RussEurope
L’UE, la Russie et le monde multipolaire
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Vendredi 22 avril 2016
Ce texte constitue la suite du
résumé de la conférence donné le
mercredi 20 avril au MGIMO (Moscou) sur
les relations entre l’Union européenne
et la Russie. Il est centré sur la
question du monde multipolaire et sur
les conséquences politiques dans chaque
pays qu’a eu ce changement du contexte
international.
Les relations entre la Russie et
l’Union européenne font parties de ce
que l’on appelle le monde
« multipolaire ». Mais, il semble bien
que la Russie ait tiré, de gré ou de
force, toutes les conclusions qui
s’imposaient quant à la
multi-polarisation du monde. Cette
dernière, qui fut pendant des décennies
un objectif (en particulier pour le
politique étrangère de la France
gaulliste), n’est devenue une réalité
que depuis le début des années 2000,
avec le constat d’échec de ce qui aurait
pu être le « siècle américain »[1].
Non que les Etats-Unis ne soient
aujourd’hui une puissance majeure, que
ce soit dans le domaine militaire, dans
le domaine économique ou encore dans le
domaine culturel. Les différentes
« théories » sur un effondrement des
Etats-Unis reflètent bien plus les
illusions et parfois les délires de
leurs auteurs qu’un état de la réalité.
Mais, les Etats-Unis n’ont plus la
capacité d’agir comme « l’hyperpuissance »
qu’ils étaient devenus au moment de la
dissolution de l’URSS. Le déclin des
Etats-Unis est un fait. Il constitue le
contexte du monde actuel.
Ce fait a été analysé, et compris,
par les responsables de la Russie. Mais
il semble avoir largement échappé aux
responsables des institutions
européennes. L’Union européenne reste
largement engoncée dans une vision du
monde qui a pris au moins quinze années
de retard. Ceci explique aussi les
divergences qui existent aujourd’hui
entre l’UE et la Russie.
De la fin de
l’hyperpuissance à la multipolarisation
réelle du monde
La notion d’hyperpuissance reflétait
l’hégémonie des Etats-Unis au début des
années 1990. Elle fut en particulier
mise en valeur dans ce que l’on appelle
désormais la « Première guerre d’Irak »,
c’est-à-dire les opérations de la
coalition internationale pour forcer
Saddam Hussein à évacuer le Koweït. Le
général Lucien Poirier, qui fut un des
pères de la pensée stratégique française
moderne, dressait un étonnant parallèle
entre la « guerre du Golfe » et la
victoire de Rome sur Carthage à Zama :
« Après Zama, les vieux sénateurs
romains répugnaient encore à reconnaître
le destin de la Ville. Le désordre, dans
une Grèce trop proche pour qu’il y fût
tolérable, les contraignit nolens volens
à étendre l’horizon ouvert par la
victoire sur Carthage. Ils étaient
embarqués. L’empire était en marche. Les
analogies historiques sont toujours
douteuses. Mais, après la fin du monde
bipolaire, comment l’accident que fut la
guerre du Golfe, nécessaire à la fois
pour décoder le sens du passé et
indiquer celui de l’avenir, ne
porterait-il pas à imaginer cet avenir
sous les traits d’un imperium américain…[2] ? »
Les États-Unis semblaient ainsi
disposer, en ce début de la dernière
décennie du xxe siècle, d’une
totale suprématie, tant militaire
qu’économique, tant politique que
culturelle. La puissance américaine
rassemblait alors la totalité des
caractéristiques du « pouvoir
dominant », capable d’influencer
l’ensemble des acteurs sans avoir à user
directement de sa force après la
démonstration qu’elle venait de fournir,
et surtout d’établir son hégémonie sur
l’espace politique international, en
particulier en imposant ses
représentations explicites et implicites
ainsi que son discours[3].
Le fait que la coalition ait pu opérer
avec la neutralité passive ou active de
l’URSS et de la Chine, montrait bien que
ces puissances, à l’époque,
reconnaissaient le fait de l’hyperpuissance.
