Analyse
Trump et l'Iran après coup
Israël Adam Shamir
Israël
Adam Shamir
Mardi 14 janvier 2020
Trump était essoufflé, comme Dark Vador
sur l'Etoile de la Mort. Le micro était
trop près de sa bouche. Son élocution
laborieuse et sont regard bizarre ne
collaient pas avec ses mots visant le
réconfort, alors qu'il s'adressait au
peuple américain. Mais le sens était
clair: le sheriff du monde venait de
recevoir une grosse claque. Pour la
première fois, un pouvoir régional avait
tout bonnement bombardé une base
aérienne de la super puissance, sans se
cacher le moins du monde dans le
brouillard du déni. Trump avait le choix
entre deux ripostes; se ruer dans une
furieuse mêlée, ou sourire piteusement
en disant: "même pas mal". Il a choisi
la seconde option, et on ne peut que
s'en réjouir.
La situation
renvoyait en miroir à l'incident syrien,
lorsque Trump avait lancé ses Tomhawks
(juste après avoir partagé un superbe
gâteau au chocolat avec le président
XI), à quoi les Syriens avaient répondu
que les missiles avaient raté la cible.
Cette fois-ci, c'est Trump qui était à
la place d'Assad. Puissant anti-climax:
les commentateurs agréés s'attendaient à
ce que Trump pulvérise l'Iran. Espérons
que cette contrariété pour le Seigneur
de la moitié de l'Univers va être pour
lui l'occasion d'un exercice d'humilité
profitable.
Dans les deux cas,
la débâcle n'était pas le fin mot de
l'histoire. Après et malgré le
bombardement de Trump, Assad a reconquis
80% du territoire syrien. Après le
bombardement iranien, il y a eu une sale
catastrophe aérienne avec l'avion de
ligne ukrainien, et des émeutes à
Téhéran. Et surtout, l'assassinat
n'avait rien d'un début; les exercices
navals de la Russie, de la Chine et de
l'Iran avaient précédé la chose.
Comme l'épisode est
maintenant derrière nous et n'a pas
déclenché la troisième guerre mondiale
ou un conflit régional à grande échelle,
nous pouvons faire rapidement le point.
L'assassinat de Soleimani s'avère être
"plus qu'un crime, une erreur", selon le
mot de Talleyrand. Les Russes et les
Chinois ont repris un mot rare qui
appartient au vocabulaire marxiste:
c'était de l'aventurisme.
Même les
Israéliens, qui hésitent rarement à
prendre des risques, ont sursauté
brièvement quand ils ont eu vent de
l'assassinat qui se préparait. Amnon
Abramovitch, un homme à connaître, a dit
que le Mossad en avait caressé l'idée,
et qu'ils auraient pu tuer Soleimani à
tout instant depuis 2008; mais qu'ils
considéraient la chose trop hasardeuse.
Certes les Israéliens ont pratiqué plus
d'assassinats politiques que personne
depuis le Vieil Homme de la Montagne,
mais les résultats ont été décevants.
Qui se souvient des anciens chefs du
Hezbollah et du Hamas? Ils ont été tués
par des Juifs, mais leurs successeurs
ont été encore pires pour Israël.
Il n'y a pas eu de
regrets en Israël pour autant.
Netanyahou a béni les armes de Trump, et
le journaliste très écouté Ehud Yari a
dit que Soleimani était le pire et le
plus dangereux des ennemis d'Israël
depuis 1948.NBC a
dit que les services de renseignement
d'Israël avaient aidé à confirmer les
détails, mais qu'il n'y avait pas de
préparation au sommet pour une vengeance
iranienne, parce qu'il n'y avait pas
lieu de la moindre vengeance: car Israël
n'avait pas participé à l'assassinat,
selon le rapport des experts.
