Opinion
Quand la Russie prend congé
Israël Adam Shamir
©
Israël
Adam Shamir
Dimanche 27 mars 2016
Source:
http://plumenclume.org/...
L’attaque
terroriste massive de Bruxelles survient
comme en réponse au message de Poutine
“Mission accomplie”: “pas si vite”,
prévient Daech. Le monde a donc encore
besoin d’intervention russe au Proche
Orient si l’on veut arrêter les tueurs
du désert. Heureusement, la Russie n’est
pas si pressée de se retirer
complètement. D’après mes sources en
Syrie, le retrait promis est surtout une
figure de style. Certains Russes s’en
vont, d’autres restent.
Oui, je sais que
nombre de nos collègues, des gens
courtois de la presse libre, ont déjà
expliqué et justifié la soudaine
déclaration de Poutine. Ils ont écrit
que Poutine avait dit en septembre que
la campagne durerait jusqu’au printemps,
et qu’un homme de parole comme lui
devait honorer sa promesse. Que les
Russes avaient fait tout ce qu’ils
pouvaient ou devaient, qu’ils avaient
bien rempli leur mission, ce qui est
bizarre, car Daech et sa soeur jumelle
Al Nosra continuent bel et bien de
frapper. D’autres ont dit que les Russes
ont eu bien raison de partir tant qu’ils
le pouvaient, c’est-à-dire avant
l’invasion turco-saoudienne de la Syrie.
Les plumes hostiles à la Russie ont
expliqué la décision de Poutine par la
résistance tenace des djihadistes sur le
terrain (al Nosra à Alep, Daech à
Raqqa), tandis que les plus intrépides
conspirationnistes avaient vent d’un
ultimatum présenté par Mr Kerry et le
président Erdogan à Poutine, disant :
“file avant que nous fermions les
détroits du Bosphore à tes navires”.
Une semaine est
passée, et maintenant nous en savons un
peu plus. Il semble que le retrait soit
limité, cela relèverait plutôt du
signal. Certains avions de combat et
certains soldats sont rentrés en Russie,
parce qu’on en avait besoin pour les
grandes célébrations du 17 mars,
anniversaire de la réunification de la
Crimée. Ils ont reçu leurs médailles, le
lien entre l’épisode de Crimée et la
campagne de Syrie est désormais dans
toutes les têtes. La déclaration a
adressé un message utile aux Syriens et
au monde arabe : la Russie ne cherche
pas à les coloniser. Autrement dit, les
Russes sont toujours en Syrie et y
resteront même si c’est de façon moins
spectaculaire.
Le stratégique
TU-22M3 a mené à bien ses sorties à
partir de ses bases en Russie,
maintenant il y a moins de cibles
méritant le largage de bombes à un
million de dollars pièce. Plus besoin
non plus de bombarder les convois de
pétrole volé. Il y a encore
beaucoup de transfert illégal depuis le
Kurdistan irakien et les puits de Daech,
mais une part non négligeable de ce
trafic de pétrole est mis à profit par
les Syriens pour produire de
l’électricité et amener de l’eau. Les
bombardements avaient peut-être leur
charme, mais ce sont les Syriens qui en
ont demandé la fin.
Quel était donc le
but de la déclaration? C’était une façon
de rappeler au président Assad qu’il ne
dispose plus de tout son temps pour
faire la paix avec ses adversaires. Les
Russes ont été frustrés par les
tactiques dilatoires de ses généraux. Il
apparaît que les dirigeants syriens
avaient très mal évalué la situation,
comptant sur les Russes pour se
battre à la place des Syriens jusqu’à ce
qu’Assad ait repris le contrôle de tout
le pays. Erreur: les Russes veulent voir
de vraies avancées dans les
négociations.
“Bachar reste
quelqu’un de souple, mais ses généraux
ne le sont pas. Ils pensent qu’il n’y a
que deux solutions, la victoire ou la
défaite. Ce n’est pas réaliste. Les
généraux vont s’en apercevoir quand nous
nous retirerons”, m’a dit un officier
russe basé à Latakia.
