RussEurope
Philippe Verdier, la science, la
politique et l’économie
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Samedi 17 octobre 2015
Le procès fait à Philippe Verdier,
responsable du service Météo sur
France-2, chaîne du service public, à la
suite de la sortie de son récent livre[1]
est scandaleux. Ce livre porte non,
comme on l’entend, sur le réchauffement
climatique mais sur la politisation de
la science et sur certaines des
conséquences de ce réchauffement
climatique. Quoi que l’on puisse penser
des thèses du livre, et certaines
semblent justes, d’autres sont
probablement aventurées, il est
parfaitement légitime. Le fait qu’il ait
été temporairement, on l‘espère, écarté
de la chaîne sur laquelle il officiait[2]
équivaut à une interdiction
professionnelle, chose inouïe en
France. Mais, on devine que l’engagement
de François Hollande dans la COP-21,
conférence dont il espère faire un
moment fort de sa campagne pour sa
réélection en 2017, était tel qu’une
voix dissonante ne pouvait être
supportée.
De manière plus générale, cela pose
le problème de l’usage politique de
discours à l’apparence scientifique
par les hommes politiques, mais aussi de
l’intrusion de formes politiques à
l’intérieur de l’activité scientifique.
Il ne faut pas être naïf sur ce sujet.
Depuis toujours des scientifiques ont
cherché l’appui des politiques et ont
usé d’arguments d’autorité et de
méthodes policières pour obtenir ou
protéger leur propre situation. Mais, le
fait que ces pratiques existent, et
depuis longtemps, ne doit pas être
considéré comme « normal ». Ceci
implique, tant dans les sciences exactes
que dans les sciences humaines, que l’on
accorde une grande importance à la
méthodologie de la discipline, c’est à
dire aux conditions de vérification du
caractère scientifique de certains
résultats. Dire cela n’équivaut pas à
dire que l’activité scientifique ne doit
produire QUE du résultat scientifique.
Elle se base aussi sur des conjectures
qui ne seront (ou pas) vérifiées que
dans le futur. Mais, cela permet de
distinguer ce qui relève d’une démarche
scientifique et ce qui ne relève que de
l’idéologie.
Le problème est particulièrement
important en économie, car cette science
se trouve écartelée entre une pratique
qui la rapproche sans cesse du politique
(ou d’intérêts privés) et la volonté de
quelques uns de la construire sur le
modèle d’une science exacte, alors
qu’elle est fondamentalement une science
humaine. On se propose dans cette note
de présenter le problème, laissant le
lecteur libre de décider.
Science et
préjugés ?
Les « préjugés » ont une large place
dans ce que l’on appelle la « science
économique ». Ils définissent une large
part de la représentation traditionnelle
des problèmes économiques. Se dégager
des préjugés est chose difficile, qui
implique l’étude de la méthodologie
soit des procédures de vérifications qui
ont cours (ou qui devraient avoir cours)
dans cette discipline. La question de
savoir si l’économie est une science de
la nature ou de la société devrait se
trancher en faveur de la seconde option
de manière simple. Pourtant, il n’en est
rien. En effet, dans l’autodéfinition de
cette discipline telle qu’elle est
pratiquée par les économistes du courant
« orthodoxe » ou « standard », on peut
voir les effets d’un coup de force
datant du XIXème siècle avec Léon Walras[3],
qui prétend établir en « science » ce
qui n’est que la transposition d’une
vieille conception de la mécanique[4].
En fait, la question est moins de
savoir si l’économie est une science,
que de savoir qu’il y a des
démarches scientifiques au sein de
cette discipline, démarches dont il faut
définir les conditions. Ceci semble une
méthode d’approche du problème des
« préjugés » en économie qui semble plus
fructueuses plutôt qu’une interrogation
sur une « science » au sens normatif.
Ceci implique néanmoins une discussion
sur les bases méthodologiques de la
discipline[5].
Or, c’est justement le terrain qu’évite
soigneusement l’économie dite dominante
et ses « théoriciens »[6].
Cette dernière développe alors des
stratégies d’évitement et de
contournement pour refuser de se
confronter à la réalité, et ces
stratégies ne sont ni neutres ni
fortuites. Bruce Caldwell a répertorié
il y a déjà de cela plusieurs années
cinq arguments qui sont systématiquement
utilisés par les économistes standards
pour dénier aux discussions
méthodologiques leur importance: (a)
l’économie ne s’enseigne pas à partir de
la méthodologie, (b) les spécialistes en
méthodologie ne sont que des arrogants
qui prétendent savoir mieux que les
autres, (c) les débats méthodologiques
sont stériles, (d) la méthodologie est
une occupation de marginaux qui n’ont
rien de mieux à faire et (e) la
connaissance de l’économie rend la
méthodologie superflue[7].