Or, dans les dix ans qui suivirent,
les Etats-Unis vont gaspiller le capital
acquis et être dans le même temps
confrontés à la montée en puissance de
la Chine et au retour de la Russie sur
la scène internationale. La stratégie
américaine fut touchée au plus profond
de ses fondements par les conséquences
économiques, financières, politiques et
idéologiques de la première crise
financière du monde globalisé, celles de
1997-1999. Cette crise mettait en branle
les mêmes mécanismes qui furent à
l’œuvre dans la crise de 2007-2009,
crise dont le monde n’est d’ailleurs
toujours pas sorti. La mise à nu des
limites de la puissance des États-Unis
et l’émergence (ou la réémergence)
d’acteurs concurrents (Chine, puis
Russie) ont été la partie visible du
choc induit par ces événements. La crise
de 1997-1998 a aussi amené de nombreux
pays à modifier leurs stratégies
économiques, les conduisant à des
politiques commerciales très agressives
dont l’addition provoque aujourd’hui une
fragilisation générale de l’économie
mondiale. La partie invisible a
peut-être été encore plus importante.
C’est le discours néolibéral qui s’est
trouvé brutalement dévalorisé, dans les
représentations populaires comme au sein
des cercles responsables. Si des notions
telles que la politique économique
nationale, la politique industrielle, la
réglementation des flux financiers
internationaux ou le protectionnisme
sont redevenues légitimes, c’est dans
une large mesure à cette crise et au
débat qu’elle suscita qu’on le doit.
Mais, le début du déclin des
Etats-Unis s’est accompagné par une
radicalisation de la politique de ce
pays. Ce basculement a favorisé l’accès
au pouvoir de ceux que l’on appelle les
« néoconservateurs » ou neocons.
La politique des neocons, a été
construite sur une série de raccourcis
idéologiques[4].
Elle allait à contresens de ce qu’aurait
dû être le pouvoir d’une réelle
hyperpuissance et elle a abouti aux
désastres politiques, diplomatiques,
mais aussi militaires que l’on a pu
observer en Irak et en Afghanistan (et
dont les conséquences ne sont pas
épuisées car le soi-disant « Etat
Islamique » découle de ces échecs) et
aujourd’hui en Libye et en Syrie. Ces
désastres ont déjà produit leurs effets.
Sans le tournant de la politique
américaine et l’échec de ce dernier, il
y avait peu de chances que les liens
entre la Russie, la Chine et les pays
d’Asie centrale se cristallisent dans
l’Organisation de Sécurité de Shanghai,
première organisation de sécurité
internationale post-guerre froide. On ne
verrait certainement pas se développer
de la manière dont il le fait, le
triangle entre la Chine, l’Inde et la
Russie ou une concurrence entre ces
trois puissances (en particulier en
Afrique) n’exclut nullement une réelle
coopération stratégique.
La Russie a donc fait un choix
raisonné, et l’on pourrait dire aussi
raisonnable, de se tourner vers l’Asie.
Ce choix n’est pas exclusif d’une
priorité qui reste donnée à l’Europe et
plus globalement au bassin de
l’Atlantique. Mais, ce choix est d’une
importance capitale, tant en économie,
alors que l’on voit l’Europe s’enfoncer
dans la stagnation et dans la crise,
mais aussi politique. Ce choix est la
manifestation de la multipolarité du
monde. Dans cette situation, il nous
faut constater que l’Union européenne
s’empêtre toujours plus dans la gestion
au jour le jour, sans aucun recul, du
problème des réfugiés et des migrants.
Les pays qui furent à la base de l’Union
européenne avaient pourtant fait face à
une autre crise des réfugiés, appelés
alors « personnes déplacées » de 1945 à
1950, et ce alors qu’ils étaient dans
des conditions économiques autrement
plus mauvaises, la reconstruction des
dommages de la seconde guerre mondiale
étant loin d’être achevée,
qu’aujourd’hui. Il peut donc sembler
étrange qu’aujourd’hui, ces pays étant
incommensurablement plus riches que dans
l’immédiat après-guerre, ils soient dans
l’incapacité de gérer cette crise. De
fait, les pays de l’Union européenne
oscillent entre des accords de court
terme qui ressemble bien plus à une
réaction face au chantage d’une autre
puissance (la Turquie en l’occurrence)
et la négation de règles auxquelles ils
se prétendent attachés (comme les
accords de Schengen). La question de la
répartition des réfugiés sur le
territoire de l’UE a soulevé d’énormes
difficultés, qui ne sont d’ailleurs pas
résolues. Cette crise actuelle des
refugiés est donc un symbole : elle
montre que la construction européenne a
épuisé ses effets et qu’elle constitue
désormais un obstacle à la capacité de
réaction des pays qui composent l’Union.
La Grande-Bretagne pourrait bien, en
juin 2016, en tirer toutes les
conséquences en votant pour le « Brexit ».
