RussEurope
De la décomposition politique
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Dimanche 28 février 2016
L’une des caractéristiques de la
situation actuelle est le
désenchantement vis-à-vis du « rêve »
européen. L’Europe, et en particulier
sous sa forme de l’Union européenne, ne
fait plus rêver. Elle inquiète et elle
fait même peur. Le « rêve » s’est
transformé en cauchemar, d’Athènes à
Paris, en passant par Rome, Lisbonne et
Madrid. Les causes en sont multiples :
chômage de masse, politiques d’austérité
à répétition dont le poids est toujours
porté par les mêmes, mais aussi montée
des réglementations liberticides et des
détournements de souveraineté, enfin des
comportements scandaleux à l’échelle
internationale comme on peut le voir
dans la gestion calamiteuse de la
question des réfugiés ou dans
l’alignement sur la politique
étatsunienne avec le soutien apporté, de
fait, aux néo-nazis qui sévissent à
Kiev. Ce désenchantement se traduit par
la montée des remises en cause de
l’Union européenne, dont le débat sur
une sortie possible de la
Grande-Bretagne (ce que l’on appelle le
« Brexit ») est l’un des exemples. Il
provoque en retour la crise ouverte des
élites politiques, et en particulier en
France où la « construction européenne »
avait depuis longtemps quitté le domaine
de la raison pour entrer dans celui du
dogme religieux. C’est ce qui explique
le spectacle de décomposition accélérée
que donnent les deux partis anciennement
dominant de la vie politique française,
le parti « socialiste » et l’ex-UMP
rebaptisé « Les Républicains ».
Précis de
décomposition
Cette décomposition est aujourd’hui
une évidence au sein du P « S ».
La tribune co-signée par Mme Martine
Aubry et quelques autres, tribune dont
on a déjà parlé, en est l’un des
symptômes[1].
Dans cette « rupture », qui semble bien
aujourd’hui actée[2],
entre deux lignes que pourtant tout
rapproche et en particulier leur
européisme, ce sont les querelles d’égo
qui ont d’abord parlée. Et ceci est
symptomatique d’une décomposition
politique quand on n’est plus capable de
faire le tri entre l’essentiel et
l’accessoire, ou que l’on en vient à
considérer que questions de personnes
comme essentielles. De fait, la
cohérence du gouvernement, et des partis
qui le soutiennent, est déterminée par
le vote du Traité sur la
Stabilité, la Coopération et la
Gouvernance (le TSCG[3]),
vote qui fut obtenu en septembre 2012[4].
Ce Traité sur la Stabilité, la
Coordination et la Gouvernance, contient
en réalité trois mensonges pour le prix
d’un. Quelle stabilité, quand on voit
dans le rapport récent du FMI[5],
que les mêmes mécanismes qui ont été mis
en œuvre depuis 2010 n’ont fait
qu’aggraver la crise? Quelle stabilité
encore quand on voit la dépression que
connaissent les pays en crise? Parler de
stabilité est ici un mensonge flagrant.
Quelle coordination, encore, quand on
sait qu’il n’y a de coordination
qu’entre des agents libres et des Etats
souverain, alors c’est à une autorité
hiérarchique que l’on a affaire, et
qu’il n’y a dans ce traité
qu’asservissement à des agences dites
indépendantes ? J’écrivais en octobre
2012 : « Ce Traité organise en fait
le dépérissement de la démocratie en
Europe avec la fin de l’autorité suprême
des Parlements nationaux en matière
budgétaire. Or, il faut s’en souvenir,
c’est par le consentement à l’impôt que
commence la démocratie. [6]»
Quelle gouvernance, enfin, dans un
Traité qui s’est avéré inapplicable et
qui n’a pas eu d’autres fonctions que
d’être violé à peine signé ? Mais ce
traité désastreux a bien été
l’inspiration des diverses mesures
prises par François Hollande et ses
divers gouvernements. C’était ce traité
qu’il fallait combattre et non pas
pleurer sur ses conséquences. Ceci ne
rappelle que trop cette célèbre phrase
de Bossuet qui s’applique, hélas,
parfaitement à cette situation : « Mais
Dieu se rit des prières qu’on lui fait
pour détourner les malheurs publics,
quand on ne s’oppose pas à ce qui se
fait pour les attirer. Que dis-je? Quand
on l’approuve et qu’on y souscrit,
quoique ce soit avec répugnance »[7].
