RussEurope
Après l’Euro (II)
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Jeudi 19 mai 2016
La perspective d’une dissolution de la
zone Euro se précise chaque jour un peu
plus[1].
Cette dissolution pourrait survenir d’un
commun accord entre les pays membres,
comme elle pourrait être le fruit de la
sortie unilatérale d’un « grand » pays
(l’Italie ou la France), entraînant par
ricochet la sortie d’autres pays, puis
la dissolution de la zone. Les travaux
s’accumulent pour montrer qu’elle serait
avantageuse pour les pays concernés[2].
Qu’elle soit donc concertée ou bien
qu’elle soit le produit d’un processus
« non coopératif » comme l’on dit en
économie, cette dissolution imposera par
ailleurs une recomposition de l’Europe.
Les règles actuelles deviendront
caduques. Il faudra reconstruire, et
dans le sens de l’inter-gouvernemental,
ce que rendra possible la souveraineté
retrouvée et la possibilité d’un
ajustement du taux de change. Il
convient donc de réfléchir aux mesures
qu’il faudra prendre une fois que l’Euro
ne sera plus.
Car, cette dissolution peut engendrer
le sentiment que « tout est possible ».
Mais, la France restera insérée dans la
division internationale du travail, et
les maux structurels de notre pays ne
disparaîtront pas par enchantement.
Certains diront alors que rien, ou si
peu, n’aura changé. Et de nous chanter
la version économique et monétaire de
l’air de l’opérette La Fille de
Madame Angot[3]
« C’était bien la peine, assurément, de
changer de gouvernement »…Ce serait tout
aussi faux. La fin de l’Euro implique le
retour à une souveraineté dans la
politique économique. Cette souveraineté
reste cependant trop souvent
mal-définie. Entre le « tout » et le
« rien » il y a un espace important, et
c’est cet espace que l’on va ici
explorer.
Les
institutions financières de la
souveraineté économique
Les institutions financières seront
les premières à devoir être réformées.
Deux raisons l’imposent. Une raison
extérieure tout d’abord. Une dissolution
de la zone Euro se traduirait par la
constitution d‘une « zone Mark » autour
de l’Allemagne. Cette zone inclurait
l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas,
la Finlande et, sans doute, la
République tchèque, la Slovaquie et la
Pologne. Le risque d’une satellisation
de l’économie française par cette zone
est réel. Une telle satellisation
enlèverait au gouvernement français
l’usage du taux d’intérêt. De plus, le
risque de spéculation sur le taux de
change existe. Il convient de le
limiter. Mais il y a, aussi, une raison
intérieure. L’économie française souffre
du manque de crédits bancaires, ce qui
pénalise en particulier les entreprises
de taille moyenne et petite. Cette
restriction quantitative du crédit rend
relativement inopérant les faibles taux
d‘intérêt qui sont aujourd’hui
pratiqués. Or, le crédit bancaire est
absolument indispensable pour ces
entreprises. Il ne servirait à rien de
donner à l’économie française un coup de
fouet si les entreprises ne pouvaient
répondre à cette opportunité.
Ces deux raisons se combinent pour
exiger des changements institutionnels
importants. Il s’agit, en définitive, de
mettre la « finance », c’est à dire les
institutions et les acteurs financiers,
au service de l’économie réelle. Il est
illusoire dans une économie
financiarisée comme l’est celle de la
France actuellement, de croire que ceci
pourrait se faire sans des changements
majeurs ni des conflits importants. Il
importe donc que la puissance de l’Etat
soit très visiblement engagée en ce
sens. Ceci donnera à ces changements la
crédibilité nécessaire pour qu’ils
pèsent sur les comportements des
acteurs. Ces changements devraient donc
être pris au plus vite, et probablement
par décret, dans une procédure
exceptionnelle que justifierait la
situation. On peut parler, à leur sujet
de « nuit du 4 août »
de la finance. Ces changements
s’opèreraient autour de trois axes.
- Un contrôle sur les opérations
de capitaux à court terme devrait
être rétabli. Il ne concernerait pas
les flux d’investissement direct sur
des biens matériels. Cela signifie
que le régime de l’autorisation
préalable serait rétabli. Il
pourrait être étendu à des
entreprises ou des biens considérés
comme stratégique. Ce contrôle des
capitaux découplerait le taux
d’intérêt des taux pratiqués dans
les autres pays et limiterait les
opérations de change à celle qui
sont la contrepartie de biens et de
services réels. Ceci limiterait
fortement les possibilités de
spéculation. Un avantage collatéral
est que ce contrôle permettrait aux
services de l’Etat d‘exercer une
surveillance sur les schémas
d‘évasion fiscale et sur le
financement des opérations illégales
(terrorisme, mafias diverses).
- La Banque de France serait
réquisitionnée pour une période
limitée dans l’attente d’un nouveau
statut qui devra, en tout état de
cause, être voté par le parlement.
Cette réquisition se traduira par la
nomination d’un Commissaire du
Gouvernement à sa tête qui
remplacera l’actuel gouverneur. Ceci
intègrera la Banque de France à la
politique du gouvernement, lui
redonnant les moyens d’une politique
monétaire active.
