RussEurope
L’indécence et l’impudence
de la tribune de Martine Aubry
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Vendredi 26 février 2016
Ainsi donc, Martine Aubry et quelques
autres ont publié une tribune dans le
journal Le Monde daté du 25
février, tribune qui agite le microcosme
parisien. On y retrouve des
personnalités du monde politique,
qu’elles soient socialistes ou non,
ainsi que des universitaires. Le titre
même de cette tribune est éclairant :
« Sortir de l’impasse ». Ah certes, que
voilà un beau programme. Mais qui donc
nous y a fait entrer dans cette
impasse ? N’est-ce point le tournant
européen, religion dans laquelle
communient tout autant les auteurs de
cette tribune que les personnes qu’ils
attaquent ? Et quand ils écrivent : « Ce
n’est plus simplement l’échec du
quinquennat qui se profile, mais un
affaiblissement durable de la France qui
se prépare, et bien évidemment de la
gauche, s’il n’est pas mis un coup
d’arrêt à la chute dans laquelle nous
sommes entraînés », on aimerait
plus de cohérence et de logique. Car, la
situation actuelle, du CICE et du
« pacte de responsabilité » à la « Loi
Travail » de Mme El-Khomri, ne tombe pas
du ciel. On voit bien ce qui pousse le
gouvernement à vouloir défaire le droit
du travail, en faisant sauter les
garanties légales qui pesaient en cas de
licenciements, à réduire l’assurance
chômage (pourtant excédentaire dans son
strict périmètre d’exercice) : c’est
l’idée que seul un gain de compétitivité
important peut arrêter l’hémorragie de
l’emploi. Mais, ce faisant, la France va
accroître les facteurs de récession et
de déflation tant sur son territoire
qu’au niveau de l’Europe toute entière.
Tant que notre pays ne pourra retrouver
la flexibilité du taux de change, il
sera obligé de chercher ailleurs
d’autres flexibilités, et en particulier
sur les salaires et les différents
revenus sociaux. Et l’on sait bien que
par temps de crise, la fameuse « flexsécurité »
dont on parle tant se réduit à n’être
qu’une flexibilité, toujours demandée
aux plus faibles et aux plus démunis
sans aucune sécurité.
« Trop, c’est trop » dit encore le
texte de cette tribune…Comme si les
signataires avaient dormi depuis 2012 et
ne se réveillaient que maintenant. Car,
les mesures les plus critiquables prises
par le gouvernement Valls étaient
inscrites dans le TSCG que François
Hollande fit ratifier. Oui, il y a une
certaine indécence à s’offusquer
aujourd’hui de mesures qui ne sont que
la suite logique de décisions prises au
début même du mandat de François
Hollande et ce alors qu’il s’était
engagé à faire le contraire. C’était à
ce moment là qu’il fallait protester. Il
n’en fut rien. Et c’est la raison pour
laquelle cette tribune sonne faux.
Comment croire que ses signataires sont
légitimement indignés alors qu’ils ont
accepté les mesures initiales ? Cette
indignation se veut vertueuse, mais elle
cache en réalité des rancœurs politiques
cuites et recuites. Elle masque des
projets politiques contradictoires
aussi. Quand Mme Aubry se déclare pour
des primaires à gauche, M. Cohn-Bendit
lui nous annonce qu’il votera pour Alain
Juppé. Après tout, c’est son droit le
plus strict. Mais cette tribune est une
galère dans laquelle quiconque se
sentant véritablement de gauche n’a rien
à faire. Et, le soutien que ses
signataires apportent à la calamiteuse
réforme de l’éducation nationale devrait
achever de nous en convaincre.
La question fondamentale que pose
cette tribune est celle de l’honnêteté
politique. Or, on se souvient que du
temps ou elle dirigeait le Parti
« socialiste » Mme Aubry avait laissé se
développer des situations scandaleuses,
en particulier dans les Bouches du
Rhône. De cela, aucun bilan public n’a
été tiré. Comment croire, alors, aux
postures moralisatrices que contient
cette tribune ? Il y a une impudence
certaine à agir de la sorte en pensant
que les français ne s’en souviendraient
pas. Cette combinaison d’indécence et
d’impudence est cependant un signe
caractéristique de la décomposition des
élites. De ce point de vue, on peut dire
que cette tribune n’a pas été inutile,
même s’il est plus que douteux que ses
signataires n’ont pas mesuré la portée
de leur geste. Ils viennent, par cette
tribune, de confirmer la mort de cette
« deuxième gauche » qui s’est révélée,
depuis près de trente ans, n’être qu’une
des formes de la droite.
Il reste un point cependant qu’il
convient de mettre en avant. Alors que
les signataires de cette tribune
rédigeaient leur pensum, une pétition
circulait sur Internet contre le projet
de loi proposé par Mme El-Khomri. Cette
pétition a dépassé largement les 500 000
signatures en quelques jours et elle
continue de progresser au rythme de plus
de 6000 signatures par heure. Il y a là
une réaction bien plus radicale que dans
toutes les tribunes du monde…
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