Mais, la décomposition sévit aussi
dans l’opposition. La « primaire » que
les « Républicains » veulent organiser
n’est pas seulement une injure aux
institutions, dont ce parti devrait, de
par ses origines, être le meilleur
défenseur. Elle se traduit par une
surenchère de petites phrases, des
postures dont raffolent certains
dirigeants politiques, le verbe haut et
les coups bas. Car, entre MM. Fillon,
Juppé Le Maire et Sarkozy, où sont les
différences ? Un peu plus ou un peu
moins d’austérité ? Quelques cadeaux en
plus ou en moins pour le MEDEF ? Le
jeunisme brouillon contre la calvitie
couverte d’erreurs ? Ce sera, toujours,
le même alignement sur Bruxelles, sur
l’Union européenne et sur l’Allemagne.
Il faut espérer qu’une voix se lève pour
faire entendre un autre discours. Mais,
en attendant, nous avons droit au même
spectacle que celui donné par les « solfériniens ».
Enfin, des histrions proposent des
candidatures de fantaisies, comme celle
de Nicolas Hulot, sans se soucier du
programme qui pourrait la sous tendre.
Cette focalisation sur des personnalités
est bien la preuve que nous sommes dans
un espace politique complètement
décomposé.
Les causes
de cette décomposition
Pourtant, l’heure est grave. La
situation de la France n’a d’égal que la
crise que connaît l’Union européenne. Il
suffit de lire ce qu’écrit un auteur
« européiste », mais pourtant lucide,
pour s’en convaincre[8].
Car cette crise qui perdure a une
origine. Cette destruction de l’ensemble
du cadre économique et social que nous
connaissons en France vient de ce que
l’Euro favorise ou impose dans les
différents pays membres. Mais, elle
découle aussi du cadre politique
implicite qui se met en place à propos
de l’Euro dans les pays de la zone Euro.
Aujourd’hui, la plupart des européens
sont désormais conscients des effets
négatifs sur l’économie de la monnaie.
On sait ce qu’elle entraîne, et ce qui
était prévisible depuis près de dix ans[9]
: croissance faible et montée du
chômage. La crise de la zone euro est
désormais une évidence, même pour les
idéologues les plus bornés. Aucun des
problèmes fondamentaux posés dès
l’origine n’a été résolu, et leurs
effets désormais s’accumulent. Les
solutions partielles qui ont été
proposées, et présentées comme des
avancées historiques vers une Europe
fédérale, posent en réalité bien plus de
problèmes qu’elles n’en résolvent. La
zone euro n’a plus d’autre choix que de
s’engager toujours plus dans dans une
politique de déflation, dont les
conséquences cumulées sont redoutables
pour les peuples des pays qui la
composent, ou de disparaître.
L’attractivité de l’Euro mais aussi
de l’Union européenne est en train de
s’effacer. La faute en revient aux
politiques d’austérité qui ont été mises
en œuvres ouvertement pour
« sauver » l’Euro, c’est à dire pour
résoudre la crise des dettes
souveraines. Or, ces politiques ont
plongé les pays qui les ont appliquées
dans des récessions très profondes[10].
Il faudra que très rapidement les
dirigeants des différents pays en
prennent acte et soit trouvent des
thèmes susceptibles de refonder cette
attractivité soit comprennent que l’on
ne peut durablement faire vivre des
institutions contre la volonté des
peuples.
Pour des
Comités d’Action de la révolte sociale
Les quolibets et les insultes que le
Président de la République a subis au
salon de l’Agriculture le matin du
samedi 27 février sont exemplaires de
l’exaspération d’une profession, mais
au-delà des Français. Or, les problèmes
de l’agriculture française, dont les
sources sont multiples et où le rôle de
la grande distribution est à signaler,
seraient largement réduits si une
différence de 40% s’établissait entre le
Franc retrouvé et le Deutsche Mark.