Caldwell montre que ces cinq
arguments peuvent se réfuter sans
problème. L’objet de la méthodologie
n’est tout d’abord pas d’enseigner une
discipline, quelle qu’elle soit, mais de
permettre au scientifique d’avoir un
regard sur sa pratique. Et c’est
justement là le problème des
« préjugés », qui viennent de ce que les
économistes, dans leur grande majorité,
n’ont que très peu de recul sur leur
pratique. En ce qui concerne
l’arrogance, il est d’ailleurs clair que
les économistes standards ne craignent
personne, eux qui sont souvent
suffisants mais rarement nécessaires.
Par ailleurs, il est faux de dire que
les débats méthodologiques sont
stériles; on peut montrer qu’il y a des
progrès, au moins sous la forme de
détermination de problèmes spécifiques
et d’évaluation de démarches
différentes. On doit ici ajouter que
ceux qui critiquent la méthodologie sont
souvent les premiers à en faire, ne
serait-ce que pour formuler des critères
de “scientificité” dont ils se servent
pour retirer toute légitimité à leurs
contradicteurs. Enfin, on est sidéré par
l’affirmation qu’il pourrait y avoir une
connaissance sans critères de la
validité de cette dernière. La
connaissance de l’économie implique, par
définition, que l’on ait une
méthodologie, au moins implicite. Mais,
si de telles normes et de tels critères
sont nécessaires, alors en discuter
devient légitime.
Le discours
se suffit-il à lui-même ou les illusions
du Post-modernisme en économie
Une autre attaque contre la
méthodologie est alors possible et elle
s’appuie sur ce courant de pensée que
l’on qualifie de « post-moderne ».
Certes, on admet que des normes sont
nécessaires, mais elles sont toutes
également justifiées. Telle est
l’essence de l’argumentation de Deirdre
(Donald) McCloskey dans son livre sur la
rhétorique de l’économie[8].
McCloskey accepte l’idée générale que la
méthodologie a pour objet, entre autres,
l’évaluation de la solidité des
argumentations en fonction de critères
donnés. Mais elle défend deux thèses
particulières, l’une selon laquelle
l’adoption d’une méthodologie, quelle
qu’elle soit, ne provoque aucun avantage
en termes cognitifs, et l’autre qu’il ne
saurait y avoir de bon raisonnement hors
celui de la majorité. La Vérité étant
pour elle une notion vide de sens, seul
subsiste l’objectif rhétorique de
convaincre le plus grand nombre. Toute
argumentation qui a acquis cette
capacité devient alors la vérité du
moment. Feyerabend pousse cette
thèse dans ses ultimes retranchement et
prétend qu’il n’existe aucun argument
pour choisir une norme ou un critère
plutôt qu’un autre[9].
Cette vision contient un aspect
instrumentaliste (qu’importe les bases
de mon raisonnement si la conclusion est
opératoire), démarche qui constitue
justement une des bases de la
méthodologie néoclassique[10].
Daniel Hausman a cependant montré que
le rejet du concept d’une Vérité
transcendante (qui implique de fonder
dans l’espace religieux la recherche de
la vérité) n’implique nullement celui de
la nécessité de procédures de
vérification[11].
Bien au contraire, en réalité. Ces
procédures reposent bien entendu sur des
partis pris, mais elles contraignent
alors celui qui les formule à un effort
de cohérence. Il y a, en réalité, une
vision dévoyée de l’activité
scientifique dans les démarches qui se
parent de l’image du postmodernisme et
de la critique dite radicale. Dire que
tout n’est pas testable, qu’il y a du
contexte et de la représentation sociale
dans toute norme d’évaluation,
affirmations qui sont bien entendu
exactes, n’implique nullement de dire
que rien ne soit testable et que tout se
ramène au contexte et aux
représentations sociales. Appliquée à la
méthodologie de l’économie, la démarche
dite post-moderne se refuse de voir dans
l’éclatement des normes et critères,
dans les incohérences grandissantes au
sein de certains argumentaires, un
symptôme de la crise de cette
discipline. Elle y voit au contraire un
état normal des choses. Dès lors, seule
compte l’opinion de la majorité, même si
celle-ci est incohérente[12].
