Opinion
La domestication d'Israël par les
Russes
Israël Adam Shamir
Israël
Adam Shamir
Vendredi 28 septembre 2018
La décision russe
inattendue de fournir à la Syrie des
systèmes de missiles sol-air S-300, et
d’intégrer la défense aérienne syrienne
au sein du commandement russe, tout cela
nous appelle à mettre à jour, de toute
urgence, nos points de vue. Apparemment,
la Russie est capable d’apprendre et de
répondre, d’une manière que nous
n’avions pas anticipée. Car au lendemain
de la frappe de l’Iliouchine-20, la
réaction russe avait été faible. Les
Russes avaient admis la version
israélienne selon laquelle l’avion avait
été touché par un missile S-200 syrien.
Ils ont donné aux militaires israéliens
une occasion d’offrir leur version des
faits et de la défendre, tandis que
Poutine parlait d’un « enchaînement
tragique d’événements », et semblait
disculper son partenaire israélien. J’avoue que je
m’attendais à ce que les Russes
acceptent les explications israéliennes,
et que l’affaire en reste là. C’était le
point de vue des écrivains et blogueurs
pro-Kremlin, et ils sont souvent bien au
fait des sentiments des autorités
russes. Ce ne sont pas des gens qui
reçoivent leurs instructions directement
du Kremlin, mais ils n’ont pas non plus
une vision cohérente des intérêts
russes, encore moins d’opinions
personnelles ; habituellement, ils
tentent de deviner ce que le Kremlin
s’apprête à faire, et ils bâtissent une
ligne argumentaire pour renchérir en ce
sens. A les écouter, on peut se faire
une idée de ce qui se prépare. Ils ont
adopté une ligne plutôt pro-israélienne.
Toute personne appelant à une riposte
plus énergique, après la provocation
israélienne, a été qualifiée
« d’énergumène antisémite ». Ce n’est
pas un marqueur aussi mortel qu’en
Occident, mais ce n’en est pas pour
autant un compliment. Certains écrivains
pro-Kremlin ont condamné les Syriens,
tout comme l’opposition libérale à
Poutine. Julia Latynina, la chouchoute
russe des libéraux occidentaux, la
nemesis de Poutine, qui a reçu le prix
de la défense de la liberté, et qui
cumule des centaines de références dans
le Guardian et le New York
Times, a qualifié les Syriens de
singes (les libéraux russes anti-Poutine
sont racistes au-delà de toute limite
imaginable, mais ils adorent les juifs).
Un écrivain en
anglais, pro-Kremlin, a dit que c’était
les Iraniens qu’il fallait condamner ;
car ils pouvaient très bien être ceux
qui avaient appuyé sur le bouton et
détruit l’Il-20, avion de reconnaissance
et de renseignement. Et que les Syriens
étaient coupables à mort. Il ne s’est
pas privé d’attaquer férocement les
experts qui parlaient de la
responsabilité israélienne et les a
traités d’antisémites. Les chefs
de rédaction des médias russes semi
officiels pensaient apparemment que
Poutine voulait passer aussi vite que
possible sur cette regrettable affaire,
et ils l’avaient rapidement retirée de
leur ordre du jour. Au point que le
lendemain, les media russes étaient
pratiquement vierges de toute référence
à la catastrophe : incroyable. Seuls les
vieux durs à cuire de l’opposition
grommelaient dans leurs journaux
marginaux sur le net : « nous sommes
perdus, Poutine obéit à ses oligarques.
Le lobby juif à Moscou a gagné, Poutine
se soucie plus de ses amis juifs que des
soldats russes. » Mais c’était
prématuré.
En Israël, les gens
du ministère de la Défense se frottaient
les mains et disaient: on a tout cassé,
on casse tout, et on ne va pas se gêner
pour continuer. Ils recommandaient à
Poutine d’accuser la Syrie et
d’entériner la version israélienne des
faits. Les réseaux sociaux israéliens
étaient en liesse. Mais c’était
prématuré, là aussi.
Premier signe du
ratage : les Russes refusèrent de
recevoir une délégation israélienne de
haut niveau à Moscou. Le Premier
ministre Netanyahou et le ministre de la
Défense Lieberman proposèrent de prendre
en personne l’avion pour Moscou, mais
ils furent rembarrés. Seule une
délégation militaire conduite par le
commandant de la force aérienne
israélienne le Major Général Amikam
Norkim fut autorisée à venir présenter
sa version des faits. On la trouva peu
convaincante. Le ministre russe de la
Défense produisit des preuves solides :
les Israéliens avaient bel et bien
provoqué la chute de l’avion russe avec
tout son équipage. Netanyahou demanda un
entretien personnel avec Poutine par
téléphone, mais il était injoignable.