- Les banques et sociétés
d’assurance seraient elles aussi
réquisitionnées afin de procéder :
- A la séparation entre les
activités de dépôt et
d’investissement et celles
d’assurance et de spéculation.
Ceci devrait s’accompagner d’une
garantie générale des dépôts.
Une nationalisation de
l’ensemble du secteur bancaire
n’est ni nécessaire, ni
souhaitable.
- A la consolidation du
secteur de l’assurance, séparé
des banques.
- On procèderait à la constitution
d’un pôle bancaire publique chargé
du financement des activités
économiques. Ce pole serait composé
de trois banques (et non sociétés
financières comme l’est la BPI
actuellement[4]),
dont le capital serait fourni par
l’Etat, mais aussi par les
collectivités territoriales. Ce pôle
fusionnerait les activités des
divers organismes existant
actuellement comme la BPI, OSEO,
CDC-Entreprises et FSI-Régions[5].
Les moyens financiers seraient
fournis par emprunt à 25 ou 50 ans,
souscrits à la Banque de France ou
placés auprès du public. Les effets
émis par ces pôles pourront être
utilisés en collatéral à la Banque
de France dans le cadre de crédit à
taux préférentiels. Ceci équivaut à
donner à la Banque de France une
capacité de LTRO/TLTRO (dont la BCE
a usé à plusieurs reprises avec des
effets limités) mais avec une
capacité réelle de ciblage et donc
d‘efficacité. Cette réforme est donc
bien plus ambitieuse que celle qui a
donné naissance à la BPI en 2012[6].
Ces banques seraient :
- Une banque spécialisée dans
les activités de la
construction, des
infrastructures (en liaison avec
la transition énergétique), et
de l’équipement des
collectivités locales.
- Une banque spécialisée dans
les activités industrielles et
innovantes.
- Une banque spécialisée dans
les prêts aux petites et
moyennes entreprises.
Le financement de l’agriculture est
couvert théoriquement par le Crédit
Agricole, mais la structure de ce
dernier devrait être réformée en
profondeur afin qu’il puisse couvrir les
besoins véritables des filières de
qualité.
Certaines de ces mesures (le contrôle
des capitaux, la réquisition de la
Banque de France) auront immédiatement
des effets. Pour d‘autres, et en
particulier la création du pôle public
du crédit un délai de latence est
inévitable. Il conviendra, en attendant,
d’accorder la possibilité pour les
banques françaises de refinancer la
totalité de leurs crédits qui
couvriraient les opérations visées par
le pôle public à taux préférentiel à la
Banque de France. Les banques étant
couvertes par une réquisition
temporaire, avec un administrateur
désigné par l’Etat, cela limiterait les
risques de détournement de la procédure.
Ces différentes mesures aboutiront à
ressusciter le « Conseil National du
Crédit » qui sera l’organisme chargé de
la mise en œuvre de la partie
« interne » des réformes nécessaires.
Elles sont appelées à être consolidées
dans des lois qui seront prises
ultérieurement.
Les réformes
à prendre
Il est alors clair que ces mesures en
appellent d’autres, à la fois pour
rétablir le lien entre la hausse des
salaires et la hausse de la productivité
et pour assurer que des conditions de
concurrence « juste » règnent entre les
producteurs. Si le pouvoir d’achat des
salariés augmente moins vite
que leur productivité, celle-ci détruit
l’emploi ou oblige l’économie à devenir
prédatrice du commerce international,
choix qui a été celui de l’Allemagne ou
de la Chine. La France, qui connaît et a
connu des gains de productivité
importants a vu l’emploi en pâtir. De
même, les conditions de concurrence
doivent tenir compte des tendances
constantes des grandes entreprises à
établir des oligopoles, leur permettant
de prélever une rente importante, mais
aussi du fait que dans certaines
activités les gains de productivité
proviennent de la concentration des
entreprises (activités en réseau). Dans
ce cas, la concurrence devient un
obstacle aux gains de productivité et il
faut que l’opérateur (ou les opérateurs)
dominants ne puissent prélever cette
rente.
Ces trois variables, les gains de
productivité, les salaires et le degré
(et la forme) de concurrence, imposent
une politique industrielle active, qui
doit passer tant par des mesures
législatives (règles d’indexation du
SMIC, accords de branches), des mesures
de contrôle de la concurrence, mais
aussi des mesures de nationalisation
sélectives. Cette politique industrielle
active aura les moyens de ses ambitions
de par le changement des institutions
financières. Se pose alors le problème
de la mise en cohérence de ces
politiques.