On peut ainsi proclamer le retour au
consensus au sein des économistes,
mais c’est au prix de la mutation de ce
qui devrait être une démarche analytique
en un conformisme idéologique.
Les limites
du Post-modernisme et la sociologie du
laboratoire
Sheila Dow voit quant à elle dans la
position de McCloskey une intolérance de
la tolérance[13].
Au-delà, quand on mesure que l’économie
n’est pas un espace de pure spéculation,
mais un espace de pouvoir, que ce soit
au sein des institutions universitaires
et assimilées ou bien entendu dans la
cité politique, on devine l’aspect
profondément pervers de ces discours
réfutant par avance la possibilité d’une
critique minoritaire d’une orthodoxie
dominante. Si, comme le prétend
McCloskey, il n’est pas de méthodologie
mais seulement une rhétorique, les
minoritaires ont tort par essence; s’ils
avaient raison, ils seraient
majoritaires…Si, comme le prétendent les
post-modernes, tout se vaut et tout
s’équivaut, alors pointer des
incohérences dans les raisonnements,
chercher vérités et erreurs, sont des
activités vides de sens.
Les postures soi-disant
hyper-critiques ne sont ainsi que des
apologétiques, à peine honteuses, de
l’ordre dominant. Pierre Bourdieu a bien
montré comment positivisme naïf et
relativisme ne sont que les deux faces
d’une même erreur[14].
Ainsi, l’objectivité n’existe pas en
elle-même mais doit s’établir, mais cet
établissement, s’il est articulation
avec des perceptions et des pratiques,
ne s’y réduit nullement. Le texte de
Bourdieu est par ailleurs fortement
critique par rapport aux économistes, à
qui il est reproché de tenir pour
objectif ce qui n’est que qu’inconscient
de classe, ou de fétichiser des formes
spécifiques en leur attribuant une
essence intangible, comme dans le
domaine de la théorie des préférences[15].
Ces critiques sont à la fois justifiées
et injustes. Justifiées dans le sens où
elles visent des textes et morceaux
d’argumentation bien connus et
indéniables. Injustes par leur
généralisation, en attribuant à
l’économie ce qui n’est que l’erreur
d’un de ses courants.
La thèse de Bourdieu peut cependant
donner naissance à une forme de
réfutation de la méthodologie, où on
suppose que le processus conduisant des
scientifiques à adopter des paradigmes
centraux est le produit (a) de la
volonté de maximiser un capital
symbolique socialement défini par
l’institution au sein de laquelle ils
opèrent et (b) des facteurs sociaux qui
déterminent le contenu d’une théorie
reconnue et de ses paradigmes centraux.
Cette thèse a été popularisée par Bruno
Latour dans sa sociologie de la vie de
laboratoire[16].
Le problème est qu’elle suppose un lien
prévisible entre l’adoption d’une
conjecture et des avantages, symboliques
et matériels. Autrement dit, le
scientifique (A), si il choisit le
paradigme (X) et non (Y) entend ainsi
maximiser sa réputation. Mais comment
peut-il en être sur?
Une réponse paranoïaque est possible.
La position dominante du paradigme (X)
résulte d’un complot dominant (la
“science officielle”). Ce paradigme, et
les conjectures qui y sont liées, sont
irréfutables au sens Poppérien car il y
a suppression des résultats
non-conformes, voire des chercheurs
non-conformistes. D’un point de vue
descriptif, une telle thèse est très
rarement vraie, mais peut l’être dans
certains cas. Même les paranoïaques ont
des ennemis. Du point de vue
méthodologique, elle est absurde, car
elle suppose de considérer comme norme
ce qui est clairement une situation
pathologique.
On peut cependant tenter de répondre
sur un autre plan en supposant que le
système étudié vérifie une hypothèse
ergodique. Si celle-ci est limitée, un
chercheur peut raisonnablement supposer
qu’il faudra une lente accumulation de
données pour ébranler le paradigme (X).
Il court donc un faible risque en le
choisissant. Le problème cependant,
comme le fait remarquer Uskali Mäki,
c’est que dans ces conditions on
explique uniquement la reproduction d’un
courant dominant, et non son origine, et
que de plus on ne peut comprendre
pourquoi survivent des positions
minoritaires[17].
Si tous les chercheurs sont des
maximisateurs rationnels et si l’on
confronté à une ergodicité, il est
irrationnel de choisir (Y) contre (X).
En fait, l’hypothèse faite en amont
d’une crédibilité, ou d’une réputation,
“objective” et dont l’évaluation est
indépendante du contexte est plus que
douteuse[18].
