en ami. Enfin, combattre la
haine et la barbarie, et ne pas lui
céder un pouce de terrain. Ces idées
sont sans doute valides à l’échelle de
l’île comme à celle de l’ensemble du
continent, « de l’Atlantique à
l’Oural ».
Peut-être que notre
petit pays a encore les moyens
« d’étonner l’Europe », comme le
prédisait le citoyen de Genève.
Jean-Guy Talamoni, membre de l’Assemblée
de Corse
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