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La Grèce, la gôche, la gauche (I)
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mercredi 22 juillet 2015
Le diktat arraché à la Grèce
par l’Eurogroupe et la Commission
européenne est une tragédie pour la
Grèce. Cet accord ne réglera rien et va
même empirer la crise que la Grèce
connaît. La dette de la Grèce n’était
pas soutenable en 2010. Elle ne l’était
pas en 2012. Elle ne l’est toujours pas
après ce diktat. La solvabilité
du pays n’est nullement assurée car la
viabilité de l’économie n’est pas
assurée. Ici se trouve une évidence,
niée par les négociateurs de Bruxelles,
qu’un pays ne peut rembourser que ce que
son économie lui permet. En fait, c’est
même l’inverse qui apparaît le plus
évident, car les mesures imposées dans
ce diktat, combinées avec les
conséquences de la politique de la
Banque Centrale Européenne, vont
aggraver la crise économique en Grèce.
Mais, les conditions qui ont entouré ce
désastre ont des conséquences qui
dépassent la Grèce. Nous assistons
aujourd’hui au naufrage de la
social-démocratie européenne et à un
moment charnière pour ce que l’on
appelle la « gauche radicale ».
Le naufrage
de la Social-Démocratie européenne
La social-démocratie européenne, avec
son grand rêve d’une Union européenne
réformée, d’un Euro dit « de gauche », a
sombré entre les derniers jours de juin
et les premiers de juillet[1].
La social-démocratie européenne s’est
révélée être une force d’imposition de
l’austérité, une force qui a contribué à
écraser une tentative pour construire un
autre chemin économique en Europe. Ce
naufrage n’a qu’un précédent : celui
d’août 1914, ou mieux encore 1918. Comme
à cette époque, la social-démocratie
allemande est bien entendu la première à
sombrer. Le fantôme de Ebert, et de sa
collaboration avec Noske, est revenu
hanter les couloirs de la chancellerie à
Berlin[2].
La collusion entre le SPD et la droite
allemande à propos de la Grèce a été
évidente[3].
Que l’on se souvienne des déclarations
d’un Martin Schulz, appelant au
renversement d’un gouvernement, le
gouvernement grec, démocratiquement élu,
ou les déclarations tout aussi
calamiteuses d’un Sigmar Gabriel, le
dirigeant du SPD, allié d’Angela Merkel
au sein du gouvernement allemand. Mais
ce phénomène dépasse, et de loin, le cas
de l’Allemagne. En Grande-Bretagne, les
événements de ces derniers jours ont
aggravé la crise latente au sein du
Labour déjà mal remis de l’épisode
Tony Blair[4].
Ces événements vont aussi aggraver la
crise interne du PD en Italie,
parti rassemblant depuis une partie des
anciens « eurocommunistes » jusqu’au
centre-gauche issue de la démocratie
chrétienne. On pourrait multiplier les
exemples.
En France, on voit dans la manière
dont la majorité du Parti dit
« socialiste » s’est rangé autour du
diktat, dans la manière et dans les
mots dont le Premier ministre, Manuel
Valls, a usé pour faire voter le
Parlement, que cette logique de
collaboration avec l’ennemi est allée
jusqu’aux tréfonds de sa logique. Il est
d’ailleurs significatif que les
« frondeurs » du Parti dit
« socialiste » aient, dans leur
majorité, voté avec le reste du Parti.
Même le PCF, qui est le seul parti du
Front de gauche représenté au Parlement,
a hésité. Rappelons que le lundi matin
Pierre Laurent appelait à voter le
soutien à ce diktat avant que
le Président du groupe, André Chassaigne,
tenant compte des réactions de la base
et de nombreuses fédérations locales[5],
fasse voter contre. Ce pas de clerc de
Pierre Laurent est en réalité très
révélateur non seulement d’une politique
réduite aux intérêts électoraux et
financiers, mais aussi du poids de
l’idéologie européiste au sein du PCF.
Il faut comprendre comment cette
idéologie s’est constituée, et pourquoi
les événements de ces derniers jours la
mettent aussi violemment en crise.
L’Europe
comme seule horizon ?