L’union européenne a été incapable de
tirer les leçons du monde multipolaire
et, de ce fait, est en train de sortir
de l’histoire.
Les
implications de la multi-polarisation du
monde.
Il est clair, et ceci a déjà été
écrit, qu’un monde multipolaire implique
des règles qui soient acceptées par
l’ensemble des participants. Mais, dire
cela, ne revient pas remettre en
question la souveraineté des Etats. Et
ceci pour une très simple, et très bonne
raison : le droit international, qui est
nécessaire, est par nature un droit de
coordination. Cela veut dire qu’une
décision ne peut être prise qu’à
l’unanimité des participants. Bien
entendu, une telle situation peut
permettre à l’un de ces participants de
« bloquer » une décision si il considère
que cette décision provoquerait un
empiètement dramatique sur ses intérêts
vitaux. Mais c’est justement à
cela que sert ce système de
l’unanimité : donner la garantie à
chaque Etat que ses intérêts vitaux
seront respectés. Il faut donc ici
revenir aux principes même droit
international. La thèse de la
« mondialisation » de l’économie, et
plus généralement l’émergence de
problèmes globaux, a été fréquemment
évoquée pour justifier une réduction des
pouvoirs des États au profit d’une
montée en puissance d’organisations
supranationales et des abandons
progressifs de souveraineté.
Il y a là une série de confusions.
Comme l’a montré Simone Goyard-Fabre, le
fait que l’exercice de la souveraineté
puisse être techniquement difficile, par
exemple pour des raisons de complexité,
n’affecte nullement la nature de la
souveraineté : « Que l’exercice de
la souveraineté ne puisse se faire qu’au
moyen d’organes différenciés, aux
compétences spécifiques et travaillant
indépendamment les uns des autres,
n’implique rien quant à la nature de la
puissance souveraine de l’État. Le
pluralisme organique […] ne divise pas
l’essence ou la forme de l’État ; la
souveraineté est une et indivisible[5]. »
Cette tentative de réfutation de la
souveraineté a été parfois accompagnée
par une forme plus sophistiquée. C’est
le cas avec la pensée d’un auteur
hongrois, Andras Jakab, dont la critique
de la souveraineté est alors
parfaitement convergente avec le
discours tenu par l’Union Européenne[6].
Jakab se fonde sur les abus commis au
nom du principe de souveraineté pour
critiquer ce principe lui-même. Mais il
ne peut en être ainsi que si l’abus
démontre une incomplétude du principe et
non de sa mise en œuvre. Viendrait-il à
l’esprit des contemporains de détruire
les chemins de fer au nom de leur
utilisation par le Nazis dans la
destruction génocidaire des Juifs et des
Tziganes ? Or, ceci est bien le fond du
raisonnement tenu par Jakab. Cet auteur
en arrive alors à justifier un primat du
légalisme au détriment de la légitimité.
Mais, cette vision pourrait tout aussi
bien justifier des abus dramatique,
ainsi que le montre David Dyzenhaus.
Dans son ouvrage, The Constitution
of Law, il produit une critique
virulente de ce qu’il appelle le
positivisme juridique. Cette critique
est fondamentale. Elle permet de
comprendre comment l’obsession pour la
rule by law (i.e. la légalité
formelle) et la fidélité au texte (à une
constitution comme à un traité
international) tourne bien souvent à
l’avantage des politiques
gouvernementales quelles qu’elles
soient. David Dyzenhaus évoque les
perversions du système légal de
l’Apartheid[7]
en rappelant que cette jurisprudence
avilissante tenait moins aux convictions
racistes des juges sud-africains qu’à
leur « positivisme»[8].
C’est pourquoi la souveraineté reste
fondamentale dans le monde moderne.
Elle, et elle seule, permet de définir
une légitimité sans laquelle le principe
de légalité peut n’être que le masque
des pires tyrannies. C’est aussi
pourquoi, et il convient de le rappeler,
le droit international est
nécessairement un droit de coordination
et non un droit de subordination[9],
ce que Poutine nous rappelle à sa façon
dans son discours de Munich. Plus
fondamentalement, l’idée d’opposer la
souveraineté de la norme juridique des
traités internationaux à la souveraineté
démocratique des États renvoie à une
ignorance profonde des origines du
concept de souveraineté[10].
