Palestine
Israël se salit moins les mains en
pratiquant la torture grâce à son
sous-traitant, l’Autorité
Palestinienne
Hagar Shezaf
Des policiers
palestiniens bloquent les protestataires
lors d’une manifestation contre la
visite du Président des États-Unis Barak
Obama à Ramallah, en mars 2013.
(photo: Keren Manor/Activestills.org)
Vendredi 26 février 2016
Lorsqu’éclata la dernière vague
de violence en date, je me rendis dans
la ville de Al-Bireh, non loin de
Ramallah, pour couvrir une
manifestation. Durant une des interviews
que je réalisai alors, un jeune homme de
20 ans m’expliqua que, comme les autres
manifestants, il se dressait contre “le
régime”.
“Quel régime ?” lui demandai-je
alors. “Les deux, c’est la même
chose”, s’esclaffa-t-il alors en
s’éloignant. Et l’idée que l’Autorité
Palestinienne et Israël ne sont qu’une
seule et même réalité s’est répétée
ensuite dans beaucoup des interviews de
militants politiques réalisées en
Cisjordanie.
La “coordination sécuritaire”
entre Israël et l’Autorité Palestinienne
(AP) a été au cœur du débat public à la
fois en Israël et en Cisjordanie durant
les dernier mois. Il semble qu’il
s’agisse-là d’un problème central dans
la société palestinienne aujourd’hui,
depuis les menaces de Mahmoud Abbas de
mettre fin à la “coordination
sécuritaire” avec l’armée
d’occupation, jusqu’à la prise de
position du Shin Bet [1] qui affirme que
l’Autorité Palestinienne fait tout ce
qui est en son pouvoir pour mettre fin
aux troubles en Cisjordanie.
Un récent rapport des ONG
israéliennes de défense des droits
humains B’Tselem et Hamoked, qui fournit
des détails sur les mauvais
traitements et les tortures infligées à
des détenus palestiniens dans le centre
d’interrogatoires “Shikma” du Shin Bet,
nous donne une autre perception de cette
“coordination sécuritaire”. Un
tiers (39) des détenus palestiniens qui
ont été interviewés par les auteurs du
rapport ont été arrêtés par les forces
de sécurité palestiniennes avant leur
détention et leurs interrogatoires par
le Shin Bet israélien.
Le maintien
prolongé dans des positons douloureuses
fait partie des méthodes de torture du
Shin Bet validées par la Justice
israélienne sous prétexte d’efficacité
dans la collecte d’informations (photo
d’une démonstration par un acteur en
juillet 2015)
Qui plus est, 36 détenus ont affirmé
aux auteurs du rapport que le Shin Bet
était en possession des dossiers établis
par les forces de sécurité
palestiniennes contre eux, dont 22 ont
affirmé que les interrogateurs
israéliens leur ont explicitement
affirmé que l’Autorité Palestinienne
leur avait transmis ces dossiers. Dans
certains cas, les enquêteurs israéliens
ont même brandi sous le nez des détenus
des aveux qu’ils avaient signés pour les
forces de l’AP.
Un des détenus, Adi ‘Awawdeh (21
ans), un étudiant habitant Karmah, a
décrit comment il a été re-arrêté par
les israéliens quelques jours à peine
après avoir été libéré après 70 jours de
détention par l’Autorité Palestinienne,
au cours desquels il avait été soumis à
la torture.
«Mon dossier était tout préparé,
car les interrogateurs [israéliens]
m’ont montré les documents qui leur
avaient été transmis par l’AP. J’ai vu
mes empreintes digitales, là. Un des
interrogateurs m’a dit : “Voilà ton
dossier. Tout est prêt. Tu veux ajouter
quelque chose et nous faire épargner du
temps ?”»
Des intérêts communs
Ces témoignages reflètent la nature
de la coordination entre l’armée
israélienne et l’AP, que le Major Tali
Kvitoro, officier du service de “District
Coordination and Liaison” (DCL) à
Jénine appelait par dérision “des
contacts indirects”. Dans un
article publié en 2011, Kvitoro donnait
des détails à propos des intérêts
qu’Israël et l’Autorité Palestinienne
ont en commun, et qui ont conduit à
mettre en place un système de transfert
de renseignements vers les services de
sécurité palestiniens, “par exemple
à propos de l’existence d’un laboratoire
de fabrication d’explosifs à Naplouse,
qui fut alors détruit par les services
de sécurité palestiniens”. Donc,
les services de sécurité d’Israël et de
l’AP échangent des informations de
manière routinière, ce qui ensuite
conduit à des arrestations et à d’autres
opérations menées à la place des forces
de sécurité de l’occupant.