L’Union européenne, rebaptisée
« Europe » au prix d’une supercherie
évidente, était devenue le cœur du
projet de la social-démocratie depuis
les années 1980. L’effondrement de
l’Union soviétique avait même donné une
certaine urgence au « rêve » européen de
la social-démocratie. En fait, cette
dernière voyait, dans un projet de type
« fédéral » la possibilité d’imposer à
ce qu’elle appelait les « forces de la
réaction », et dans les années 1980
celles-ci étaient bien identifiées en
Grande-Bretagne avec le Thatchérisme,
des mesures sociales. La défaite de la
social-démocratie traditionnelle en
Grande-Bretagne face à Margaret Thatcher
validait en un sens ce projet.
Convaincue, surtout en France et en
Italie, de l’impossibilité de faire « un
autre politique économique » dans le
cadre national, elle reportait ses
espoirs sur une politique à l’échelle de
l’Europe. L’absence d’analyse sérieuse
des raisons de l’échec de la politique
d’Union de la Gauche en 1981-1983, a
certainement été un facteur important
dans le tournant pris par la gauche
française, de fait l’une des moins
« sociale-démocrates » en Europe.
D’autres facteurs jouèrent leur rôle,
comme l’impact des « années de plomb »
en Italie.
Mais, le ralliement à l’idée
européenne était en fait ancien. Dès les
années 1950 s’est imposée au sein de la
social-démocratie l’idée que seule une
organisation fortement intégrée de
l’Europe occidentale pouvait empêcher le
retour des guerres sur le continent
européen. Il faut aussi signaler le très
fort anticommunisme du SPD en Allemagne
de l’Ouest, ce qui le conduisit à
accepter le cadre du Traité de Rome (et
de l’OTAN) comme seul cadre susceptible
de garantir le système social
ouest-européen qu’il s’agissait alors
non pas de changer mais de faire
évoluer. Notons aussi le fait que nombre
de social-démocraties du sud de l’Europe
(en Espagne et au Portugal en
particulier) subirent l’influence du
SPD.
Pourtant, le tournant des années 1980
va bien au-delà. Il y a une
transformation qualitative qui fait
passer « l’Europe » d’élément important
dans l’idéologie des partis de
l’Internationale Socialiste à un élément
dominant et central. C’est une idéologie
de substitution, qui allie le vieux fond
internationaliste (ou plus précisément
des formulations
internationalistes car quant à la
réalité de l’internationalisme de la
social-démocratie, il y aurait beaucoup
à dire) avec un « grand projet »,
s’étendant sur plusieurs générations.
Les différentes social-démocraties
européennes, puis ce qui survivait du
mouvement communiste institutionnel, ont
donc fait de la « construction
européenne » l’alpha et l’oméga de leur
projet politique[6].
Ceci a eu des effets importants dans le
mouvement syndical, et la CFDT a
commencé son involution qui l’a
transformé en un syndicat de
collaboration de classe, évolution qui
s’est accélérée à partir de 1995. Mais,
même au sein de la CGT, on peut
ressentir cette évolution avec une
montée en puissance du tropisme
« européen ». Ce tropisme a déjà été mis
à mal, du moins en France, par l’échec
du référendum de 2005. Le résultat, qui
n’avait pu être obtenu que
parce qu’une frange des électeurs du
Parti dit « socialiste » avait voté
« non » a été vécu comme un véritable
drame au sein de ce Parti. Au lieu d’en
tirer les leçons, et de comprendre que
ce tropisme « européen » ne pouvait
qu’entraîner de nouvelles catastrophes,
les dirigeants de ce Parti ont décidé de
persévérer.
Encore fallait-il que, dans sa
réalité, l’Union européenne permette
d’accorder à ce dit projet quelques
créances. C’est cela qui vient de
sombrer avec la crise grecque.
Le principe
de réalité
En effet, l’Union européenne s’est
révélée sous un jour hideux. Ou, plus
exactement, certaines de ses
institutions ont montré qu’elles
n’étaient nullement « neutres », mais
qu’elles avaient ce que l’on peut
appeler un « contenu de classe » ou, si
l’on veut utiliser un langage moins
marqué, qu’elles étaient
consubstantiellement au service des
nantis. Cela concerne, évidemment, au
premier chef les institutions
monétaires, c’est à dire la zone Euro.
