MIDDLE EAST EYE
Libye : les kadhafistes de retour en
scène
Ginette Hess Skandrani
Il ne
s’agit pas pour Saïf al-Islam de prendre
le pouvoir en pleine lumière, du moins
pour le moment, mais de pouvoir
manœuvrer dans l’ombre la
reconfiguration politique du pays (AFP)
Jeudi 10 novembre 2016
MIDDLE EAST EYE -
La Voix de la Libye
À la
dérive depuis cinq ans, la Libye n’a
toujours pas de modèle politique
pérenne. Résultat, les battus d’hier
refont surface dans le jeu politique.
TRIPOLI – La situation en Libye est
si chaotique que le néologisme « libyanisation »
est en train de s’imposer. Une
combinaison fatale de balkanisation –
division d’un État en zones autonomes –
et de somalisation – défaillance d’un
gouvernement au profit de milices.
Actuellement, le pays compte trois
gouvernements. Durant les cinq
précédentes années, la Libye a connu
deux élections générales, un coup d’État
avorté, l’arrivée du groupe État
islamique (EI) et des conflits ethniques
de basse intensité. La déliquescence est
telle que de plus en plus de Libyens
réclament un retour de la Jamahiriya
(État des masses) installé par Mouammar
Kadhafi.
« Nous
voulons libérer la Jamahiriya qui a été
victime d’un coup d’État mené par
l’OTAN », assène d’emblée Franck
Pucciarelli à Middle East Eye. Le
Français, installé en Tunisie, est le
porte-parole d’un groupe regroupant des
partisans des comités révolutionnaires
libyens et internationaux, qui faisaient
office de courroie de transmission de
l’idéologie kadhafiste. Il explique
ainsi que les membres sont à l’œuvre
depuis 2012 dans et en dehors du pays.
L’organisation compterait 20 000 membres
en Libye et 15 à 20 000 anciens
militaires exilés se tiendraient prêt à
rentrer. « Nous sommes en capacité
d’organiser un soulèvement populaire et
si le chaos s’est installé en Libye,
c’est grâce à nos actions », assure le
porte-parole.
Ahmed,
un ancien cadre au ministère des
Affaires étrangères aujourd’hui installé
en Tunisie, se montre plus mesuré.
« Nous avons profité de l’instabilité
pour revenir mais nous n’y sommes pour
rien, précise-t-il à MEE. Les
Libyens et la communauté internationale
se rendent simplement compte que la
Libye ne peut être bien gouvernée que
sous la Jamahiriya. »
Trois types de kadhafistes
Les
deux hommes se rejoignent pourtant sur
l’organisation politique du pays après
la reconquête du pouvoir : tenue d’un
référendum – ou plutôt plébiscite – sur
le retour de la Jamahiriya avec présence
de la communauté internationale pour
superviser le scrutin. Un État des
masses quelque peu modernisé avec un
Sénat qui représenterait les tribus, une
chambre basse et surtout une
constitution, absente sous Mouammar
Kadhafi.
Un
scénario qui fait sourire Rachid Kechana,
directeur du Centre maghrébin d’étude
sur la Libye, qui admet toutefois un
renouveau durable de l’idéologie verte
(couleur de la Jamahiriya) : « Le retour
en grâce de l’ancien régime se comprend
avant tout par
l’échec de la transition post-
révolutionnaire. Et c’est sur cet
échec que s’appuient les idéologues
kadhafistes pour revenir dans le jeu, et
non sur une véritable adhésion
populaire. Les kadhafistes ne
reviendront jamais au pouvoir, mais ils
auront un poids important, par des
alliances stratégiques, dans la future
Libye. »
Mattia
Toaldo, spécialiste de la Libye au
Conseil européen sur les relations
internationales, distingue trois types
de kadhafistes : les partisans de Saïf
el-Islam, le fils préféré de Kadhafi,
détenu depuis 2011 dans la ville de
Zentan, à l’ouest ; les soutiens du
maréchal
Khalifa Haftar, à l’est du pays ; et
les orthodoxes de la Jamahiriya. Franck
Pucciarelli et Ahmed représentent la
dernière catégorie, la plus dure.
