France
Rejet de la liberté
d'expression et criminalisation du Net
Jean-Claude Paye*
Photo:
D.R.
Lundi 14 septembre 2015
Loi renforçant les dispositions
relatives à la lutte contre le
terrorisme.
La France
représente à présent, avec l'Espagne, le
point le plus avancé de l'offensive des
gouvernements européens continentaux
contre les libertés. L'introduction,
dans le code pénal, de la notion de "glorification
du terrorisme" lui permet d'accéder
au même degré de déni du droit que son
voisin espagnol. En peu de temps, la
France a quasiment rejoint le niveau
liberticide de la Grande Bretagne dans
sa capacité légale de criminaliser toute
parole d'opposition. Il ne lui reste
plus qu'à introduire le délit de
création, par ses déclarations ou ses
écrits sur un quelconque sujet, d'une
atmosphère favorable au terrorisme[1],
pour rejoindre le modèle anglais.
Une inflation de
lois antiterroristes.
En moins de deux
ans, la France a connu une inflation de
lois antiterroristes. D'abord la Loi
de programmation militaire,
promulguée le 13 novembre 2014, dont
nous avons rendu compte dans un
précédent article[2],
ensuite cette Loi renforçant les
dispositions relatives à la lutte contre
le terrorisme du 14 novembre 2014 et
ensuite la Loi sur le renseignement[3]
définitivement adoptée par l'Assemblée
nationale le 24 juin 2015.
La loi de
programmation militaire fusionne droit
pénal et droit de la guerre et confond
ainsi intérieur et extérieur de la
nation. Elle instaure un état martial
numérique en autorisant le gouvernement
à attaquer les systèmes informatiques de
ses ressortissants et à capturer,
sur simple demande administrative, les
informations et documents des
utilisateurs et non plus seulement leurs
données de connexion.
La loi sur
le renseignement quant à elle installe
des boites noires chez les fournisseurs
d'accès permettant d'enregistrer, en
temps réel, l'ensemble des données des
utilisateurs.
Elle met à
la disposition de l'exécutif, un
dispositif permanent, clandestin et
quasiment illimité de surveillance des
citoyens. Cette loi est le point le plus
avancé le l'attaque du gouvernement
français contre la vie privée. Le
ministre de l'Intérieur Cazeneuve a
d'ailleurs déclaré que celle-ci n'est
pas une liberté fondamentale.
Quant à la
loi de novembre 2014 renforçant les
dispositions relatives à la lutte contre
le terrorisme, elle participe également
à la criminalisation d'Internet et
autorise le blocage administratif de
sites web. Sa spécificité consiste en
une attaque frontale contre la liberté
d'expression par l'introduction dans le
code pénal de nouvelles
d'incriminations, dont le traitement
était jusqu'à présent réglée par le
droit de la presse.
S'attaquer
au "parcours de radicalisation
terroriste"
La loi n°
2014-1353, renforçant les dispositions
relatives à la lutte contre le
terrorisme,[4]
fut votée en procédure accélérée, c'est
à dire que le texte n'a effectué qu'un
seul passage par assemblée. La loi est
formellement destinée à lutter contre
l'embrigadement dans des « parcours
de radicalisation terroristes ».
L'objectif affiché est d'empêcher les
gens de rejoindre des zones de combat et
de se radicaliser sur Internet. Il part
du principe que l'embrigadement des
apprentis terroristes se fait
essentiellement sur le Web. Ce dernier
est ainsi particulièrement visé, car il
est considéré comme une zone de
non-droit, rendue
principalement responsable du risque
terroriste.
L'article L.224-1
instaure une possibilité d'interdiction
de sortie du territoire et de
confiscation des documents d'identité
pour des personnes, sur lesquelles pèse
un soupçon « d'une volonté de
rejoindre des théâtres de guerre ».
On part d'un motif extrêmement vague,
l'hypothèse d'un départ sur un champ de
bataille, croisée avec une supposition
de dangerosité au retour,
afin de restreindre la liberté de
circulation d'individus, sur lesquels ne
pèsent que des soupçons « d'intention
terroriste ». Grâce au croisement de
données, cet article installe une
logique de profilage, de « suivi »
du « parcours de radicalisation ».
Le numérique est privilégié comme moyen
permettant de d'établir des suspicions
ou « de sérieuses raisons de croire.»
L'incrimination
d' « apologie du terrorisme ».
L'article L.
421-2-5 de la loi punit « le fait de
provoquer directement à des actes de
terrorisme ou de faire publiquement
l'apologie de ces actes ». Les
peines sont aggravées lorsque les faits
ont été commis en utilisant un service
de communication en ligne. Il établit
que « l'apologie du terrorisme »
est assimilable à du terrorisme.