Tandis qu'Israël
préfère rester en marge, le lobby
israélien est bien plus agressif. Ils
veulent s'en prendre à l'Iran come un
ado veutdu pelotage. Il y a longtemps,
en 2006, ils avaient convaincu l'armée
israélienne d'aller attaquer le Liban,
dans l'idée de continuer leur route vers
la Syrie et l'Iran. Mais ils avaient
raté leur coup. Depuis lors, le lobby
israélien veut la guerre, tandis
qu'Israël veut rester en dehors, tout en
encourageant les éléments bellicistes
aux US. Le lobby a soutenu Mike Pompeo,
ancien officier de la CIA, et maintenant
secrétaire d'Etat, et c'est lui qui a
convaincu le président Trump acculé que
cet assassinat allait améliorer sa
position parmi les électeurs, et même
qu'Adam Schiff, son mauvais génie en
chef, allait applaudir en tant que bon
patriote israélien, et enterrer la
procédure de destitution.
Rien de ce genre ne
s'est passé. Les jingoïstes américains
approuveraient n'importe quel
bombardement, c'est vrai, mais les
démocrates penchent encore plus pour la
guerre et la violence que les
républicains. Les électeurs authentiques
de Trump, plus compétents, avaient
soutenu Trump, dans la mesure où il
promettait d'en finir avec les guerres
inutiles du Moyen Orient. Et il n'y a
gagné qu'un affront. En guise de
consolation, ils ont marmonné "Hillary
Clinton aurait bombardé l'Iran encore
plus vite et de façon plus radicale,
comme elle avait bombardé la Libye",
mais cela n'a pas suffi à les consoler.
Les démocrates, les opposants à Trump,
ont condamné le président, en disant que
Soleimani était certes, l'ennemi des
Américains, mais que ce n'était pas le
moment indiqué pour l'abattre.
Cependant, les
conséquences négatives principales (pour
les US), ce sont les évènements d'Irak.
Malgré l'illusion que tous les musulmans
chiites seraient pro-iraniens, bien des
Irakiens, tant sunnites que chiites, ont
des réflexes anti-iraniens. Ils ont un
douloureux souvenir de la guerre
Iran-Irak; et ils préfèrent un Etat
laïque plutôt que le modèle iranien.
Cette divergence d'opinions aurait pu
aider les US à jouer un rôle en Irak
pendant longtemps après la conquête.
Mais désormais tous les Irakiens,
chiites comme sunnites, pro-iraniens et
anti-iraniens, sont indignés par la
façon brutale et grossière dont Trump a
écarté les opinions des autorités
irakiennes, en tuant le héros local
Soleimani sur leur territoire, alors
qu'il agissait précisément comme
intermédiaire entre les Saoudiens et
leurs voisins.
Moktada al-Sadr,
important dirigeant shiite irakien qui
est considéré plus pro-américain et
anti-iranien, a exigé la fermeture de
l'ambassade américaine et l'expulsion de
toute l'armée américaine d'occupation
hors d'Irak. Le parlement irakien a
présenté la même demande : que la
coalition pro-américaine cesse toute
activité, et procède au retrait des
troupes, alors même que les Américains
considéraient le parlement comme une
entité docile et obéissante.
Le premier ministre
irakien a expliqué aux députés les
causes cachées de la crise interne.
Comme vous vous en souvenez peut-être,
l'année dernière il y avait eu des
émeutes en Irak, et quelque quatre cents
manifestants y avaient perdu la vie. Le
1er décembre 2019, le premier ministre
Adil Abdul Mahdi avait dû démissionner.
Dans les faits, il continue à "remplir
temporairement les tâches du premier
ministre", et c'est à ce titre qu'il
s'exprimait au parlement.
Il a dit que les US
exigeaient qu'il leur donne la moitié du
pétrole irakien à titre de compensation
pour la reconstruction de l'Irak, qui
avait souffert énormément, d'abord de
l'invasion américaine et de
l'occupation, puis des militants de
l'Etat islamique. Il a dit qu'il avait
refusé d'obtempérer et il a chargé la
Chine de la reconstruction, qui ne
demandait pas des conditions aussi
exorbitantes. Ce récit n'est pas encore
pleinement confirmé, mais il n'en reste
pas moins qu'Abdel-Mahdi s'est rendu en
Chine juste avant les émeutes.