De fait, cette haine pour la
souveraineté nationale, cette tentative
constante de dissolution du principe de
la souveraineté caractérise bien l’Union
européenne. Ceci pourrait avoir pour but
de faire naître une autre Nation. Et, si
tel était le cas, on pourrait alors
comprendre, sans toutefois
nécessairement approuver, le projet.
Mais tel n’est même pas le cas. En
affirmant péremptoirement que l’UE est
un projet « sui generis »[11],
les dirigeants européens s’exonèrent de
fait de tout contrôle démocratique, et
veulent de cette manière supprimer la
possibilité d’une contestation en
légitimité. Dans les faits ils enterrent
le principe de souveraineté nationale,
mais sans le remplacer par un autre
principe. Une conclusion que l’on peut
tirer, dans le domaine des
représentations, de l’avortement du
« siècle américain » est qu’il contient
sans doute le naufrage des tentatives
d’une pensée politique
« postmoderne » telle qu’elle s’est
développée en Europe dans les années
1990, en particulier autour du projet de
Traité constitutionnel européen[12].
On comprend alors tout ce qui oppose
la Russie à l’Union européenne qui s’est
aventurée dans l’impasse d’une pensée
dite post-moderne.
Multipolarisation du monde et la notion
russe de « démocratie souveraine »
Face à ce processus de constitution
d’un monde multipolaire, les dirigeants
russes ont formulé la notion de
« démocratie souveraine ». Cette
dernière vaut beaucoup mieux que l’usage
instrumental qui a pu en être fait. Dans
son discours de Munich de 2007, et
depuis à de multiples reprises, Vladimir
Poutine a exprimé le constat qu’il ne
saurait y avoir d’organisation de la
communauté des nations sans le respect
de la souveraineté de chacune d’entre
elles. Il a aussi exprimé le constat
qu’il ne pouvait y avoir de légalité (le
droit international) sans existence
d’une légitimité, et que cette dernière
ne saurait se construire, dans un
univers structuré par des intérêts
divergents et des valeurs multiples, que
sur la base de la souveraineté[13].
Cette démarche en politique
internationale est cohérente avec la
définition par celui qui était en 2006
et 2007 le premier adjoint au chef de
l’administration présidentielle russe,
Vyacheslav Surkov, de la notion de
« démocratie souveraine »[14].
On peut considérer que cette notion,
qui justifie certaines restrictions
apportées au fonctionnement
d’organisations étrangères, est purement
instrumentale. Qu’elle soit utilisée en
ce sens est certain. Mais, cela ne remet
pas en cause cette notion. Le cadre
politique en Russie est aujourd’hui tel
que les dirigeants russes n’ont
nullement besoin de produire un concept
pour justifier des mesures restrictives,
que l’on trouve ces dernières justifiées
ou non. Ils auraient pu prendre des
mesures visant à contrôler ou
restreindre l’action des ONG et des
mouvements politiques sans faire le
détour d’une construction théorique.
Celle-ci n’est pas nécessaire pour que
de telles mesures soient largement
acceptées aujourd’hui par la population
russe.
Si l’usage instrumental de la notion
de « démocratie souveraine » ne doit
donc pas être écarté, il serait
dangereux de la réduire à ce dernier. La
tendance de la plupart des observateurs
à ne voir dans cette notion qu’une
simple construction ad hoc
visant à justifier des mesures
répressives est une erreur. On est en
présence d’une démarche originale pour
penser la relation entre démocratie et
souveraineté dans le contexte « postimpérial » russe,
mais aussi mondial, à la suite de
l’échec du projet hégémonique américain.
Le ralliement à ce concept d’Andreï
Kokochine, qui fut l’un des penseurs des
relations internationales de l’URSS
gorbatchévienne, est aussi très
significatif[15].
Au-delà des échanges de l’été 2006, les
thèses de Surkov ont acquis
progressivement une importance
considérable. Elles ont ainsi largement
inspiré une partie du discours tenu par
le « parti du Président », Russie
Unie lors des élections
législatives de décembre 2007.
Surkov, pour construire son
argumentation, prend appui sur une
citation d’Ernesto « Che » Guevara, qui
distingue les pays réellement souverains
de ceux qui n’ont que l’apparence de la
souveraineté et dont la politique est en
réalité aux mains des multinationales.