Apparemment Poutine
était furieux, personnellement, de
l’attaque israélienne. Il est connu pour
détester les trahisons. Il considérait
Netanyahou presque comme un ami
personnel, et la destruction de l’avion
par son ancien ami lui faisait vraiment
mal ; voilà ce que percevait son
entourage au Kremlin. Il y a aussi des
interprétations moins personnelles. Au
même moment, le parti de Poutine Russie
Unie, le parti au pouvoir, subissait des
défaites humiliantes aux élections
régionales. De 30% à 70% des candidats
furent mis en minorité, et ce sont les
coalitions de nationalistes et de
communistes, vivement opposés à
l’Occident, qui s’emparaient de ces
trois districts. Dans les Forces armées,
l’idée de passer l’attentat par pertes
et profits était rejetée d’emblée.
L’armée exigeait une réponse plus
énergique.
Poutine est le plus
pro-occidental de tous les présidents
que la Russie puisse se donner ; son
successeur sera probablement plus rigide
face aux exigences occidentales, tandis
que les éléments pro-occidentaux (dits
« libéraux ») n’ont aucune chance
d’arriver au pouvoir en Russie par les
urnes. C’est la raison pour laquelle
Poutine devait faire attention pour
rester en phase avec sa base, comme tout
chef d’Etat. Il ne voulait pas gâcher
ses relations avec Israël, mais il
fallait en finir avec la liberté
d’action de l’aviation militaire
israélienne. Il y eut une accalmie
lorsque la catastrophe de l’avion abattu
disparut complètement des media, tant
russes qu’occidentaux. Le New York
Times ne le mentionnait plus, ni les
journaux russes. Et puis, sans prévenir,
le ministre de la Défense russe M.
Shoygu fit son annonce. La Russie
répondait de façon adéquate, en
interdisant le ciel au-dessus de la
Syrie, ou du moins au-dessus de la Syrie
occidentale, et en activant son puissant
système de brouillage de GPS, au large
des côtes syriennes. Israël a donc perdu
son droit de bombarder la Syrie à
volonté.
Les Russes disent
qu’il leur faudra deux semaines pour
livrer, installer et rendre opérationnel
le système. J’ai entendu dire que
jusqu’à huit S-300 auraient déjà été
livrés par des convois aériens massifs
il y a quelques jours, avec des avions
cargo atterrissant en Syrie à quelques
minutes d’intervalle. Il faudra
probablement bien encore deux semaines
pour installer et activer le système.
En Israël, la
réponse a été de deux types. Les têtes
brûlées disaient que les S-300 ne
dérangent pas Israël ; ils savent
comment les gérer, et si nécessaire, les
commandos israéliens viendront et
saboteront le système juste à temps pour
déclencher une attaque aérienne massive
par les bombardiers israéliens. Les gens
sensés ont dit qu’Israël devrait veiller
à raccommoder ses relations avec les
militaires russes. Les Russes avaient
largement acquiescé à tout ce que les
Israéliens leur demandaient, y compris
quant au retrait des forces iraniennes
loin des frontières israéliennes (qui
sont plus exactement des lignes
d’armistice). Une enquête sérieuse
pourra dévoiler les erreurs qui se sont
produites et convaincre les Russes que
cela n’arrivera plus à l’avenir,
disent-ils.
On avait
l’impression que Netanyahou tentait de
minimiser le refroidissement avec les
Russes. Après sa rencontre avec le
président Trump à New York, il disait
qu’il était arrivé avec des requêtes
spécifiques et qu’il avait « obtenu de
lui [Trump] tout ce qu’il voulait ».
« Notre but est de préserver le lien
avec la Russie, et de l’autre côté de
défendre la sécurité d’Israël contre ces
menaces ». Ainsi donc, pour le meilleur
ou pour le pire, Israël ne va pas rompre
les relations avec la Russie, et la
Russie n’ira pas plus loin, tout en
barrant le ciel syrien aux raids
israéliens. Si les dirigeants israéliens
cessent d’intervenir en Syrie, les
choses peuvent se tasser. Autrement, les
résultats seront tout à fait
imprévisibles.
En Israël, il n’y a
pas grand monde au sommet, en dehors de
Netanyahou et de Lieberman, qui tienne
au maintien des relations avec la
Russie. Pour les Israéliens, Poutine
n’est que l’un des nombreux dirigeants
insipides, d’Idi Samin jusqu’à Orban,
avec lesquels il faut bien traiter. La
Russie n’est pas populaire parmi les
Israéliens ordinaires, qui préfèrent
l’Amérique ou l’Allemagne. Bien des
Israéliens seraient ravis de briser ce
lien. Dès que la décision russe a été
annoncée, Haaretz s’est exprimé
clairement : « ces dernières années, la
Russie a été surprise à mentir ou à
répandre de la désinformation sur son
rôle dans nombre d’incidents, les plus
récents étant son interférence dans les
élections présidentielles aux
Etats-Unis, l’empoisonnement de
l’ex-agent russe Seguei Skripal et de sa
fille en Grande Bretagne, et l’invasion
de la Crimée en Ukraine orientale. On a
du mal à croire qu’en dehors de la Syrie
et de l’Iran quelqu’un puisse adopter la
version russe sur les évènements de la
semaine dernière ». Ce n’est pas en ces
termes qu’on évoque un partenaire, en
général.