Des sociologues des sciences comme
Callon et Law ont ainsi été conduits à
contester la vision purement
externaliste, la dissolution du noyau
dur de toute découverte scientifique
dans son contexte social, qui
caractérise Bruno Latour. Pour eux, il y
a dans l’activité scientifique du
déterminisme et du compromis[19].
Quand Popper
sort de sa tombe (et y retourne
rapidement)
L’économie s’est, dans les faits
ralliée dès 1938 aux thèses de Karl
Popper[20],
et a voulu chercher dans le principe de
réfutation, ce que l’on appelle le « falsificationisme »,
une garantie de scientificité. La
démarche de Popper est en effet
instrumentalement attrayante pour une
économie découvrant à l’époque les
délices de l’économétrie et supposant
qu’elle pourrait bientôt tester la
totalité de ses conjectures. Ceci
permettait aussi d’esquiver le débat sur
le réalisme des hypothèses
initiales, débat porté par les courants
contestataires qu’ils soient
institutionnalistes (T. Veblen, J.
Commons) ou marxistes. Cette démarche
était cohérente avec le parti pris de
rigueur axiomatique introduit par Walras
à la fin du XIXème siècle
[21]. La référence à Popper va donc
rester un point obligé pour les quelques
économistes de ce courant intervenant
dans le domaine de la méthodologie[22].
Le modèle visé étant ici la science
physique[23],
avec en particulier la proposition de
Paul Samuelson de prendre comme base de
départ l’hypothèse ergodique[24],
et l’objectif affiché celui d’obtenir
pour l’économie le statut d’une science
dite “dure”. L’usage de ce terme, à la
place de celui de « science exacte » ou
de « science de la nature », n’est
d’ailleurs pas innocent. Il vise
d’emblée à dévaloriser les autres
sciences humaines, qui sont de fait
qualifiées de « molles », comme la
sociologie, l’anthropologie ou
l’histoire, face à l’économie. Dans le
même temps, elle fonde
l’instrumentalisme de Milton Friedman,
qui récuse d’emblée tout débat sur le
réalisme des hypothèses[25].
On passe alors, pour reprendre la
formule de Bruce Caldwell à un empirisme
logique qui succède au positivisme
logique[26].
Le « falsificationisme » poppérien
soulève cependant de nombreux problèmes.
Il se heurte tout d’abord à la
conjecture de Duhem et Quine[27].
Pour que la testabilité soit robuste au
sens de Popper, il faudrait que l’on
puisse tester les conjectures seules et
que les méthodes d’évaluation des
résultats ne soient donc pas chargées en
théorie. Ce problème, déjà important
dans certaines sciences exactes comme la
physique, devient rédhibitoire en
économie où les agrégats utilisés pour
quantifier ne font que normaliser une
réalité à partir de conjectures
théoriques implicites[28].
Un second problème tient à la nature des
prévisions par rapport au mode de
testabilité. Dans la grande majorité des
cas les prévisions sont qualitatives,
alors que la vérification est
quantitative[29].
Un troisième tient à la manière même
dont Popper utilise la réfutation et la
falsification. Pour lui la falsification
doit engendrer un rapprochement des
théories avec la réalité, et le progrès
théorique doit se mesurer à la capacité
à expliquer des faits nouveaux. Or, non
seulement Popper lui-même admet que le
premier critère est invalidable[30],
mais de plus l’économie vérifie toujours
ses conjectures sur des événements
passés[31].
Dans ces conditions, on ne doit pas
s’étonner d’une très large remise en
cause de l’applicabilité de la
méthodologie poppérienne[32].
Popper et
ses héritiers : un résultat paradoxal
Ces limites ont entraîné un certain
nombre d’économistes qui refusent
d’abandonner l’empirisme logique à se
pencher vers Imre Lakatos[33].
Cet auteur propose de mettre l’accent
sur des programmes de recherche qui
seraient définis par un noyau dur
d’hypothèses, réputées infalsifiables,
et une ceinture protectrice
d’hypothèses, elles falsifiables et
réfutables, et pouvant être remplacées.
La cohérence, et la scientificité d’un
tel programme de recherche découlant de
la capacité du noyau dur à engendrer des
prévisions et de sa cohérence interne.