Cette étroite coordination
sécuritaire est devenue partie
intégrante de la politique de Mahmoud
Abbas. Dans le même article, Kvitoro
décrivait l’ascension d’Abbas comme
ayant marqué un tournant important : on
est – dit-il – passés de “dix ans de
crises à des intérêts communs en matière
de sécurité”. Cette ère nouvelle a
permis une réforme des forces de
sécurité palestiniennes, désormais
soutenues par les États-Unis, de telle
manière qu’elles se conforment aux
engagements pris par l’AP dans le cadre
de la “feuille de route pour la paix”
établie par le Président G.W. Bush [2].
L’arrivée au pouvoir du Hamas dans la
Bande de Gaza amena la CIA à approfondir
et intensifier son soutien – sous les
auspices du Général Dayton – pour
développer les forces de la “Sécurité
Préventive” palestinienne (désormais
chargée de la “lutte contre le
terrorisme”) et du “Services de
Renseignement Général”. Les États-Unis
furent d’ailleurs l’objet de vives
critiques pour leur soutien à des
organismes qui avaient pratiqué la
torture sur des détenus.
Revenons au rapport :
le fait que l’AP utilise la torture
n’est pas une nouveauté. Durant
l’année 2015, la Commission Indépendante
pour les Droits Humains (Independent
Commission for Human Rights – IHCR),
l’organe de l’AP officiellement chargé
du respect des droits humains, a reçu
292 plaintes relatives à la torture dans
ses prisons et centres d’interrogatoires
en Cisjordanie. On peut supposer que le
nombre réel de cas de torture est
considérablement supérieur à ce chiffre.
Le fait que le
Shin Bet utilise lui aussi la torture
n’est pas non plus un grand secret,
il existe à ce propos des douzaines de
rapports d’organisations tant
palestiniennes qu’israéliennes, qui font
état notamment de violences, de
privation de sommeil et d’autres mauvais
traitements [3].
Ce qui est intéressant, dans le
nouveau rapport, c’est qu’il met en
évidence la connexion entre les
tortionnaires [israéliens et
palestiniens]. Il est étonnant de
découvrir que les dossiers
d’interrogatoires par les services de
l’AP – obtenus sous la torture – sont
utilisés par les autorités israéliennes.
“J’ai été torture par l’AP. Il
m’ont suspendu [par les mains]
pendant des jours entiers. Ils te
suspendent à une fenêtre, le bord
supérieur du châssis, avec les pieds
dans le vide, tu peux tout juste sentir
le sol avec l’extrémité de tes orteils”,
témoigne Muhammad ‘Asi (20 ans), de Beit
Liqya. “Ils me laissaient me reposer
à peine deux ou trois heures…
L’interrogateur [israélien] m’a
dit explicitement qu’il tenait à me
montrer à quel point ils étaient moins
durs [que les interrogateurs
palestiniens]. Cela signifie qu’il
savait de quelle manière jamais été
interrogé et torturé par l’AP”.
Une inspiration
américaine
L’utilisation de la torture a
démontré à de nombreuses reprises sont
efficacité pour obtenir des confessions
forcées. Mais ce n’est pas pour autant
la manière la plus efficace d’obtenir
des informations fiables. En décembre
dernier, le professeur Shane O’Mara,
spécialiste en recherches expérimentales
sur le cerveau, a publié un livre
intitulé «Pourquoi la torture ne
“marche” pas». Un des principaux
arguments de l’auteur est que l’usage
extrême de la force sur le corps et le
cerveau pendant la torture provoque leur
effondrement, et transforme le suspect
en source d’informations non fiables. Le
livre a ranimé un vif débat sur les
méthodes utilisées par la CIA à la suite
des attentats du 11 septembre sur des
détenus de Guantanamo, en Irak, en
Afghanistan et en Égypte.
Israël utilise des confessions qui
ont été extorquées dans les prisons de
l’Autorité Palestinienne par la torture
– comme par exemple pendre les détenus
au plafond et les enfermer pendant des
heures dans une pièce où règne une
température glaciale… Selon un des
témoignages, un interrogateurs israélien
a même menacé un prisonnier d’être à
nouveau remis entre les mains des
services de l’A.P. s’il ne faisait pas
des aveux complets.
