Opinion
Droit de réponse d’Houria
Bouteldja
refusé par le journal Le Monde
Jeudi 18 janvier 2018 Le 30
novembre dernier, alors qu’une campagne
médiatique d’une violence rare prenait
pour cible Houria Bouteldja, Le Monde se
joignait à cette offensive en publiant
une tribune diffamatoire, mensongère et
injurieuse contre la militante du PIR,
intitulée « A l’université, attention à
ne pas banaliser l’antisémitisme »[1].
Elle était signée par des universitaires
dont Alain Policar et Emmanuel Debono.
HB, optant pour la confrontation
politique plutôt que pour la voie
judiciaire, a alors envoyé le texte qui
suit, réfutant point par point les
allégations et autres calomnies. Devant
le mutisme des responsables du journal,
elle envoie cette fois une lettre
recommandée avec AR faisant valoir son
droit de réponse. A ce jour, le Monde,
bafouant l’usage et la loi, n’a pas
dénié y donner suite ce qui constitue un
grave manquement à la déontologie
journalistique qu’il prétend incarner.
Le voici dans son intégralité.
J’oscille
entre amusement et sidération.
Que de vénérables
universitaires, toute honte bue, osent
apposer leur signature au bas d’une
tribune mal ficelée où le grotesque le
dispute à la mauvaise foi, me laisse
pantoise.
Oui, je suis amusée
de la panique morale que la simple
évocation de mon nom provoque chez le
bon démocrate empli de bonne conscience.
Il aura suffi d’un mot — « camarade » —
prononcé par une députée de la France
Insoumise pour déclencher contre moi une
campagne médiatique d’une violence
inouïe à laquelle cette triste tribune
participe. Ce qui me consterne ce
n’est pas tant le débat politique que
j’appelle de mes vœux, ni même
l’opposition aux thèses du PIR, mais le
déploiement sans vergogne de tout un
arsenal fait d’accusations mensongères
et de calomnies. À coup de citations
tronquées et sorties de leur contexte,
nos signataires s’imaginent faire la
démonstration implacable, nette et sans
appel de ma nocivité radioactive. Par
voie de conséquence, l’urgence serait de
protéger l’université d’un discours dont
je serais porteuse et qui banaliserait
l’antisémitisme. Rien que ça.
La preuve, mon
« brulot » (pourtant préfacé dans sa
version anglaise par le grand
intellectuel afro-américain, Cornel
West, de l’université d’Harvard[2])
qu’ils citent abondamment, mais avec un
mépris total pour l’économie du texte.
La bouche en cœur, ils assènent :
« Peut-on
suggérer, pour une prochaine rencontre,
un débat entre un représentant du
créationnisme et un théoricien de
l’évolution ? Ou — entre un
négationniste et un historien de la
Shoah ? »
Dit comme ça, il faut bien l’avouer, le
lecteur non-initié ne pourra que
communier avec ces grandes âmes qui
veillent et qui l’alertent. Mais
examinons la chose de plus près et
voyons comment nos signataires
justifient mon excommunication.
« Car après
avoir officiellement soutenu la
“résistance du Hamas”, déclaré, en 2012,
“Mohamed Merah, c’est moi”, après avoir
fièrement posé à côté d’un graffiti “Les
sionistes au goulag” et condamné les
mariages mixtes, Houria Bouteldja a pu,
dans son dernier livre, Les Blancs, les
Juifs et nous (La Fabrique, 2016),
renvoyer à longueur de pages les Blancs
à leur indépassable “blanchité” et
exprimer son obsession des juifs. Elle
se dit capable de reconnaître les juifs
“entre mille”, par leur “soif de vouloir
se fondre dans la blanchité”. »
Les mots « Merah »,
« Hamas », « Juifs » sont jetés. Mis
bout à bout et hors contexte, ils sont
explosifs. Mais quels sont les chefs
d’accusation au juste ?
Le soutien au
Hamas ? Le
PIR a effectivement soutenu le
gouvernement de Hamas, qui
représentait l’autorité légale à Gaza
lors de la sanglante offensive contre
les Palestiniens l’hiver 2009, qualifiée
de « crime de guerre » par l’ONU.
Notre ligne étant la suivante : nous
soutenons les forces de résistances
élues souverainement par le peuple
palestinien. Ainsi, si nous avons
soutenu le Hamas se réclamant de l’islam
politique (qui au passage combat Daesh),
comme nous aurions soutenu le
nationaliste arabe, Yasser Arafat, ou le
communiste chrétien, Georges Habache,
tous accusés de terrorisme en leur
temps, c’est en tant
qu’anticolonialistes dans une situation
objective d’occupation et de spoliation
et non par adhésion à leur idéologie
respective.
« Mohamed Merah,
c’est moi » ? Faut-il vraiment expliquer
à un philosophe tel qu’André Comte-Sponville,
comme à un élève de primaire, qu’il faut
lire un texte en entier pour en saisir
le sens ? Pourtant, une simple lecture
lui aurait permis de comprendre que si
je me suis identifiée à Merah du point
de vue de son parcours de fils
d’immigrés algériens, je m’en suis
aussitôt démarqué en déclarant :
« Mohamed Merah, ça n’est pas
moi ». « Par son acte, il a rejoint le
camp de ses propres adversaires. De NOS
adversaires. Par son acte, il s’empare
d’une des dimensions principales de nos
ennemis : celle de considérer les Juifs
comme une essence sioniste ou une
essence tout court[3]. »
« Sionistes au
goulag » ? Les signataires de la tribune
se joignent-ils au Crif qui tente de
criminaliser l’antisionisme pour en
faire l’équivalent de l’antisémitisme.