Lakatos appelle ainsi dégénérescence
d’un programme l’introduction, au sein
du noyau dur, d’hypothèses ad-hoc. Une
telle démarche présente tout à la fois
des différences substantielles et des
ressemblances avec celle de Popper. La
notion de noyau dur, l’idée que le
progrès scientifique puisse venir de la
corroboration de conjectures et non de
leur réfutation marquent les
différences. Néanmoins, l’accent mis sur
la testabilité, ou la falsification,
ainsi que l’idée de prévision, renvoient
clairement au cadre poppérien.
Les économistes du courant standard
ont rapidement vu l’intérêt d’une telle
approche. Le noyau dur du programme de
recherche qualifié alors de scientifique
(ce qui implique que les autres ne le
sont pas…) est alors caractérisé par la
théorie des préférences de l’agent,
l’hypothèse d’individualisme
méthodologique et la maximisation sous
contrainte[34].
La définition d’un tel noyau dur est
cependant loin d’être facile, compte
tenu des tensions internes de ce courant[35].
De plus, il est confronté au fait que
certaines de ses hypothèses, en
particuliers celles concernant les
préférences individuelles, sont en
réalité testables et ont été invalidées.
Avant même que ces économistes aient
commencé à se référer explicitement à
Lakatos, d’autres travaux en avaient
montré les limites. La part poppérienne
chez Lakatos est tout aussi vulnérable
que Popper lui-même à la conjecture de
Duhem-Quine[36].
Il faut aussi ajouter que l’économie
procède par relecture successive de
problèmes et d’événements et non pas
seulement, ni même principalement, par
prévision et prédiction. Ceci rend
inapplicable la méthodologie proposée
par Lakatos[37].
Par ailleurs, si on applique cette
méthodologie au courant dominant en
économie, il est clair que ce dernier a
procédé, depuis la fin des années
soixante-dix, à l’introduction d’un
certain nombre d’hypothèses ad-hoc dans
son noyau dur, comme la prise en compte
des institutions. En ce sens, on
pourrait soutenir que, du point de vue
de la démarche de Lakatos, le programme
de recherche du courant standard est
effectivement dégénéré !
Il faut avouer que cela constitue
bien un résultat paradoxal des dérives
de la méthodologie des économistes « mainstream ».
Une crise
(méthodologique) et son enjeu
Le constat d’une crise méthodologique
au sein du courant dominant semble
devoir être évident. Le nombre
d’économistes qui ont dû « manger leur
chapeau » ces dernières années est
d’ailleurs impressionnant, d’Olivier
Blanchard[38]
à Paul Krugman[39].
Sheila Dow montre[40]
que les différents auteurs du “mainstream”
s’opposent désormais entre un camp se
réfugiant dans une axiomatique
irréaliste, dans la tradition ouverte
par Friedman en 1953, et un autre
recourant à l’empirisme, mais sans
garde-fous si ce n’est que techniques en
matière de procédures de vérifications[41].
Dans un tel contexte, on comprend alors
l’intérêt que suscitent au sein de ce
courant les théories déniant toute
importance à la méthodologie, qu’il
s’agisse des thèses sur la pure
dimension rhétorique de l’économie,
défendue par McCloskey, ou des positions
de type post-moderne se réfugiant dans
l’hyper-critique[42].
Or, comme on l’a indiqué, ces deux
approches ont pour effet immédiat de
transformer l’économie en pure
apologétique.
La robustesse d’un fait scientifique
résulte d’un alliage entre des réseaux
humains, des pratiques reconnues, un
intérêt de la part d’un utilisateur
potentiel. Cette robustesse est donc
forcément temporaire, toujours
susceptible d’être minée par le doute
quand les réseaux se décomposent et se
transforment, les pratiques évoluent,
les intérêts se déplacent[43].
Une partie de l’incompréhension
engendrée par le statut des résultats en
économie, vérités révélées ou simples
affirmations idéologiques, tient dans
les illusions qu’engendre l’aveuglement
volontaire sur les modes de
vérifications. Pour en sortir, il faut
accepter la séparation radicale entre le
statut d’une discipline dans la
typologie générale des sciences, et la
nature des pratiques des chercheurs
opérant au sein de cette discipline.
Savoir si, oui ou non, l’économie peut
prétendre au statut de science dite
“dure” n’a en réalité aucun intérêt, si
ce n’est, mais dans un autre contexte,
celui de valoriser l’économiste dans ses
relations avec le décideur politique.
Par contre, la question des pratiques
des économistes est, elle, absolument
fondamentale.
Un regard rétrospectif sur
l’épistémologie de Keynes s’avère ici
nécessaire si on veut pratiquer la
distinction entre science et pratique
scientifique[44].