Cella correspond à ce que donnent les
calculs dans le cas d’une dissolution de
la Zone Euro, soit une dépréciation de
10% pour le Franc et une appréciation de
30% pour le DM. Notons encore que c’est
l’Union européenne qui s’oppose à la
signature d’accords garantissant les
prix d’achat aux producteurs, au nom du
sacro-saint respect de la « concurrence
libre et non faussée ». Le gouvernement
français aurait parfaitement les moyens
de régler cette crise en jouant sur les
prix et non par des suppressions de
cotisations, qui ne sont que des
palliatifs temporaires.
La montée de l’exaspération populaire
est aujourd’hui palpable, et sur
l’ensemble des terrains. C’est ce qui
explique le retentissement des
manifestations du salon de l’Agriculture
le 27 février. De la calamiteuse « loi
Travail » à la situation dramatique des
agriculteurs, de la révolte des
enseignants contre la réforme du collège
et le discours de l’éducation nationale
à la casse des services publics et de
l’esprit public (avec son corollaire, la
laïcité) sur l’ensemble du territoire,
il est temps que ces diverses colères
trouvent leur débouché politique. Ce
débouché ne peut être qu’une position
radicalement opposée à l’Euro et
renvoyant l’Union européenne à une
réforme immédiate. Ce débouché doit
prendre la forme d’un rejet immédiat des
deux partis, le P « S » et les
« Républicains » dont la cogestion de la
France au sein de l’idéologie européiste
a produit la situation actuelle. Cela
impose de dire haut et fort que nous ne
voterons en 2017 ni Hollande, ni Aubry,
ni aucun des clones que nous produira
cette « gauche » déshonorée, ni pour
Juppé, ni pour Sarkozy, ni aucun de ces
clowns issus de la matrice européiste.
Cette convergence des luttes doit
s’organiser, si possible avec l’aide des
syndicats, ce qui serait naturellement
souhaitable, mais s’il le faut sans eux.
Un grand mouvement de
comités d’action de la révolte sociale
est possible. Ces comités doivent avoir
deux principes directeurs : la volonté
de faire converger les luttes et le
rejet clair et sans ambiguïté du cadre
européen avec la volonté affirmé de
retrouver notre solidarité. Telle
pourrait être la meilleure sortie
possible de la situation de
décomposition politique dans laquelle
nous nous trouvons.
[1] Voir Sapir J., « L’indécence et
l’impudence de la tribune de Martine
Aubry » note publiée le 26 février in
RussEurope,
http://russeurope.hypotheses.org/4746
[2]
http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/2016/02/28/25001-20160228ARTFIG00072-martine-aubry-et-ses-proches-annoncent-leur-retrait-de-la-direction-du-ps.php
[3] Voir le Traité sur la Stabilité,
la Coordination et la Gouvernance, dit
TSCG, URL :
http://www.consilium.europa.eu/media/1478399/07_-_tscg.en12.pdf
[4] Voir Sapir J., « Honneur au
Soixante-dix », note publiée le 9
octobre 2012 sur RussEurope,
http://russeurope.hypotheses.org/266
[5]
http://russeurope.hypotheses.org/253
[6]
http://russeurope.hypotheses.org/266
[7] Bossuet J.B., Œuvres
complètes de Bossuet, vol XIV, éd.
L. Vivès (Paris), 1862-1875, p. 145.
Cette citation est connue dans sa forme
courte « Dieu se rit des hommes qui
se plaignent des conséquences alors
qu’ils en chérissent les causes ».
[8] Fazi T., « Why The European
Periphery Needs A Post-Euro Strategy »,
25 février 2016,
https://www.socialeurope.eu/2016/02/bleak-times-ahead-for-the-european-periphery/
[9] voir J. Bibow, (2007), ‘Global
Imbalances, Bretton Woods II and
Euroland’s Role in All This’, in
J. Bibow et A. Terzi (dir.),
Euroland and the World Economy: Global
Player or Global Drag?, New York
(N. Y.), Palgrave Macmillan, 2007
[10] Baum A., Marcos Poplawski-Ribeiro,
et Anke Weber, (2012), « Fiscal
Multipliers and the State of the Economy »,
IMF Working papers, WP/12/86,
FMI, Washington DC. Blanchard O. et D.
Leigh, (2013), « Growth Forecast Errors
and Fiscal Multipliers », IMF
Working Paper, WP/13/1, FMI,
Washington D.C..
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