Selon le premier
ministre, Trump était bien ennuyé,
disant quel dommage que le président
George W. Bush ne se soit pas emparé de
tout le pétrole irakien, à titre de
trophée et en paiement pour avoir libéré
le peuple irakien du méchant Saddam
Hussein; et il précisait que si le
premier ministre ne changeait pas
d'avis, le peuple le renverserait.
Et qu'alliez-vous
imaginer? De fait, un soulèvement a
éclaté bientôt en Irak, et les
manifestants ont commencé à mourir sous
les tirs des snipers. "Il y avait des
snipers d'une troisième entité, les
marines américains, ils ont tué aussi
bien des policiers que des
manifestants.", a dit le premier
ministre, qui a ajouté: "la première
fois que j'ai mentionné les snipers de
la troisième force, j'ai reçu un appel
de Washington et j'ai été menacé de
mort. C'est la raison pour laquelle j'ai
démissionné."
Après son discours,
le parlement a rapidement voté pour le
retrait des forces pro-américaines.
Dommage que le Maidan ukrainien n'ait
pas entendu de discours semblable, parce
qu'eux aussi avaient eu à supporter des
"tireurs d'élite d'une troisième force".
C'est là le plus
gros dommage pour Trump et les US,
provoqué par l'assassinat de Soleimani.
Si les Américains se retiraient, on
pourrait dire que Soleimani, avec sa
mort, avait réussi ce qu'il n'était pas
parvenu à faire de toute sa vie, c'est à
dire à chasser les Américains de la
région. Après tout, une fois partis
d'Irak, ils ne pourraient pas rester en
Syrie.
Mais ce résultat
-la fin de l'occupation américaine- tant
espéré, n'est pas encore acquis. Les US
ont commencé à envoyer des signaux
préoccupants: "on s'en va"... "c'était
une erreur, on ne repart pas", "nous
partons, et nous n'avons pas besoin de
votre pétrole, mais vous allez le
regretter". Autant de réponses reçues
par les autorités irakiennes en trois
jours.
Selon certaines
indications, les Américains vont
renforcer leur présence au Kurdistan
irakien, le tiers de l'Irak, au Nord.
Ils vont sans doute essayer de
l'arracher au pays, de rendre la région
"indépendante" de Bagdad pour la
soumettre totalement. Et les militants
kurdes tombent toujours dans un piège
américain ou israélien.
Pour résumer,
l'Iran a pris une mesure risquée et
audacieuse, en frappant une base
américaine. Bien des gens s'attendaient
à une riposte effroyable de la part des
US. Mais cette fois, le risque a payé.
La direction iranienne a vengé Soleimani,
a montré qu'elle pouvait frapper les
Américains, saper le prestige américain
dans la région et dans le monde entier.
Dans la vie,
contrairement à ce qui se passe dans la
boxe, les knockout sont rares. Les US ne
vont pas disparaître, l'Iran ne va pas
disparaître, ni l'Irak ni les autres
participants aux évènements ne vont
disparaître. Mais dans ce round, ce sont
les Iraniens qui ont gagné aux points.
La Russie a joué
son rôle avec prudence: pas de paroles
hasardeuses, mais les ennemis de la
Russie à Washington n'ont pas lui
imputer la responsabilité des
évènements. La Russie a condamné le
meurtre de Seoleimani. A l'ambassade
iranienne à Damas, le commandant de
l'opération des forces armées russes en
Syrie, Alexander Tchaïko, a rendu les
derniers hommages au général Qassem
Soleimani, et a déposé deux couronnes,
au nom des forces armées russes, et au
nom des forces armées russes en Syrie
(voir la photo).
