RussEurope
L’aberration de Libération
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Lundi 27 octobre 2014
Libération vient ce
commettre un mauvais coup, quelque chose
dont ce journal moribond nous avait
donné l’habitude depuis 2005 et la
campagne du référendum sur le projet de
constitution européenne. Mais, cette
fois, ce mauvais coup porte sur la
Russie et prend la forme d’une
pseudo-enquête sur les « réseaux de
Poutine » en France. Il est frappant
que, dans l’esprit de ces
« journalistes », on ne puisse défendre
des positions qu’au travers de réseaux.
Sans doute est-ce le reflet du monde
grégaire dans lequel ils vivent. Mais il
y a plus grave. Il y avait une tradition
dans la presse française, qui remontait
à Émile Zola ; c’était celle de
« J’accuse ». Aujourd’hui, les
journalistes dénoncent. Le
passage d’un mot à un autre en dit long
sur le processus de dégénérescence.
Cette « dénonciation » se trouve
dans le numéro de vendredi 24 octobre.
Je n’aurais pas relevé ce qu’elle avait
d’ignominieux si certains de mes
collègues et amis n’étaient aussi mis en
cause.
Du journalisme
d’investigation au journalisme
d’inquisition
Le soi-disant dossier fait sept
pages. C’est rendre beaucoup d’honneur à
ceux qui sont mis en cause. Je suis
persuadé que d’autres, hommes politiques
ou industriels, sauront y répondre. Je
me contenterai de ce que je connais, et
je prêcherai pour ma paroisse.
Courriel de présentation de la
journaliste de Libération
De: “Lorraine Millot”
<lorrmillot@gmail.com>
À: sapir@msh-paris.fr
Envoyé: Lundi 8 Septembre 2014
17:05:08
Objet: Interview avec Libération
Cher Monsieur Sapir,
serait-il possible de vous rencontrer
pour un entretien avec Libération? Je
voudrais vous interroger sur la relation
franco-russe et l’image du régime russe
en France, dans le contexte actuel du
conflit en Ukraine.
En tant qu’ancienne correspondante à
Moscou, et Washington, je serais aussi
très heureuse de cette occasion de faire
votre connaissance.
Lorraine Millot
Libération
—–
La journaliste, qui s’était présentée
ainsi le lundi 8 septembre, commence son
papier par cette affirmation : « il
nous cueille par une question, la même
exactement que celle posée par John
Laughland de l’étrange Institut de la
démocratie et de la coopération
‘pouvez-vous prouver que la Russie est
intervenue cet été en Ukraine ?’ »
C’est tout simplement faux. La
conversation n’a pas commencé sur ce
point, et je ne suis pas si mal élevé
que j’apostropherais de la sorte une
personne ayant demandé à me voir. Quand
la discussion est venue sur ce sujet,
j’ai demandé à la journaliste si elle
avait les preuves d’une présence massive
de l’armée russe dans l’Est de
l’Ukraine. Je lui ai fait part de mes
doutes sur ce point, mais aussi du fait
qu’il était certain que la société russe
s’était assez largement, et avec
l’accord du gouvernement, portée au
secours des forces insurgées. La
présentation de cette partie de notre
entretien est tout simplement
mensongère.
Nous avons ensuite longuement évoqué
mes recherches sur la Russie, qui datent
de 1976 et je me suis attardé sur les
problèmes de financement que connaissent
les chercheurs. Ceci donne, retraduit en
langage de journaliste de Libération : «
Pour ce qui est des financements de
son centre d’études, Jacques Sapir
explique bénéficier de contrats avec des
entreprises occidentales ». Le fait
que le CEMI et le séminaire Franco-Russe
aient bénéficié d’un soutien constant et
intangible tant de l’EHESS, dont nous
dépendons, que la Fondation Maison des
sciences de l’homme, est ainsi passé
sous silence. Que plusieurs de mes
thésards aient eu des allocations de
recherches (on dit aujourd’hui « bourses
doctorales ») est tout autant ignoré, et
je suis bien obligé de constater que
cela est volontaire, et fait avec une
évidente intention de nuire. Par
ailleurs, oui, nous avons eu des
contrats, des administrations (par
exemple le Ministère de la Défense)
comme de sociétés occidentales, et pour
tout dire françaises. En quoi cela
est-il différent de la situation des
centres de recherches en économie de
Toulouse (où officie Jean Tirole) et de
Paris de l’EHESS ? Ici encore, on ne
peut que relever l’intention de nuire,
de discréditer. Je le dis sans fard : je
suis fier d’avoir trouvé pour certains
de mes étudiants des contrats. Je sais
que nous, économistes, avons plus de
facilité pour ce faire que les
historiens ou les anthropologues. C’est
pourquoi j’ai toujours considéré de ma
responsabilité vis-à-vis de collègues
opérant dans des disciplines importantes
mais moins reconnues, de trouver par
moi-même des financements afin de leur
laisser une plus grande part des maigres
ressources qui nous sont allouées par
l’administration. Cela, je l’ai aussi
dit à cette journaliste, mais à la lire,
j’aurais pu tout aussi bien pisser dans
un violon !