Les délits « d’apologie
du terrorisme » et de « provocation
à la commission d’actes terroristes »
étaient encadrés par la loi sur la
presse du 29 juillet 1881. Cette loi
concerne tous les délits relatifs à la
liberté d’expression et ne porte pas
seulement sur les journaux. Elle a pour
objet les injures, la diffamation, les
atteintes à la vie privée, les propos
racistes ou négationnistes.... y compris
ceux commis par des particuliers contre
d’autres particuliers. Remarquons que
l’apologie d’autres crimes que le
terrorisme, comme les crimes de guerre
et crimes contre l’humanité, reste dans
la loi sur la presse.[5]
En retirant
l'apologie du terrorisme du droit de la
presse, pour l'insérer dans le code
pénal au sein de la définition du
terrorisme, l'article établit une
relation de causalité directe entre un
discours et des actes. Considérer qu'un
contenu, considéré comme « glorifiant
le terrorisme », est du terrorisme
est ostentatoire à la liberté
d'expression, car la frontière entre
opinion et apologie, information et
propagande, est très floue. Les
spécificités du droit de la presse sont
faites justement traiter ce problème.
L’emploi du terme “apologie”
implique une condamnation des opinions
et non des actes. Or, le régime
protecteur de la loi de 1881 vise
précisément à éviter la pénalisation du
délit d’opinion.
Grâce à la
nouvelle loi, des journalistes ou
citoyens pourraient être poursuivis,
pour avoir, par exemple, partagé une
vidéo, mise en ligne par une
organisation désignée comme terroriste
ou donné la parole à des membres de
réseaux politiquement diabolisés ?
Depuis les attentats au journal
Charlie-Hebdo, les procédures pour "apologie
du terrorisme" se sont multipliées
et une série de peines d'emprisonnement
ont été prononcées. Si l'apologie
consiste à justifier le terrorisme, le
présenter sous un jour favorable ou
l'encourager, en quoi l'exemple d'une
jeune fille de 14 ans, mise en examen
pour apologie du terrorisme pour avoir
dit "on est les soeurs Kouachi, on va
sortir les kalachnikov",
rencontre-elle cette incrimination?[6]
L'apologie du
terrorisme étant entrée dans le droit
commun, on peut donc désormais la
poursuivre en comparution immédiate, une
procédure qui restreint considérablement
les droits de la défense et qui permet
au parquet d'ordonner l'incarcération
immédiate.
L'incrimination
« d'entreprise terroriste
individuelle ».
Si le chanteur
Renaud nous avait déjà appris que l'on
pouvait former une « bande de jeunes
à soi tout seul », cette loi,
reprenant la notion étasunienne de « loup
solitaire », établit qu'un individu
isolé peu être considéré comme un membre
d'une organisation terroriste
internationale et poursuivi comme tel.
L'article 421-2-6 crée l'incrimination
d'«entreprise terroriste individuelle
», afin de poursuivre des individus
isolés selon les mêmes modalités que des
groupes terroristes organisés.
L'article demande que les actes
d'un individu comprennent au moins deux
infractions reprises sur une liste, afin
de déterminer qu'il a bien une volonté
de passer à l'acte. Parmi ces
infractions, on relève la détention de
substances dangereuses, le recueil
d'informations destinées à passer à
l'acte, mais aussi simplement la
consultation de sites, considérés comme
incitant au terrorisme.
Ces conditions
sont si « ouvertes » qu'elles
permettent à un grand nombre
d'activistes, de citoyens, désirant de
s'informer par eux-mêmes des problèmes
de radicalisation politique ou
terroristes, d'être poursuivis sur base
de cet article. C'est tout l'activisme
qui est en passe d'être visé, avec un
volet numérique étendant de façon
extrêmement large les possibilités
d'incrimination.
L'art. 421-2-6,
combiné aux autres articles de la loi,
confirme une logique dans laquelle tous
les citoyens sont suspects. Un nombre
minimal d'éléments de suspicion les
classent parmi les terroristes
potentiels. Les individus doivent donc
constamment se demander ce que veut le
pouvoir et ainsi adapter leur
comportements, afin de ne pas être
inquiétés.
Blocage
administratif des sites Internet.
L'article 6-1
permet aux services de police de
demander, aux fournisseurs d'accès
internet, de bloquer l'accès à certains
sites, afin d'empêcher les internautes,
résidents en France, d'accéder à des
contenus qui feraient l'apologie du
terrorisme. Techniquement, les
techniques de blocage sont connues pour
être contournables très facilement par
n'importe quel internaute sans
connaissances techniques particulières.
Ces instruments sont, en général,
difficiles à mettre en œuvre sans risque
de sur-blocage. Pour empêcher, de
manière plus efficace, l'accès aux
contenus sur le web, il faut mettre en
œuvre des techniques de surveillance
massive des connexions de l'ensemble des
internautes. Ce qui est l'objet de la
nouvelle Loi sur le renseignement[7]
qui installe des boites noires chez les
fournisseurs d'accès, enregistrant, en
temps réel, la totalité des données de
connexion.
Le blocage des
sites ou des contenus Internet est
réalisé par la police, sans intervention
préalable d'un juge. Ainsi, toute
procédure contradictoire est évitée et
aucune opposition ne peut contester la
censure de l'administration.