La Russie apprécie
ses alliés, et les soldats de Soleimani
se sont battus au coude à coude avec les
soldats russes, tandis que les US
méprisent leurs alliés de la veille:
après tout, Soleimani était aussi leur
allié pendant la bataille contre Daesch,
mais cela ne l'a pas sauvé. L'alliance
n'a servi de rien non plus aux Kurdes de
Syrie (les Kurdes d'Irak se préparent
déjà à marcher sur le même râteau).
C'est pourquoi, en
Irak, on parle de plus en plus de la
possibilité de conclure des alliances
avec la Russie dès que les Américains
auront vidé les lieux, et même de tâter
des S-400, le symbole même du soutien
russe.
L'avion de ligne
ukrainien
La catastrophe de
l'avion ukrainien a fait changer
instantanément de ton les Médias Main
Stream. C'est devenu la nouvelle
"atrocité" iranienne pour laquelle il
convient de condamner l'Iran. Seuls des
médias alternatifs ont rappelé que les
forces US avaient abattu un avion de
ligne
Iranien lors des tensions
dans le golfe. Mais même les auteurs qui
écrivent sur Unz.com n'ont pas rappelé
le cruel destin de l'avion
Libyen abattu par les
Israéliens. C'est tombé dans un trou de
mémoire, tout ça.
L'Iran a rapidement
admis que le jet civil avait été
identifié par erreur comme un missile de
croisière survolant Téhéran, et abattu
par erreur. Cette reconnaissance
réfléchie a fait insinuer à certains
observateurs l'idée qu'il y aurait un
accord secret entre Iraniens et US. Car
le crash ne pouvait pas avoir été anaysé
aussi vite. Cependant, peut-être que les
autorités iraniennes voulaient passer à
autre chose aussi vite que possible. Il
y a eu des émeutes à Téhéran après la
catastrophe; les insurgés ont condamné
le gouvernement et ont appelé à la mort
pour les dirigeants. Vous ne serez
probablement pas surpris d'apprendre que
l'ambassadeur US a été interpellé au
nombre des émeutiers. IL faisait ce Mrs
Nuland avait fait à Kiev: encourager les
rebelles.
L'une des armes les
plus puissantes de l'Empire, c'est son
réservoir de rebelles potentiels.
Evoquez n'importe quel pays; ils ont
déjà leurs propres rebelles prêts à se
soulever. En fait, il y a des tas de
gens insatisfaits partout, mais pour les
rebelles sans affiliation, les temps
sont durs, comme nous le voyons en ce
moment en France. Les rebelles qui ont
l'approbation de l'Empire se révoltent
en gardant un œil sur le prix Nobel de
la paix, ou sur une bourse à Yale.
Il est encore
possible que la chaîne de évènements
enclenchés par le meurtre du général
Soleimani se solde par une victoire
américaine à Téhéran, et que les dominos
de Moscou et de Beijing tombent à leur
tour, tandis qu'Israël montera au
firmament. Mais la prédestination
n'existe pas, nous restons maîtres de
notre libre volonté.
Cela vaut pour le
président Trump. Les évènements iraniens
ne vont en rien bénéficier au président
dans sa bagarre personnelle. S'il
commence à retirer ses troupes du Moyen
Orient avant les élections, il
retrouvera la confiance de ses
électeurs; les US ne seront pas vus
comme l'occupant illégal; et il sera
réélu. Pour autant que nous comprenions,
il y a deux courants au sein de
l'administration US, concernant un
retrait. Il est probable que la
meilleure décision que pourrait prendre
Trump serait tout simplement de bouter
Mike Pompeo très loin, et l'envoyer
retrouver John Bolton. Mais le
fera-t-il?
Joindre
l'auteur: adam@israelshamir.net
Traduction:
Maria Poumier
This article was
first published at The
Unz Review.
Le sommaire d'Israël Shamir
Le
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