Cerise sur le gâteau, cette
journaliste m’a posé une question sur
mes revenus personnels. Comme s’il était
impossible que l’on ait des positions
convergentes avec celle du gouvernement
russe sans être payé par ce dernier.
Voilà qui en dit long sur la mentalité
mercenaire qui sévit, semble-t-il, à
Libération. On entendrait les cris
d’orfraie de ces journalistes si l’on se
mettait à noter la liste de leurs
commanditaires. Nous aurions
instantanément les oreilles cassées par
des cris de défense de la « liberté
d’expression ». Qu’une journaliste soit
incapable de penser qu’une personne a
des postions, justes ou fausses,
simplement parce qu’il a fait une
certaine analyse de la situation sur le
terrain signe le triste constat d’une
presse non pas aux ordres mais à gages.
Les individus et la
profession
Ceci cependant soulève un problème
qui dépasse de loin le cas d’une
journaliste. Tout d’abord, et je connais
un peu les us et coutumes de la
profession, cet article a été discuté en
conférence de rédaction. Il a été relu.
Nul ne s’est offusqué des imprécisions,
mensonges et calomnies fielleuses qu’il
contenait. Nul n’a demandé des comptes à
la journaliste, ne lui a suggéré que des
références aux travaux des uns et des
autres, qu’il s’agisse d’Hélène Carrère
d’Encausse ou de Philippe Migaut
s’imposaient, simplement pour que le
lecteur puisse se forger une opinion par
lui-même. Il y a donc ici responsabilité
collective de la rédaction de
Libération dans la volonté non pas
d’informer mais de désinformer. C’est en
cela qu’il est révélateur d’un problème
général qui touche une partie de la
presse écrite française. On peut
d’ailleurs signaler que les lecteurs de
Libération, à la différence de
ceux du Guardian en Grande Bretagne, du
Spiegel en Allemagne, ne sauront rien
des fosses communes découvertes par les
insurgés après le repli des troupes du
gouvernement de Kiev, ni de l’emploi
d’armes à sous-munitions ou de missiles
lourds, signalés par l’ONG Human
Right Watch. C’est bien à une
désinformation, qui s’inscrit dans une
propagande de guerre, que se livre
Libération.
Non qu’il soit interdit à un
journaliste d’avoir des opinions ; bien
au contraire. Mais, un journaliste
devrait faire la distinction entre ses
opinions et les informations qu’il
rapporte. Dans la presse anglaise et
américaine, ceci est même
institutionnalisé par la séparation
nette entre articles d’informations et
éditoriaux. Mais, il est clair que ce
genre de distinction, et donc d’éthique,
est étrangère à une partie de nos
journalistes, qui vit d’ailleurs bien
souvent dans des relations incestueuses
avec le monde politique ou celui des
affaires. La presse écrite d’information
est mourante en France. Il suffit de
lire The Guardian ou le
Washington Post et de les comparer à
Libération ou au Monde
pour comprendre pourquoi. Non qu’il n’y
ait de bons journalistes en France. On
en trouve encore quelques uns. Mais la
profession elle-même, faute d’accepter
un regard critique sur sa pratique, est
en train de faillir. Car ce dossier de
Libération n’est hélas ! pas
isolé. On se souvient du dossier du
Point sur les « néo-conservateurs »,
qui par un mélange d’insinuations, de
mensonges francs, et de détournements
d’étiquettes cherchait à construire un
bloc qui n’existait que dans le cerveau
malade de ses rédacteurs. On se souvient
aussi des mensonges proférés à mon égard
par des journalistes de l’AFP .
Mais, dans ce cas, la direction du
bureau Russie avait rapidement corrigé
le tir et s’était excusée du préjudice
commis, ce qui est tout à son honneur,
et prouve, s’il en était besoin, qu’il y
a encore des femmes et des hommes de
conscience et d’honneur parmi les
journalistes.
Une mesquinerie
Il reste à signaler une ultime
mesquinerie dans cet article crapuleux
de Libération. Il est en réalité
réservé aux seuls abonnés. Si on ne me
l’avait pas signalé, et si un ami ne me
l’avait pas fait parvenir, je l’eusse
ainsi ignoré. Il semble bien loin le
temps où un journaliste, mettant en
cause une personne, lui faisait parvenir
en avance l’article litigieux pour qu’il
puisse, si l’envie l’en prenait, y
répondre. Le savoir-vivre se perd, tout
comme le savoir-faire. Un petit travail
de vérification aurait évité de dire les
énormités que l’on peut lire dans cet
article. Mais aujourd’hui, visiblement,
il ne reste que le faire-savoir. On ne
cherche plus à informer, mais à
communiquer.
Il n’en reste pas moins, exiger d’une
personne mise en cause qu’elle paye pour
lire les énormités sur son compte, c’est
ajouter à l’escroquerie intellectuelle
la rapine en bande organisée.
1. Voir
« Basile est bien vivant et il vit en
France », note publiée sur
RussEurope
le 10 juin 2013,
http://russeurope.hypotheses.org/1347
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