La déclaration de
retrait a eu lieu le premier jour d’un
nouveau round de pourparlers à Genève.
C’était une preuve tangible que la
Russie ne cherche pas une victoire
militaire, mais faisait confiance à la
diplomatie. La déclaration envoyait
encore d’autres signaux à toutes les
parties. La Turquie y penserait à deux
fois avant d’envahir la Syrie,
tandis que les Russes étaient étaient
censés s’en aller. Les Européens ne
pourront pas accuser les bombes russes
d’envoyer de nouvelles vagues de
réfugiés sur ses plages. Le retrait est
un signal aussi pour l’Iran, qui a
retiré le gros de ses forces en Syrie et
n’a pas accepté la proposition russe de
couper la production de pétrole.
Les Russes ne
veulent plus porter plus le poids de la
guerre sur leurs épaules. Voilà ce
qu’ils ont fait savoir aux Iraniens, et
surtout à Bachar et à son peuple. En
privé, les généraux syriens se
félicitaient les uns les autres d’avoir
si bien réussi à envoyer les Russes se
battre à leur place. “L’armée syrienne
fuit le combat, disent les officiers
russes en Syrie, ils attendent des
Russes qu’ils leur tirent les marrons du
feu. Les officiers syriens ne suivent
pas les instructions des conseillers
russes, ils ne se jettent pas dans la
mêlée. Parfois ils tournent casaque à la
moindre menace ennemie.” Les conseillers
russes ont été obligés d’affronter
personnellement les soldats de Daech, au
lieu de faire leur boulot, qui est de
mettre en oeuvre le hardware militaire
de pointe.
Les Russes sont
outrés parce que les Syriens n’ont pas
pesé de tout leur poids dans les
négociations avec les groupes armés de
l’opposition. Il y avait deux voies à
explorer, l’une, lointaine et
internationalisée, à Genève, où le
gouvernement syrien parlemente avec les
groupes d’émigrés par l’intermédiaire de
Staffan de Mistoura. Des deux côtés on
campe sur ses positions; de toutes
façons, il n’est pas sûr que ces émigrés
aient le moindre poids sur le terrain.
L’autre piste est locale: ce sont les
tractations avec des groupes armés
locaux, et il y en a des centaines. Ils
sont de plus en plus nombreux à accepter
le cessez-le- feu, mais chaque
arrangement suppose des compromis, des
conditions spécifiques et des échanges
de bons procédés. Jusqu’à la déclaration
de retrait, les officiers syriens ne se
pressaient pas pour remplir cette tâche
ardue. Pourquoi nous en faire, puisque
nous pouvons les battre tous à plate
couture avec l’aide des Russes,
disaient-ils. Maintenant peut-être
qu’ils vont metre un peu plus d’entrain
dans les tractations locales.
Les Russes disent
que le gouvernement syrien devrait faire
un examen de conscience quant aux causes
de la guerre civile. Certes, Saoudiens,
Turcs et US portent une grande part de
responsabilité, mais il y avait des
facteurs locaux : le poids des clans,
l’appareil de sécurité à la main lourde,
le manque total de procédés
démocratiques élémentaires. Il faut en
finir avec cela, aussi vite que
possible. La Syrie ne reviendra jamais à
son système de gouvernement par une
seule famille, et les gens d’Assad
devraient assumer cette leçon au plus
tôt. Pourvu que la déclaration russe de
retrait leur mette bien cela dans la
tête.
Cela ne veut pas
dire que la Russie se prépare à accepter
l’exigence de l’opposition, les
débarrasser d’Assad. Il n’en est pas
question. Assad a certes la nuque raide,
mais un homme plus flexible n’aurait pas
survécu à cinq ans de guerre. La
reconquête de Palmyre (ou sa
libération?) sera un exploit visible
pour l’armée syrienne et un cadeau de
Pâques pour les chrétiens, car cette
très antique communauté a perdu près
d’un demi-million de membres, entre
tués, blessés, et réfugiés dépouillés de
tout.