Ainsi, la notion de « démocratie
souveraine » ne réclame pas seulement un
contrôle sur les organisations
contrôlées de l’extérieur qui
interviennent dans la vie politique
russe, mais aussi sur les entreprises
dont l’activité économique a un impact
direct sur le contexte de la mise en
œuvre ou de la conception des choix
politiques. Dans la manière même dont il
argumente, Surkov met en œuvre une
problématique de la pertinence des
formes légales et juridiques dans des
contextes socio-économiques marqués par
une très forte asymétrie de la
distribution des richesses et du pouvoir
économique. Cette problématique, dans un
monde marqué depuis la vague néolibérale
de la fin du xxe siècle par
l’explosion de ces asymétries (et l’on
connaît tous le débat qui a lieu tant
aux Etats-Unis qu’en Europe sur le
« 1% » le plus riche de la population),
est indiscutablement pertinente.
Cette notion de démocratie souveraine
contient aussi une référence explicite à
Franklin Delano Roosevelt, dont le 125e
anniversaire fut l’occasion d’une
importante réunion politique à Moscou le
8 février 2007[16].
Surkov n’est pas le premier en Russie à
considérer que Roosevelt, et plus
particulièrement l’homme du New Deal et
du contrôle sur la grande industrie
entre 1941 et 1945, est un exemple de
« capitalisme civilisé »[17].
Vladimir Poutine lui-même avait repris à
son compte la référence directe à
Roosevelt et à son conflit avec la Cour
suprême au sujet des lois du New Deal
dans son message à la Douma du 10 mai
2006. Evgueni Primakov, dont l’action de
septembre 1998 au printemps 1999 fut
indiscutablement le début du renouveau
russe, a aussi fréquemment cité
Roosevelt comme un exemple[18].
L’intervention de V.J. Surkov lors du
125e anniversaire de
Roosevelt précise la notion de
« démocratie souveraine ». Le lien entre
souveraineté et démocratie est autant
interne (« l’oligarchie et la
bureaucratie ne doivent pas séparer les
pouvoirs en place du peuple et aliéner
ce dernier » et « il n’y a pas de
véritable liberté pour les pauvres »)
qu’il est externe (« les relations
internationales ne doivent pas être mues
par les firmes multinationales et
l’agression »). La notion de
souveraineté ne se construit donc pas
seulement dans une opposition à une
ingérence étrangère, mais aussi dans une
opposition à la capacité de certaines
forces sociales internes à vider
l’exercice de la démocratie de son
contenu réel. Interpréter dans ce
contexte la notion de souveraineté
uniquement dans le contexte des
relations de l’État-nation avec les
autres acteurs des relations
internationales est clairement une
erreur et un contresens. La
souveraineté, sous la plume de Surkov,
renvoie à l’exercice réel par le peuple
de son pouvoir politique, au-delà du
simple respect des règles et des
procédures. Quelle qu’ait pu être
l’évolution ultérieure du personnage,
son nom restera attaché à ce moment où
il sut faire renaître dans le contexte
de la Russie la notion de démocratie et
celle de souveraineté.
Théorie et
pratique
Il est typique que la construction de
la notion de démocratie souveraine ait
eu lieu dans les années qui ont vu le
monde multipolaire devenir une réalité.
Mais il est aussi très symbolique que
cette notion ait vu le jour en Russie.
Cette notion tire son origine de la
pensée politique européenne depuis le
XVIème siècle. Elle est très fidèle dans
son esprit à l’œuvre de Jean Bodin dont
on a dit, dans un ouvrage récent[19],
à quel point sa pensée était
fondamentale dans le monde moderne. Elle
aurait pu, et en un sens elle aurait dû,
être produite en France, ou en Europe.
Mais, l’Europe est aujourd’hui épuisée.
Elle s’abandonne aux délices pervers de
la servitude volontaire, que ce soit en
tant qu’Union européenne, dans sa
relation envers les Etats-Unis, ou que
ce soit dans le cadre de chaque pays
membre de l’Union européenne. Le succès
des idées néoconservatrices en France,
au moment même où leur nocivité et leur
incapacité à rendre compte de la
complexité des relations internationales
étaient pourtant avérées, est
symptomatique de cette relation
quasi-coloniale que certaines fractions
de nos élites entretiennent avec les
Etats-Unis. Cela fait irrésistiblement
penser à ces grands bourgeois mexicains
ou colombiens qui vous disent « pauvre
pays, si loin de Dieu et si près des
Etats-Unis », tout en préparant
leurs valises pour aller passer la fin
de semaine à Miami.