En économie, la part des “évidences
disponibles”, c’est à dire des énoncés
qui font si ce n’est l’unanimité de la
profession, du moins qui sont admis par
un grand nombre de chercheurs, jouent un
rôle déterminant[45].
Cette controverse, et l’histoire des
controverses passées, permet de séparer
le poids d’un énoncé de sa
probabilité. Par poids, il faut
entendre, à la suite de Keynes lui-même[46],
la quantité d’évidences disponibles
pertinentes à un argument donné, et leur
cohérence réciproque. Soutenir ainsi un
énoncé par des évidences disponibles
issues de champs méthodologiques opposés
diminue au lieu de l’accroître le poids
de l’énoncé. La probabilité d’un énoncé
renvoie quant à elle au degré de
vérification des évidences disponibles.
Avoir une démarche scientifique, pour un
économiste, ne peut donc signifier
n’émettre que des conjectures testables
et vérifiables. A ce compte, il serait
silencieux la plupart du temps. Cela
veut dire dans un premier temps évaluer,
par les controverses présentes et
passées, le poids des énoncés dont il se
sert ou qu’il veut réfuter. Puis, quand
il le peut, soumettre les évidences
disponibles à l’épreuve de la
vérification, tout en sachant que, du
fait même de la nature de la discipline,
cette dernière ne peut être que limitée
et imparfaite. La vérification joue donc
ici moins le rôle de l’établissement
d’une preuve que de l’invalidation de
certaines conjectures. Si l’énoncé A,
repose strictement sur les évidences x,
y, z, qui elles mêmes sont liées à des
conjectures a, b et g, et que l’une de
ces conjectures soit testable, la
validation de l’une ne prouverait pas
l’énoncé, mais l’invalidation de l’une
serait suffisante pour amener au rejet
de l’énoncé. Se plier à cette discipline
ne garantit nullement que les résultats
soient “vrais”, mais établit la
distinction entre une pratique
scientifique de l’économie et une
pratique idéologique, où les énoncés
visent d’abord et avant tout à justifier
des options métaphysiques ou politiques
sous-jacentes[47].
La polémique qui entoure la
publication du livre de Philippe Verdier
pourrait donc avoir ceci de positif
qu’elle nous forcerait à nous interroger
sur les rapports entre sciences et
politique, et sur la politisation de
certaines activités scientifiques. Si
tel est le cas, et quoi que l’on puisse
penser de ce livre, il faudrait
remercier Philippe Verdier pour avoir
fait éclater un débat trop longtemps
occulté.
Notes
[1] Verdier P., Climat
Investigation, Paris, Ring, 2015.
[2]
http://www.midilibre.fr/2015/10/16/philippe-verdier-m-meteo-de-france-2-prive-d-antenne-a-cause-de-son-livre,1228361.php
[3] Son principal ouvrage
Éléments d’économie politique pure, ou
théorie de la richesse sociale date
de 1874. Il publiera un article très
révélateur « Économique et mécanique »
dans le Bulletin de la Société
vaudoise de sciences naturelles en
1909.
[4] P. Mirowski, More heat than
light- Economics as Social.
Physics, Physics as Nature’s Economics,
Cambridge: Cambridge. University Press,
1989.
[5] Voir Sapir J., Les trous
noirs de la science économique,
Paris, Albin Michel, 2000. Voir aussi A.
Lehtinen, J. Kuorikoski, et P. Ylikoski,
Economics for real: Uskali Mäki and
the place of truth in economics,
Routledge, Londres, 2012.
[6] Voir ainsi E.R. Weintraub, “Methodology
doesn’t matter, but history of thought
might”, in S. Honkapohja, (ed.),
Wither Macroeconomics?, Basil
Blackwell, Oxford, 1989.
[7] B.J. Caldwell, “Economic
Methodology: Rationale, Foundation,
Prospects”, in U. Mäki, B. Gustafsson et
C. Knudsen, (eds.), Rationality,
Institutions & Economic Methodology,
Routledge, Londres-New York, 1993, pp.
45-60. Idem, “Does Methodology matters?
How should it practiced?”, in
Finnish Economic Papers, vol.3,
n°1/1990, pp. 64-71.
[8] D. McCloskey, The Rhetoric
of Economics, University of
Wisconsin Press, Madison, Wisc., 1985.
[9] P. Feyerabend, Against
Method: Outline of an Anarchistic Theory
of Knowledge, Verso Edition,
Londres, 1975.