La situation se
complique avec les Kurdes pro-US en
Syrie qui ont proclamé leur “autonomie”.
Les Russes n’ont pas apprécié parce que
cela ne colle pas à la vision russe
d’une Syrie unie. Pour les Turcs, la
création d’un Kurdistan autonome ou
indépendant en Syrie est un casus
belli, une bonne raison pour entrer
en guerre. Cela peut parfaitement
provoquer une intervention turque, alors
que les choses sont bien assez
compliquées sans cela. La Turquie vient
de traverser une flambée de guerre
civile sur son propre territoire, dans
l’affrontement avec les Kurdes.
Certaines sources disent que 20 000
personnes ont été tuées dans la guerre.
Un Kurdistan syrien indépendant
enflammera les Kurdes de Turquie,
disent-ils.
La Russie n’a pas
soutenu le soulèvement kurde, malgré ses
liens historiques avec certains
mouvements kurdes. Apparemment les
Russes devraient être capables de faire
la paix avec la Turquie, et les Turcs le
souhaitent: ils ont été les premiers à
envoyer leurs condoléances lors de la
catastrophe dans la mine de charbon
russe de Vorkuta. Les Turcs sont en
train de revoir leur politique syrienne,
les journaux et les cerveaux politiques
appelant le gouvernement à reconnaître
l’intégrité du territoire syrien et à se
réconcilier avec la Russie. J’ai appelé
à la réconciliation avec la Turquie dans
les médias russes, mais tout cela a été
étouffé. Les dirigeants russes n’étaient
pas pressés. Le lobby arménien en Russie
a vivement poussé au rejet des
ouvertures turques en faveur de la
réconciliation, et les sentiments
traditionnels russes depuis les temps du
Tsar sont plutôt hostiles à Ankara. Et
pourtant, certains changements dans le
mur du rejet sont apparus, et on peut
espérer que les ponts entre la Russie et
son grand voisin seront bientôt
consolidés.
Les Iraniens n’ont
pas attendu pour lancer leur offensive
de paix avec la Turquie. Ils ont proposé
de revenir à leurs bonnes relations
d’avant la mésaventure syrienne. En même
temps, les Iraniens ont retiré le gros
de leurs troupes de Syrie, parce qu’ils
ont subi de lourdes pertes dans les
combats. Ils ont continué à financer la
Syrie et à armer le Hezbollah, la milice
chiite libanaise, une force militaire
réduite, mais capable.
Les ennemis d’un
compromis syrien sont toujours actifs.
Les Saoudiens ont dépensé plus de 90
milliards de dollars dans la guerre
civile syrienne et pour un changement de
régime. Somme considérable, même pour
l’opulent royaume. Mais ils continuent à
jeter leur argent par les fenêtres:
encouragés par la déclaration russe, ils
ont commencé à transférer financement et
équipement à l’opposition armée.
Les US aussi
essaient de retourner l’échiquier en
leur faveur, mais il semble que la
Maison Blanche soit moins hostile à la
Russie qu’il y a six mois. Les
politiciens européens et les hommes
d’État au pouvoir sont principalement
pro-US et anti-Russes; la sinistre
offensive terroriste à Bruxelles a même
poussé le ministre des Affaires
étrangères letton à demander l’envoi de
plus de troupes de l’Otan en direction
de la frontière russe. On peut cependant
observer de petits signes de changement,
dans la mesure où l’économie de la
Russie se redresse, le rouble remonte
face au dollar et à l’euro, et les
Européens soufrent du manque de
commandes russes.
Israël est un autre
faux-ami, ou “partenaire”, comme dit
Poutine. Israël espère gommer la Syrie,
en faire une poignée de mini-États, ou
au moins la “fédéraliser”, comme les
Américains. Israël a d’excellentes
relations de travail avec les islamistes
radicaux de Syrie, pas une seule
propriété israélienne ou juive n’a été
visée par les groupes de Daech ou d’al -Nosra
stationnés aux frontières d’Israël, ils
sont protégés par les canons israéliens.