Si c’est le cas, qu’ils le disent et
qu’ils l’assument ! Car on ne voit pas
en quoi, alors que Gaza est bombardé
l’été 2014 faisant quelques 2 000 morts,
il serait indécent de poser devant un
écriteau qui pointe du doigt les tenants
d’une idéologie coloniale. Remplacez
« Sionistes au goulag » par « colons au
goulag » ou « racistes au goulag » et
vous y verrez plus clair. Sauf si les
nobles signataires confondent idéologie
politique et appartenance religieuse ou
culturelle ? Ou si, pire, ils pensent
que tous les Juifs sont sionistes et que
ces mots sont synonymes auquel cas, je
serais en devoir de leur expliquer que
c’est eux qui créent l’amalgame. Mais
peut-être, me prenant au pied de la
lettre, croient-ils que j’ai un goulag
dans mon jardin pour y enfermer mes
adversaires politiques ?
Condamnation des
mariages mixtes ? Là aussi une simple
lecture aurait évité un ridicule qui
m’embarrasse. Car je n’ai jamais
condamné les mariages mixtes. J’ai en
revanche critiqué non pas le métissage,
mais l’idéologie du métissage
comme solution au racisme, ce qu’Aimé
Césaire avait fait en son temps, ce qui,
chacun pourra en convenir, est à des
années-lumière de la « mixophobie »
qu’on m’impute.
Je me dis capable
de « reconnaître les juifs “entre
mille”, par leur “soif de vouloir se
fondre dans la blanchité” ? Cette
citation est juste. Mais la paresse de
nos signataires les aura-t-elle empêchés
de lire le morceau qui suit ? En effet,
juste après le point, j’ajoute : “Comme
nous”. Ce petit effort de lecture aurait
levé l’ambiguïté, car c’est précisément
parce que je reconnais dans la catégorie
sociale “Juifs” une communauté
d’expérience avec les sujets
postcoloniaux, que je sais leur “soif
d’intégration” à une société qui feint
de les reconnaître, mais qui les renvoie
systématiquement à leur extranéité.
“Comme nous”, donc. Injonction
paradoxale parfaitement décrite par
Sartre dans “Réflexions sur la
question juive” et par le sociologue
Abdelmalek Sayyad.
Enfin, dernier chef
d’inculpation, sûrement le coup qu’ils
estiment être celui de l’estocade, mais
qui n’est qu’un risible coup d’épée dans
l’eau :
“L’antisionisme
est notre terre d’asile. Sous son haut
patronage, nous résistons à
l’intégration par l’antisémitisme tout
en poursuivant le combat pour la
libération des damnés de la terre. »
Je pose la question : quel est le
problème ? Dans une intervention
remarquée lors d’un colloque marxiste de
‘Penser l’émancipation’ en 2014 (soit
deux ans avant la parution de mon
livre), je déclarais à propos de cette
« intégration par l’antisémitisme » que
le soralisme propose à la jeunesse des
quartiers : ‘Or, voilà, nous ne
sommes pas des intégrationnistes. Et
l’intégration par l’antisémitisme nous
fait horreur au même titre que
l’intégration par l’universalisme blanc
ou le national chauvinisme. Nous avons
en horreur tout ce qui nous intègre ou
plutôt poursuit notre intégration dans
la blanchité, l’antisémitisme étant un
pur produit de l’Europe et de
l’Occident.’
Ce qui m’amène à
préciser que la ‘blanchité’, notion dans
laquelle les auteurs de la tribune se
prennent les pieds, est un concept
politique devenue discipline à part
entière dans les universités
anglo-saxonnes. Elle permet d’étudier
les effets de la ‘race’ comme produits
de l’histoire. Je repose donc la
question : quel est le problème ?
Je crois bien qu’il
n’y en a pas.
Peut-être le secret
de cette attaque est-il contenu dans la
tribune elle-même ? Les signataires
regrettent en effet le soutien que
m’apportent des chercheurs pour lesquels
ma pensée est ‘émancipatrice’. Inutile
de creuser davantage. Ce qu’ils
craignent ce n’est pas tant le retour de
l’antisémitisme à l’université que la
remise en question de leur magistère
moral qui leur donne un droit exclusif
pour expliquer le réel. Cette idée les
effraie tellement que pressés de porter
le coup de grâce, ils sonnent l’hallali
en sacrifiant les principes élémentaires
de l’honnêteté intellectuelle. Au prix
d’une grande indignité.
Houria
Bouteldja, membre du PIR
Notes
[1] Alain Policar
et Emmanuel Debono avec d’autres
signataires,
A l’université attention à la
« banalisation de l’antisémitisme »
Le texte en
accès libre
[2] Houria Bouteldja,
La fin de l’innocente impériale
[3] Houria Bouteldja,
Mohamed Merah et moi
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