[10] Pour une critique de la
dimension instrumentaliste chez
McCloskey, U. Mäki, “How to Combine
Rhetoric and Realism in the Methodology
of Economics”, in Economics and
Philosophy, vol. 4, n°1/1988, pp.
89-109; Idem, “Realism, Economics and
Rhetoric: a Rejoinder to McCloskey”, in
Economics and Philosophy, vol.
4, n°1/1988, pp. 167-169.
[11] D. Hausman, The Inexact and
Separate Science of Economics,
Cambridge University Press, 1992., pp.
264-268. Voir aussi du même auteur : “Explanation
and Diagnosis in Economics,” Revue
Internationale de Philosophie, 55,
2001, pp. 311–26.
[12] M. Bleaney, “An Overview of
Emerging Theory”, in D. Greenaway et
alii, (eds.), Companion to
Contemporary Economic Thought,
Routledge, Londres et New York, 1991.
[13] S.C. Dow, “Mainstream Economic
Methodology”,op.cit, p. 87.
[14] P. Bourdieu, La Distinction
– Critique sociale du jugement ,
Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 111.
[15] Idem, voir note 6, p. 194.
[16] B. Latour, La vie de
laboratoire, La Découverte, Paris,
1988. B. Latour et S. Woolgar,
Laboratory Life: The Construction of
Scientific Facts, Princeton
University Press, Princeton, NJ, 1979.
[17] U. Mäki, “Social Theories of
Science and the Fate of Institutionalism
in Economics”, in U. Mäki, B. Gustafsson
et C. Knudsen, (eds.), Rationality,
Institutions & Economic Methodology,
Routledge, Londres-New York, 1993,
pp.76-109, p. 86-7.
[18] R. William et J. Law, “Beyond
the Bounds of Credibility”, in
Fundamenta Scientiae , vol. 1,
1980, pp. 295-315.
[19] M. Callon et J. Law, “La
protohistoire d’un laboratoire”, in M.
Callon, (sous la direction de), La
Science et ses réseaux , La
Découverte, Paris, 1989, chapitre 2, p.
67.
[20] Voir T.W. Hutchison, The
Significance and Basic Postulates of
Economic Theory, Macmillan,
Londres, 1938.
[21] A. Insel, “Une rigueur pour la
forme: Pourquoi la théorie néoclassique
fascine-t-elle tant les économistes et
comment s’en déprendre?”, in Revue
Semestrielle du MAUSS, n°3,
éditions la Découverte, Paris, 1994, pp.
77-94.
[22] Par exemple M. Blaug, The
Methodology of Economics ,
Cambridge University Press, Cambridge,
1980. Voir aussi P. Mirowski, More
Heat than Light, op.cit..
[23] P. Mirowski, “How not to do
things with metaphors: Paul Samuelson
and the science of Neoclassical
Economics”, in Studies in the
History and Philosophy of Science,
vol. 20, n°1/1989, pp. 175-191. Pour une
critique plus générale sur le modèle de
scientificité de la physique, P.
Mirowski, More heat than light,
Cambridge University Press, Cambridge,
1990.
[24] P.A. Samuelson, “Classical and
Neoclassical theory”, in R.W. Clower, (ed.),
Monetary Theory, Penguin,
Londres, 1969.
[25] M. Friedman, “The Methodology
of Positive Economics”, in M. Friedman,
Essays in Positive Economics,
University of Chicago Press, chicago,
1953, pp. 3-43.
[26] B. Caldwell, Beyond
Positivism: Economic Methodology in the
Twentieth Century, op.cit.. Voir
aussi W. Mason, “Some negative thoughts
on Friedman’s Positive Economics”, in
Journal of Post-Keynesian Economics,
vol. 3, n°2/1981, pp. 235-55.
[27] P. Duhem, The Aim and
structure of Physical Theory,
Princeton University Press, Princeton,
NJ, 1954. W. Quine, “Two Dogmas of
Empiricism”, in W. Quine, From a
Logical Point of View, Harvard
University Press, Cambridge, Mass.,
1953, pp. 20-46.
[28] D.W. Hands, “Popper and Lakatos
in Economic Methodology”, in U. Mäki, B.
Gustafsson et C. Knudsen, (eds.),
Rationality, Institutions & Economic
Methodology, op.cit., pp. 61-75.
J.J. Klant, “Refutability”, in Methodus
, vol. 2, n°2/1990, pp. 34-51.
[29] D.W. Hands, “Popper and Lakatos
in Economic Methodology”, op.cit., p.
64.