Ce qui n’empêche pas Israël d’avoir
d’excellents rapports avec la Russie. Le
président Poutine est très complaisant
avec Israël, sans atteindre le niveau
des candidats US à la présidentielle,
mais la Russie n’a pas d’AIPAC en
propre, car la communauté juive russe
officielle est une coquille vide, ce
sont des émissaires loubavitch qui
amassent des fortunes sans s’en prendre
à Poutine.
Le président
israélien Rivline s’est rendu à Moscou
la semaine dernière, après la
déclaration de retrait. Il a dit à
Poutine qu’Israël regrettait que les
Russes s’en aillent, parce qu’ils
constituent un facteur de stabilisation
en Syrie. Poutine a souri et a répondu
qu’ils ne partaient pas loin. Rivline
craignait que le départ russe crée un
vide qui permette au Hezbollah de
prendre position à la frontière
israélienne; il a eu la délicatesse de
ne pas mentionner Assad. Poutine l’a
rassuré: le Hezbollah retournera au
Liban quand la Syrie sera en paix.
Maigre réconfort
pour Israël, au moment où l’État juif
délibère avant une frappe “préemptive”
contre le Hezbollah au Liban. Les
meilleurs amis des juifs au
Proche-Orient, l’Arabie saoudite et ses
alliés du Golfe, ont proclamé le
Hezbollah “groupe terroriste”, et ont
repris les quatre milliards de dollars
promis antérieurement au Liban. Avec le
soutien saoudien et le déplaisir
libanais quand il s’agit de perdre de
l’argent en arrière-plan, les Israéliens
envisagent une offensive contre les
indomptables guerriers chiites.
C’est ce qu’ils
avaient entrepris en 2006 et ils ont été
balayés; le rêve juif de revanche a mûri
au long de ces dix ans, devenant haine
obsessionnelle. L’armée israélienne a
reçu et dépensé des milliards de dollars
dans cette optique, c’est ce qu’ils
appellent “tirer les leçons de 2006”.
Maintenant ils apprennent que le
Hezbollah a perdu 1300 combattants en
Syrie, de bien grandes pertes pour une
force de frappe réduite, et leur envie
de liquider le reste en devient
irrésistible.
La semaine
dernière, le chef du Hezbollah Hassan
Nasrallah a mis en garde les Israéliens:
il paieront un prix horrible en cas
d’agression. Nos missiles vont pleuvoir
sur les usines, sur leurs stocks d’armes
nucléaires, biologiques et chimiques,
ainsi que sur leurs installations
pétrolières et gazières au large de
Haïfa. Cela fera des millions de morts,
vous ne devriez pas déclencher cette
guerre, leur a-t-il dit.
C’est une
proposition sensée de la part d’un homme
sensé qui s’en tient à la stratégie d’un
maître-chien : ne le touchez pas, et il
vous laissera tranquille. Mais les
Israéliens ont une autre mentalité.
L’État judaïque est tout à fait
semblable à l’État islamique: ils ne
croient qu’à la faiblesse et à la
défaite, et ne sont pas satisfaits tant
qu’ils n’ont pas mis leur ennemi à leur
merci, et encore, comme le prouve le
destin qu’ils réservent aux
Palestiniens. Il serait bon que la crise
syrienne soit vite réglée; le Liban
déborde de réfugiés syriens, et en cas
d’attaque israélienne sur le Liban, ils
vont tous être obligés de filer
ailleurs, de préférence en Syrie.
Espérons que la
présence russe aura un effet
refroidissant, non seulement sur les
ardeurs djihadistes islamiques, mais sur
les ardeurs judaïques aussi. Et les
Russes ont appris des juifs un dicton :
“les Anglais s’en vont sans dire au
revoir, les juifs prennent congé de
leurs hôtes mais ne s’en vont pas”.
C’est au tour de la Russie de prendre
solennellement congé, mais de rester, en
Syrie.
Pour joindre
l’auteur:
adam@israelshamir.net
Version originale
publiée par
The Unz Review.
Traduction : Maria
Poumier
Relecture : CR
Le sommaire d'Israël Shamir
Le
dossier Russie
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