Cette question de la cohérence est
essentielle. Aujourd’hui elle n’est pas
assurée car la structure du gouvernement
ne permet pas la distinction entre la
détermination précise d‘objectifs
particuliers qui concourent aux
objectifs politiques du gouvernement
(plein emploi, compétitivité de
l’économie, transition énergétique) et
la détermination des méthodes pour les
atteindre. C’est, en économie, la
transposition du problème classique de
l’action militaire entre buts de guerre,
stratégie (et art opérationnel) et
tactique. De plus, se sont accumulées
depuis des agences publiques, souvent
redondantes, destinées à parer au plus
pressé ou à répondre à un débat public
momentané, qui rendent la politique
industrielle de l’Etat illisible. Enfin,
l’action de l’UE a largement contribué à
désorganiser les règles que l’on doit
suivre, en particulier dans le domaine
de la concurrence mais aussi de la
politique industrielle.
Il convient donc d‘assurer la
cohérence de la politique économique par
une modification des structures
gouvernementales. Les objectifs
politiques du gouvernement (plein
emploi, compétitivité de l’économie,
transition énergétique, etc…) dépendent
du Premier-ministre (qui selon les
termes de la constitution « conduit et
dirige la politique de la Nation») et du
Président de la République dont ces
objectifs auront constitué une part
importante de son programme. Ces
objectifs engagent le gouvernement. Ils
sont comparables aux « buts de guerre »
dans le cadre d’un conflit.
La détermination des objectifs
de la politique économique (dans le
domaine de la politique budgétaire, de
la politique monétaire, de la politique
industrielle, etc…), objectifs
qui relèvent de la stratégie, doivent
être déterminés par un
commissariat à la stratégie économique,
ayant statut de ministère, et qui
coordonnera le travail des ministères et
des agences concernés (Ministère des
finances, Ministère de l’économie,
Ministère du commerce extérieur,
Ministère du travail, Banque de France
et autres). Ce commissariat devra avoir
les moyens techniques et humains de son
travail. Il utilisera de manière
beaucoup plus active que ce n’est fait
actuellement le Conseil économique et
social. Les différents services d‘études
et de recherches des ministères et des
agences, devront être consolidés sous sa
direction. Il sera l’interlocuteur des
collectivités territoriales, et il aura
des dépendances en leur sein.
Ces ministères et ces agences, qui
seront donc subordonnés au commissariat
à la stratégie économique,
détermineront, dans le cadre de la
stratégie élaborée et validée par le
Premier-ministre et le commissaire à la
stratégie économique et faisant l’objet
d‘un débat et d‘un vote au Parlement,
les moyens à mettre en œuvre
pour atteindre les objectifs
stratégiques. Les arbitrages entre les
divers objectifs intermédiaires et les
conflits potentiels issus des moyens
devront être tranchés par le
commissariat à la stratégie. Les
différents accords de branches, qu’ils
portent sur les salaires, sur
l’investissement, sur la mise en œuvre
de la transition énergétique, ou sur les
conditions de concurrence, seront pris
entre partenaires sociaux, le ou les
ministères considérés, et le
commissariat à la stratégie économique
qui coordonnera l’action et les
propositions de ces ministères.
On dira que ces réformes visent à
instaurer une forme de « socialisme » en
France. Rien n’est plus faux, ou alors
le mot « socialisme » désigne la
prééminence du politique, des intérêts
communs démocratiquement définis et de
l’Etat sur les intérêts particuliers.
Face à la puissance de ces intérêts, et
en particulier ceux issus de la sphère
financière, et qui usent pour avancer du
masque de la règle et de la norme, ces
réformes veulent concrétiser la mise en
œuvre de l’expression d’une souveraineté
populaire et démocratique en économie.
On dira aussi que ces réformes créent de
multiples occasions de collusion. En
réalité, ces occasions existent déjà,
mais elles sont dans la pénombre de
l’implicite. Il faudra s’appuyer sur une
presse libre et indépendante qui est, en
définitive, le seul recours contre les
tentations de la collusion.
Ces réformes représentent un
changement important dans les habitudes
politiques de la France, ou chaque
ministère a tendance à se comporter en
petite féodalité. On ne conteste pas que
ceci ne se fera pas sans heurts, sans
cris ni protestations. L’un des
principaux enjeux du « post-Euro » est
justement de savoir si nous pourrons
établir la cohérence de politique
économique dont la dissolution de l’Euro
nous offrira la possibilité.
[1] Voir, The International
Political Science Review qui vient
de publier un numéro intitulé « Euroscepticism,
from the margins to the mainstream »,
http://ips.sagepub.com/content/36/3.toc
[2] Voir par exemple Alberto Bagnai
et Christian-Alexandre Mongeau-Ospina,
« Back to the future : macroconomic
effects of readopting a national
currency in Italy », texte qui sera
présenté à la 16ème
conférence de l’INFER en juin 2016.
[3]
http://www.operette-theatremusical.fr/2015/07/26/la-fille-de-madame-angot/
[4]
http://www.bpifrance.fr/
[5] Rachida Boughriet (2014).
http://www.actu-environnement.com/ae/news/bpi-france-investissements-ecoinnovation-20810.php4
[6] Nicolas Dufourcq : « La BPI,
c’est préparer la France des années 2030
» :
http://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/industriefinanciere/20130411trib000758919/nicolas-dufourcq-la-bpi-c-est-preparer-la-france-des-annees-2030.html
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