On observe une similitude avec les
cas de torture pratiqués en Égypte et en
Afghanistan dans des centres d’interrogatoires
de la CIA, mais pas PAR des agents de la
CIA : le rapport montre que les cas les
plus horribles de torture n’ont pas été
commis par des agents israéliens, mais
bien par ceux de l’Autorité
Palestinienne. Quoique le rapport ne
donne pas de détails quant à savoir qui
est à l’origine des arrestations par les
services de l’AP, le pourcentage
relativement important de cas dans
lesquels les interrogateurs israéliens
ont dit aux détenus que les dossiers
contre eux provenaient directement de
l’AP montre jusqu’à quel point va la
coopération systématique entre services
israéliens et palestiniens, s’agissant
d’obtenir des confessions forcées.
Les services israéliens ont d’autant
moins de raisons d’utiliser la torture
sur les détenus palestiniens qu’ils
peuvent utiliser les informations
obtenues par leurs homologues
palestiniens en usant de ces méthodes.
Et cela fait de l’Autorité Palestinienne
un sous-traitant d’Israël en matière de
torture sur sa propre population.
Cet article, initialement publié en
hébreu
sur Local Call est
paru en anglais sur le site +972
sous le titre «How Israel outsources
torture to its Palestinian subcontractor»
le 25 février 2016.
L’auteur est un journaliste israélien.
Traduction depuis la version anglaise :
Luc Delval
[1] Le Shin Bet (ou ) est le service
de renseignements interne israélien,
alors que le Mossad est le service de
renseignements à l’étranger. L’intensité
de la collaboration entre le Shin Bet et
les services de sécurité pléthoriques
dont l’AP s’est dotée dès sa création a
déjà été illustrée de nombreuses fois
dans le passé, depuis des années. Ainsi,
en janvier 2011, Wael Al-Bitar,
Majdi E’beid, Ahmad E’wewy, Muhand
Neirukh, Wisam Al-Qawasmi et Mohammad
Suqieyah ont été arrêtés par l’armée
d’occupation à Hébron (au passage,
les soldats israéliens avaient abattu
dans son sommeil un homme totalement
étranger à l’affaire). Ils venaient
de sortir d’une prison de l’Autorité
Palestinienne, après avoir mené une
grève de la faim d’environ 40 jours et
étaient accusés par l’occupant
israéliens d’appartenir à une cellule du
Hamas. Leur arrestation par l’Autorité
Palestinienne faisait suite à
un attentat contre des colons
extrémistes de la région de Hébron, en
septembre 2010, qui avait fait quatre
morts. Aucun n’avait été jugé et
condamné avant sa libération, puis son
arrestation dès le lendemain par
l’occupant qui probablement.
Quelques jours auparavant, Avigdor
Lieberman s’était publiquement félicité
de la « bonne coopération économique
et sécuritaire
[avec l’Autorité Palestinienne de
Ramallah] » et nombreux sont ceux qui en
avaient vu une illustration dans la
concomitance de ces libération et
arrestations par les forces
palestiniennes et israéliennes – NDLR
[2] la “feuille route” de G.W. Bush date
de 2002. Le projet du président
étatsunien était de destituer Yasser
Arafat et de créer un “État palestinien”
dans les 3 ans mais “par étapes”.
Il obtint l’aval du “Quartet” (USA,
Russie, U.E., ONU) sur le 2e
point. Ariel Sharon signa la “feuille de
route” en 2003, et s’empressa de faire
en sorte qu’aucune des “étapes” vers
l’État palestinien soit jamais franchie…
– NDLR
[3] Le Shin Bet a été accusé récemment
d’usage de la torture sur des
terroristes juifs d’extrême-droite ayant
commis des attentats contre des
Palestiniens ou contre l’armée. Le Shin
Bet a réagi en démentant ces
accusations… et simultanément en
défendant l’usage de la torture,
affirmant qu’elle permet d’éviter de
futurs attentats. Voir par exemple
Haaretz (décembre 2015) : “Shin
Bet on Torture Allegations:
Interrogations Prevent Future Acts of
Jewish Terror” – NDLR
Les dernières mises à jour
|