Dans les faits, cette soumission des
élites à la politique des Etats-Unis se
manifeste sur de nombreux points, qu’il
s’agisse des relations avec la Russie ou
de la signature de ce traité désastreux,
le Traité de Libre-Echange connu comme
TAFTA. Et, la tragédie de cette
situation est que les élites, en
particulier en France, ont succombé à
l’influence américaine au moment
historique ou le vieux rêve gaulliste de
monde réellement multipolaire,
était en train de devenir une réalité.
Les élites, que nous le considérions
dans le cadre français ou dans celui de
l’Union européenne, sont désormais
parfaitement déconsidérées et elles ont
perdu toute légitimité. Il est temps
qu’elles soient balayées. Comme
l’écrivait Thomas Bottomore, l’histoire
est un cimetière d’élite !
Notes
[1] Sapir J., Le nouveau XXI
siècle, Paris, le Seuil, 2008.
[2].Lucien Poirier, « La guerre du
Golfe dans la généalogie de la
stratégie », Stratégique,
n° 51/52, 3e et 4e
trimestres 1991, p. 69-70.
[3].Robert A. Dahl, « The concept of
power », Behavioral Science,
vol. 2, n° 3, 1957, p. 201-215.
[4]. Voir Fukuyama F., After the
Neocons. America at the Crossroads,
New Haven, Conn., Yale University Press,
2006 ; trad. fr. de Denis-Armand Canal,
D’où viennent les néoconservateurs ?,
Paris, Grasset, 2006.
[5] Goyard-Fabre S., « Y a-t-il une
crise de la souveraineté ? », Revue
internationale de philosophie,
vol. 45, n° 4, 1991, p. 459-498, ici
p. 480-481.
[6] Jakab A., « La neutralisation de
la question de la souveraineté.
Stratégies de compromis dans
l’argumentation constitutionnelle sur le
concept de souveraineté pour
l’intégration européenne », in Jus
Politicum, n°1, p.4, URL :
http://www.juspoliticum.com/La-neutralisation-de-la-question,28.html
[7] Dyzenhaus D, Hard Cases in
Wicked Legal Systems. South African Law
in the Perspective of Legal Philosophy,
Oxford, Clarendon Press, 1991.
[8] Dyzenhaus D., The
Constitution of Law. Legality In a Time
of Emergency, Cambridge University
Press, Londres-New York, 2006.
[9] Dupuy, René-Jean, Le Droit
international, Paris, PUF, 1963.
[10] Voir Sapir J., « L’ordre
démocratique et les apories du
libéralisme », Les Temps modernes,
n° 610, septembre-novembre 2000,
p. 309-331.
[11] Comme Manuel Barroso, Barroso
J-M., Speech by President Barroso:
« Global Europe, from the Atlantic to
the Pacific », Speech 14/352,
discours prononcé à l’université de
Stanford, 1er mai 2014
[12] Voir Wenzel N., « It works in
practice, but will it work in theory ?
Toward a research agenda on the
emergences of constitutional culture
into constitutional order », George
Mason University, document de travail,
2003.
[13] Point que j’ai personnellement
développé dans « L’ordre démocratique et
les apories du libéralisme », art. cité.
[14] Les positions et les
argumentaires de Vyacheslav Surkov se
trouvent sur le site du parti « Unité de
la Russie »,
www.edinros.ru .
[15] Voir Kokoshin A., « Real
sovereignty and sovereign democracy »,
Russia in Global Affairs, n° 4,
2006, octobre-décembre. Le texte a été
publié en russe sous la forme d’une
brochure : Andreï Kokochine,
Suverenitet, Moscou, Evropa
Publishers, 2006.
[16].Cette réunion se tint à
l’Institut des relations
internationales, en présence de William
J. Burns, ambassadeur des États-Unis en
Russie, ainsi que de nombreux historiens
et économistes. L’intervention de
Vyacheslav Surkov est disponible sur
http://english.pravda.ru/russia/politics/87376-Vladmir_Putin-0
.
[17] Dans un article publié le 6
février 2007 dans la Krasnaja Zvezda,
l’académicien Andreï Kokochine souligne
lui aussi les mérites de Roosevelt en
insistant sur son conflit avec le
big business dans le cadre du New
Deal.
[18] L’auteur de ces lignes a eu
l’occasion à plusieurs reprises de
discuter de ces points avec M. Primakov
après 1999. La dernière intervention
publique d’Evgueni Primakov sur ce thème
fut une longue interview sur la chaîne
de télévision NTV le dimanche 28 janvier
2007.
[19] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, Paris,
Michalon, 2016.
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