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Russie-Turquie-France
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Vendredi 27 novembre 2015
L’agression caractérisée commise par
la Turquie à l’encontre d’un avion
militaire russe dans l’espace aérien
syrien[1]
a modifié les rapports de force
régionaux, mais pas nécessairement dans
le sens souhaité par le gouvernement
turc. Cette modification est aussi
sensible dans les résultats de la
rencontre du 26 novembre à Moscou entre
Vladimir Poutine et François Hollande.
- On a désormais des
précisions sur l’incident lui-même.
Le Ministère de la Défense de la
Fédération de Russie a publié une
carte de l’incident, que l’on
reproduit ici.
Carte de
l’incident aérien
Source : Ministère
de la Défense de Russie
On constate que, selon la Russie,
l’avion (un Su-24) volait au-dessus de
la Syrie. Même dans l’hypothèse où il
aurait survolé le territoire turc
pendant une quinzaine de secondes
(hypothèse que l’on a fait figurer en
pointillés sur la carte), il est évident
qu’il a été touché par un missile tiré
depuis un intercepteur turc au dessus du
territoire syrien. La thèse de la
Turquie selon laquelle l’équipage aurait
été averti « une dizaine de fois » en
environ 5 minutes est invraisemblable
car l’avion russe n’est pas resté
au-dessus du territoire turc plus de 15
secondes (il volait à 250 m/sec au
moment de l’incident, ce que confirme la
vidéo qui montre les ailes à géométrie
variable largement déployées).
L’équipage russe, dont un membre (le
navigateur) a été récupéré par les
forces russes, dément avoir reçu un
quelconque avertissement. Si
avertissement il y eut, ce fut au-dessus
du territoire syrien, ce qui implique
que l’aviation turque appliquait une
zone d’interdiction aérienne au-dessus
d’un Etat souverain, sans le moindre
mandat international. L’agression contre
la Russie se double donc, comme on
l’indiquait dans une précédente note,
d’une violation caractérisée du droit
international par la Turquie.
- Le gouvernement turc,
pour sa défense, invoque son droit à
défendre son espace aérien.
Mais, il est notoire et avéré qu’il
viole de manière régulière l’espace
aérien grec. Voici le nombre de
violations répertoriées par la
ministère de la défense de la Grèce.
Violations de
l’espace aérien grec
Certaines de ces violations (environ
10%) sont des violations ayant durée
plus de 3 minutes et impliquant une
pénétration de plus de 30 km de l’espace
aérien grec. On voit que le nombre et
l’importance de ces violations est bien
au-delà de ce que l’avion russe aurait
commis selon les turcs. Si le
gouvernement grec avait du employer les
mêmes méthodes que la Turquie pour faire
respecter son espace aérien, il n’y
aurait plus d’aviation turque (et on
aurait une guerre entre les deux pays…).
- La décision du
gouvernement russe de déployer des
batteries de missiles sol-air S-400
« Triomphe » (ou SA-21 « Growler »
pour l’OTAN) dans le nord de la
Syrie est une riposte à cette
agression[2].
Ces missiles sont capables
d’intercepter tout avion ou missile
de croisière à des distances
importantes (250 km)[3].
Ces missiles permettraient donc à la
Russie, si elle le voulait,
d’imposer une zone d’interdiction
des mouvements aériens en Turquie.
La menace est ici très claire à
l’égard de la Turquie. Elle
s’accompagne d’une campagne de
frappes aériennes visant la
logistique de DAESH mise en place en
connivence avec la Turquie.
Très clairement, le
gouvernement russe entend démontrer la
complicité de certaines personnes du
gouvernement turc avec DAESH.
Il faut, par ailleurs, s’attendre à
ce que la Russie multiplie les sanctions
économiques vis-à-vis de la Turquie. Un
embargo de fait sur les produits
alimentaires turcs a été décidé le
mercredi 25 novembre, et le tourisme
russe en Turquie, sera très certainement
fortement réduit, voire suspendu[4].
Ces différentes mesures pourraient
coûter directement entre 8 et 10
milliards de dollars à la Turquie et
indirectement entre 10 et 12 milliards,
soit environ 1,5% de son PIB.
- Par ailleurs, et ce fait
semble ne pas avoir reçu toute
l’attention qu’il mérite,
lors de la réunion qui s’est tenue à
Moscou entre le Président russe et
le Président français, un accord a
semble-t-il été trouvé pour que
l’aviation russe suspende ses raids
contre des groupes d’opposition
syriens à la condition que ces
derniers groupes se joignent aux
attaques du gouvernement syrien
contre DAESH. Ce point est de
la plus haute importance. Il
impliquerait qu’une trêve de
fait soit en vigueur entre les
troupes du gouvernement syrien et
certains de ses opposants pour que
les deux parties puissent concentrer
leurs efforts contre DAESH. Ceci est
à mettre en perspective avec la
réunion d’une conférence qui doit se
tenir en décembre à Moscou entre le
gouvernement syrien et l’opposition,
pour discuter d’une issue politique
à la crise. On notera alors :
- Que la Russie s’impose de
plus en plus comme un acteur
incontournable et même décisif
dans un possible règlement de la
guerre civile syrienne. Cette
conférence, si elle se tient,
aura des effets bien plus
importants sur le terrain que la
conférence de Vienne. La Russie
détient aujourd’hui une partie
des clefs de l’avenir de la
Syrie, que cet avenir passe, ou
ne passe pas, par Bachar El-Assad.
- Que la diplomatie française
a été obligée de faire un
nouveau « rétropédalage » en
reconnaissant que la France
pourrait coopérer avec l’armée
syrienne (i.e. celle de Bachar)
dans la lutte contre DAESH. De
fait, la France se trouve dans
une position de plus en plus
inconfortable entre les
Etats-Unis et la Russie, et la
position personnelle de Laurent
Fabius apparaît de plus en plus
fragile au sein du gouvernement.
- On assiste donc à un
retour aux réalités en ce qui
concerne les relations entre la
France et la Russie. Ce
retour, François Hollande a cherché
à le présenter sur un ton personnel
lors de la réunion du 26 novembre.
Ce fut pour ce faire rappeler, par
Vladimir Poutine, que si la
sympathie n’est pas nécessairement à
exclure, les relations se situent de
Président à Président. Et l’on a
bien le sentiment que c’est la
France qui a fait la plus grosse
partie du chemin. Ce retour aux
réalités est à souligner. Mais, il
indique aussi l’importance de ce qui
a été perdu par une politique
stérile d’opposition à la Russie
depuis 2014.
[1] Dont on a rendu compte sur le
carnet Russeurope
http://russeurope.hypotheses.org/4498
[2]
http://sputniknews.com/middleeast/20151126/1030782946/s-400-syria-russia.html
[3] Il faut noter que, contrairement
à ce qui a été indiqué dans le JT de
France-2 le 26 novembre à 20h00, ces
missiles ne peuvent être utilisés pour
« bombarder » l’organisation dite Etat
islamique. Un journaliste ignorant les a
confondus avec des missiles Sol-Sol.
[4]
http://russeurope.hypotheses.org/4502
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