[30] K. Popper, Realism and the
Aim of Science, Rowman &
Littlefield, Totowa, NJ, 1983, p. xxxv.
[31] D.W. Hands, “Popper and Lakatos
in Economic Methodology”, op.cit., p.
65.
[32] D.W. Hands, Testing,
Rationality and Progress: Essays on the
Popperian Tradition in Economic
Methodology, Rowman & Littlefield,
Latham, NJ, 1992. D.M. Hausman, “An
Appraisal of Popperian Methodology” in
N. de Marchi, (ed), The Popperian
Legacy in Economics, Cambridge
University Press, cambridge, 1988, pp.
65-85. U. Mäki, “Economic Methodology:
complaints and guidelines”, in
Finnish Economic Papers, vol.3,
1990, n°1, pp. 77-84.
[33] I. Lakatos, “Falsification and
the Methodology of Scientific Research
Programmes”, in I. Lakatos et A.
Musgrave, (eds.), Criticism and the
Growth of Knowledge, Cambridge
University Press, Cambridge, 1970, pp.
91-196.
[34] E.R. Weintraub, General
Equilibrium Analysis, Studies in
Appraisal, Cambridge University
Press, Cambridge, 1985. M. Blaug, “Ripensamenti
sulla rivoluzione keynesiana”, in
Rassegna Economica, vol. 51, n°3,
1987, pp. 605-634.
[35] G. Fulton, “Research Programmes
in Economics”, in History of
Political Economy, vol. 16, n°2,
1984, pp. 27-55.
[36] R. Cross, “The Duhem-Quine
thesis, Lakatos and the Appraisal of
Theories in Macroeconomics”, in
Economic Journal, vol. 92, n°2,
1982, pp. 320-340.
[37] D.W. Hands, “Popper and Lakatos
in Economic Methodology”, op.cit., p.
68. Voir aussi D.W. Hands, “Second
Thoughts on Lakatos”, in , History
of Political Economy, vol. 17, n°1,
1985, pp. 1-16.
[38] Qui a dû reconnaître et assumer
les erreurs du FMI sur les politiques
d’austérité. Voir O. Blanchard et D.
Leigh, Growth Forecast Errors and
Fiscal Multipliers , IMF Working
Paper, IMF, Washigton DC, janvier 2013.
[39] Qui a dû, lui aussi, admettre –
après avoir prétendu le contraire, que
la « globalisation » et le libre-échange
pouvaient bien être les causes de la
crise actuelle.
[40] S.C. Dow, “Mainstream Economic
Methodology”,op.cit, p. 80-81.
[41] Voir sur ce point la discussion
in O. Hamouda et R. Rowley, “Ignorance
and the Absence of Probabilities”, in C.
Schmidt, (ed.), Uncertainty in
Economic Thought, Edwar Elgar,
Cheltenham, 1996, pp. 38-64.
[42] J. Doherty, E. Graham et M.
Malek, (eds.), Post-modernism in
Social Sciences, Macmillan,
Londres, 1992; voir en particulier
l’introduction à ce volume. B. Barnes et
D. Bloor, “Relativism, rationalism and
the sociology of lknowledge”, in M.
Hollis et S. Lukes, (eds.),
Rationality and Relativism , Basil
Blackwell, Oxford, 1982, pp. 21-47.
[43] M. Callon, (sous la direction
de), La Science et ses réseaux
, op.cit., pp. 25-31.
[44] Sur cette épistémologie, on se
réfèrera à A.M. Carabelli, On
Keynes’s Method, Macmillan,
Londres, 1988; R.M. O’Donnel,
Keynes’s Philosophy, Economics and
Politics: The Philosophical Foundations
of Keynes’s Thought and their influences
on his Economics and Politics ,
Macmillan, Londres, 1989.
[45] S.C. Dow, “The appeal of
neoclassical economics: some insights
from Keynes’s epistemology”, in
Cambridge Journal of Economics ,
vol. 19, n°5, 1995, pp. 715-733, p. 716.
[46] J.M. Keynes, A Treatise on
Probability , republié in
Collected Writings , vol. VIII,
Macmillan, Londres, 1973; voir le
chapitre 6.
[47] Sur ce point voir le grand
ouvrage de Gunnar Myrdal dont les
opinions, exprimées en 1929, restent
parfaitement d’actualité aujourd’hui. G.
Myrdal, The Political Element in the
Development of Economic Theory ,
Transaction Publishers, New Brunswick et
Londres, 1990; première édition en
anglais, 1954; première édition en
suédois, 1930.
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