Les Israéliens plus
portés au complotisme ont opiné que
derrière l’attentat contre l’II-20, il y
avait un complot de l’Armée de l’air
contre Netanyahou et Lieberman, qui sont
impopulaires parmi les officiers de haut
rang. D’autres disent que c’était un
complot des Services secrets américains
pour saboter la connexion
russo-israélienne.
Car autrement,
pourquoi est-ce que les Israéliens
l’auraient fait ? Avaient-ils été juste
brutaux et brouillons, selon leurs
habitudes ? Il n’en ont rien à faire des
Russes, et les considèrent comme une
vulgaire race inférieure, dont la vie
n’a guère d’importance. C’est une
lecture possible, tout à fait cohérente
avec leur attitude générale envers les
étrangers considérés comme
enfants d’un dieu subalterne.
D’un autre côté, il est possible que
tout le raid israélien ait été pensé
pour couler l’avion de reconnaissance,
et priver les Russes de leurs données de
renseignement en temps réel. En 1967,
les Israéliens avaient bombardé et coulé
l’USS Liberty, un navire d’espionnage
électronique, l’équivalent de
l’Iliouchine-20 à l’époque, parce qu’ils
ne voulaient pas d’yeux ni d’oreilles
étrangères dans la région. Mais alors,
on était en pleine escalade guerrière
entre Israël et l’Egypte, et l’USS
Liberty avait été attaqué juste avant
l’invasion des hauteurs du Golan syrien,
programmée par Israël.
Se pourrait-il que
les Israéliens se soient attendus à une
attaque de la part de la France, de
l’Angleterre et des US sur la Syrie
cette nuit-là, une attaque qui ne s’est
pas concrétisée grâce à l’accord
turco-russe sur Idlib ? Il y avait un
avion britannique et une frégate
française dans le voisinage, et un grand
déballage de navires américains.
L’accord sur Ilib
est un évènement très important, même si
l’affaire de l’II-20 l’a aussitôt chassé
de notre mémoire collective. Poutine et
Erdogan sont parvenus à un compromis
viable, ce qui évitera des hostilités,
inévitables sur une grande échelle. Les
Casques blancs avaient déjà préparé un
film avec mise en scène d’une attaque
chimique sur des enfants syriens, mais
l’accord rendait l’attaque improbable,
pour commencer. Il se pourrait que
l’assaut de la coalition américaine ait
été reporté au dernier moment, une fois
que l’avion russe avait été abattu.
Quoi qu’il en soit,
tout est bien qui finit bien. La
décision russe de créer dans les faits
une zone d’exclusion aérienne est une
excellente décision, bonne pour tous.
C’est bon pour les Russes, parce qu’ils
ont découvert que leur commandant en
chef était capable de prendre des
décisions fortes. C’est bon pour la
Syrie, parce qu’elle va avoir à subir
moins de bombardements israéliens. Et
c’est excellent pour Israël, car il
fallait faire comprendre à ce sale
gosse, à cet enfant gâté, le chouchou de
l’Amérique, qu’il est interdit d’embêter
les enfants d’à côté. Le système
automatique de défense par les missiles
va faire planer un danger de fessée. On
a expliqué au gosse qu’il n’a pas le
droit de flinguer les voisins. Avec son
agressivité excessive multipliée par
l’impunité, Israël a reçu une bonne
claque, comme cela peut arriver à
n’importe qui. Bloqué de la sorte,
Israël peut encore devenir un mensch,
un « homme bon » ; et pour lui avoir
donné cette chance, merci la Russie.
Est-ce que Tel Aviv saura saisir cette
occasion ? Les US vont essayer de
déjouer la domestication russe d’Israël.
John Bolton et Mike Pompeo ont d’ores et
déjà déclaré que personne ne peut
interférer avec le droit divin d’Israël
de bombarder librement la Syrie. Le
lobby israélien en Amérique sera-t-il
capable de neutraliser la décision russe
et d’ébranler à nouveau l’âme
israélienne ? Vont-ils convaincre
Poutine de reporter sa décision comme en
avril, et déjà quelques années plus tôt
aussi ? Je ne le pense pas. Nous pouvons
féliciter la direction russe pour sa
décision cohérente, équilibrée et
justifiée, qui pourra déjà calmer la
furie juive.
Pour joindre
l'auteur: adam@israelshamir.net
Traduction: Maria
Poumier
Source: The
Unz Review.
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