La loi s'attaque aux intentions
plutôt qu'aux actes. La liberté
d'information : consulter les sites
internet désirés, la liberté de
circulation : quitter son pays sans que
les autorités ne préjugent des
intentions, ainsi que la liberté
d'expression sont remises en cause.
En visant
Internet, le gouvernement vise tout
citoyen voulant s'informer et échapper
aux injonctions de croire, promulguées
par le pouvoir. La loi affecte
l'ensemble de la population. Elle ne
contient aucune disposition visant
particulièrement le terrorisme.
Cependant, elle a un impact décisif sur
l'échange de communications et
d'information sur Internet. Elle
ne vise pas des personnes dangereuses,
mais des personnes qui liraient des
documents considérés comme
potentiellement dangereux. Grâce au
délit d'intention, les citoyens ne
seront plus capables de s'informer sur
ce que le gouvernement aura désigné
comme « propagande terroriste ».[8]
Les individus doivent donc
intérioriser le surmoi et anticiper le
regard du pouvoir sur leur vie privée.
Afin de ne pas être éventuellement
poursuivis, ils doivent faire preuve
d'initiative dans l'autocontrôle de
leurs comportements.
Criminalisation
de l'Internet.
Le ministre de
l'Intérieur, Bernard Cazeneuve a esquivé
l'ensemble des questions posées, se
réfugiant dans des demi-vérités,
notamment sur l'intervention du juge
administratif dans le processus de
blocage, laissant penser que ce dernier
interviendrait systématiquement, alors
que le texte de loi ne le dit absolument
pas.
En effet, la loi ne prévoit que la
supervision procédurale d'un magistrat
de l'ordre judiciaire, censé s'assurer
de «la régularité des conditions
d'établissement, de mise à jour, de
communication et d'utilisation» des
sites dont l'accès est bloqué, sans
qu'il ait pour autant de pouvoir
décisionnaire concernant l'opportunité
du blocage opéré.
Le rapport du
Conseil d'Etat sur le « Numérique et
les droits fondamentaux », publié en
septembre 2014,[9]
légitime également l'extra-judiciarisation
des atteintes portées à la liberté
d'expression dans le droit français. En
parlant des « troubles beaucoup plus
grands » à l'ordre public
qu'induirait Internet, il tend à se
situer dans la tendance de la Cour
Européenne des Droits de l'Homme, qui
considère qu'Internet est un espace par
essence dangereux, justifiant de plus
grandes restrictions de la liberté
d'expression.[10]
Une
censure automatisée.
Outre la
réhabilitation d'un pouvoir de police
administrative, l'extra-judiciarisation,
défendue par le Conseil d'État,
passe par la légitimation de la
censure privée sur Internet. Cette
dernière s'est largement banalisée
depuis dix ans, à mesure que des
dérives, jurisprudentielles et
législatives, confiaient aux hébergeurs,
aux moteurs de recherche et autres
réseaux sociaux, le soin de réguler la
liberté d'expression. Ainsi, le rapport
indique « qu'il ne serait pas
réaliste de dénier aux acteurs privés le
droit de décider du retrait d’un
contenu ».
À aucun moment, le
Conseil d'Etat ne propose de préciser et
de limiter la notion de contenu « manifestement
illicite », crée par les juges
constitutionnels afin de contrecarrer
les risques de censure privée, une
notion rendue quasiment obsolète en
raison d'une inquiétante extension
jurisprudentielle.[11]
Le Conseil d'État
préfère conforter les logiques actuelles
qui confient, aux hébergeurs et autres
plateformes, la tâche de procéder à des
déclarations d’illicéité. L'autre
argument, avancé pour la défense de la
censure privée, consiste à dire que la
justice ne disposerait pas de moyens
suffisants pour traiter les contentieux
liés à Internet.
Le peu de regard
du Conseil d'État pour la liberté
d'expression est confirmé par la lecture
de la proposition n° 28 du texte, qui
appelle à la censure automatisée à
travers l'obligation, pour les
hébergeurs et autres plateformes,
d'empêcher toute nouvelle publication de
contenus déjà retirés, un régime dit de
« notice-and-staydown » qui ne
peut être mis en œuvre qu'au travers de
filtres automatiques, « scannant »
les communications Internet et faisant
courir d'importants risques de
sur-blocage,[12]comme
le reconnaît d'ailleurs le rapport.
*
Jean-Claude Paye,
sociologue, auteur de L'emprise de
l'image. De Guantanamo à
Tarnac, éditions Yves Michel 2012.
Jean-Claude Paye, "Le
modèle anglais", colloque
"Pouvoirs exceptionnels et
droits fondamentaux", le 18 et
19 novembre 2007,Université
de Caen, Faculté de droit,
https://www.unicaen.fr/puc/images/crdf0606paye.pdf
Jean-Claude Paye, « Loi de
programmation militaire. La
France est-elle en guerre contre
les Français? »,
Mondialisation.ca, le 26
mars 2014,
http://www.mondialisation.ca/loi-de-programmation-militaire-la-france-est-elle-en-guerre-contre-les-francais/5375348?print=1
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