Les institutions de l’Union Economique
et Monétaire, et surtout le fait que
certaines d’entre elles soient des
« institutions de fait » sans existence
juridique (comme l’Eurogroupe) assurent
la prédominance non seulement d’une
certaine politique économique au sein de
l’UEM, mais aussi la domination de la
financiarisation sur les pays de l’UEM.
Le fait que ces institutions soient
aujourd’hui consolidées dans l’UE, même
si de nombreux pays de l’UE ne font pas
partie de la zone Euro, aggrave cette
situation. On a clairement vu non
seulement l’impossibilité de faire une
autre politique que l’austérité dans le
cadre de la zone Euro, mais surtout que
ce cadre était politique et
entendait imposer sa loi à tous les
pays. Enfin, on a eu la confirmation
que, loin de constituer un cadre
apaisant les tensions entre pays, la
zone Euro avait pour effet de les
exacerber.
On voit bien qu’aucune politique
alternative n’est possible dans le cadre
de la zone Euro. On pourrait en dire
sans doute de même avec l’UE telle
qu’elle existe aujourd’hui. Les
conditions de négociation du TTIP/TAFTA
montrent que ce traité que l’on veut
conclure dans le dos des peuples ne
fonctionnera qu’au profit des grandes
sociétés multinationales. L’UE ne
protège nullement de ce marché mondial.
Elle contribue au contraire à
l’accoucher. La compréhension de ces
faits pénètre désormais de plus en plus
profondément au sein de l’électorat mais
aussi au sein de certaines fractions de
l’appareil social-démocrate. C’est le
cas en France au sein du Parti dit
« socialiste ».
La social-démocratie est donc
confrontée à la réalité. Elle a rêvé un
processus de construction européenne et
se réveille aujourd’hui avec un monstre.
Qui plus est, elle se retrouve dans la
peau de l’un des deux parents de ce
monstre. On comprend, alors, la gueule
de bois historique qui a saisi la
social-démocratie européenne. Mais,
peut-elle renier ce qui résulte de près
de trente années de ses compromissions
multiples et répétées ?
L’Union européenne, et bien entendu
la zone Euro, vont se révéler la Némésis
de la social-démocratie européenne.
Mais, dans le même temps ceci confronte
les différents partis de la « gauche
radicale » à un moment charnière. Car,
de leur réaction rapide, dépend leur
capacité à prendre pied dans l’électorat
de cette social-démocraties ou au
contraire de voir d’autres forces s’en
emparer. En politique aussi, la nature a
horreur du vide.
Notes
[1] Evans-Pritchard A., « EMU
brutality in Greece has destroyed the
trust of Europe’s Left », The
Telegraph, 15 juillet 2015,
http://www.telegraph.co.uk/finance/comment/ambroseevans_pritchard/EMU-brutality-in-Greece-has-destroyed-the-trust-of-Europes-Left.html
[2] F. Ebert, dirigeant du SPD,
écrasa dans le sang avec la complicité
de la Reichswehr et des corps francs la
révolte de la gauche socialiste autour
de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht
[3] Mounk Y., « Germany’s Social
Democrats Are Colluding in Greece’s
Destruction—And I’m Leaving The Party »,
The Nation, 16 juillet 2015,
http://www.thenation.com/article/germanys-social-democrats-are-colluding-in-greeces-destruction-and-im-leaving-the-party/
[4] Jones O., « The left must put
Britain’s EU withdrawal on the agenda”,
The Guardian, 14 juillet 2015,
http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/jul/14/left-reject-eu-greece-eurosceptic
[5] Je peux en témoigner compte tenu
du nombre de commentaires provenant de
responsables de sections locales et
départementales du PCF arrivés sur le
carnet RussEurope entre le
lundi 13 et le mardi 14 juillet.
[6] Voir « Quand la mauvaise foi
remplace l’économie: le PCF et le mythe
de “l’autre euro” », 16 juin 2013, note
sur RussEurope,
http://russeurope.hypotheses.org/1381
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