Ceux
qui ont rejoint Haftar ont profité de la
loi d’amnistie votée par le parlement de
Tobrouk pour les auteurs de crimes
durant le soulèvement de 2011. Un texte
qui vise à faire revenir les exilés, qui
seraient entre 1,5 et 3 millions dont
une majorité de kadhafistes, réfugiés en
Tunisie et en Égypte.
Le
clan de Saïf el-Islam est probablement
le mieux structuré et rassemble une
partie des orthodoxes. Bien que condamné
à mort le 28 juillet 2015 par contumace
à Tripoli, Saïf al-Islam est toujours en
vie à Zentan.
Officiellement prisonnier des
milices locales, il bénéficie de
conditions de détention très lâches : il
circulerait assez librement dans la
ville et communiquerait énormément via
l’application de téléphonie par Internet
Viber.
Saïf al-islam passe mieux que son frère,
Saadi
Jusqu’ici assez sombre, son futur a été
relancé indirectement grâce aux pays
occidentaux. Les courriels
de
Hillary Clinton révélés par
Wikileaks et
le rapport parlementaire du député
conservateur Crispin Blunt publié en
septembre dépeignent un Saïf el-Islam
modéré, potentiellement prêt à jouer le
jeu de la transition démocratique à la
suite de son père.
« L’engagement de Saïf Kadhafi aurait,
peut-être, pu permettre à Lord Hague
[ministre des Affaires étrangères de
2010 à 2014] de soutenir Mahmoud Jibril
et Abdul Jalil dans la mise en œuvre de
réformes en Libye sans encourir les
coûts politiques, militaires et humains
de l’intervention et le changement de
régime, mais nous ne le saurons jamais.
De telles possibilités, cependant,
auraient dû être sérieusement
considérées à l’époque », défend le
rapport émanant de Londres.
Les
kadhafistes ont, depuis, beau jeu de
mettre en avant le profil modéré et
éduqué de Saïf el-Islam, diplômé de la
London School of Economics. Il passe
mieux que celui de son frère Saadi,
emprisonné à Tripoli, et qui s’est
tourné vers la religion. Ses frères,
Hannibal et Mohamed, sa sœur Aïcha et sa
mère Safia, se tiennent quant à eux
silencieux à Oman depuis octobre 2012
après avoir appelé depuis l’Algérie à
une contre-révolution violente dès les
premiers mois de la mort de Mouammar
Kadhafi.
Il ne
s’agit pas pour Saïf al-Islam de prendre
le pouvoir en pleine lumière, du moins
pour le moment, mais de pouvoir
manœuvrer dans l’ombre la
reconfiguration politique du pays. De
nombreuses tribus à l’ouest craignent
l’avancée de Haftar, soutenu par les
tribus de l’est, à commencer par les
habitants de Zentan, bien
qu’officiellement alliée du maréchal.
Or,
aujourd’hui, la Tripolitaine est divisée
entre un groupe islamiste et un
Gouvernement d’union nationale (GNA)
très faible malgré sa reconnaissance par
la communauté internationale.
Les
kadhafistes invités pour la première
fois par l’ONU
Saïf
al-Islam pourrait jouer la figure
d’unité face à une Cyrénaïque – région
orientale de la Libye – en plein essor
grâce aux récentes victoires de Haftar.
Sur le terrain, les signes positifs
s’amoncellent pour le fils de l’ancien
guide.
En
septembre 2015, l’autoproclamé Conseil
suprême des tribus libyennes a
d’ailleurs choisi Saïf al-Islam comme le
représentant légitime du pays. Ce
conseil rassemble essentiellement les
tribus restées fidèles à Kadhafi et n’a
pas de poids institutionnel mais la
symbolique est forte.
Depuis
le printemps, Ali Kana, l’ancien chef de
l’armée de la zone sud sous Kadhafi,
œuvre pour la constitution d’une armée
du Fezzan (région méridionale de la
Libye), dont l’effectif est difficile à
chiffrer pour le moment. Ali Kana a
d’ores et déjà annoncé que son groupe ne
s’affilierait ni à Tripoli, ni à
Tobrouk, mais seulement à un pouvoir qui
reconnaîtrait la légitimité de la
Jamahiriya.
Les
milices les plus révolutionnaires de
Tripoli ont compris le danger potentiel
de laisser la nostalgie rampante de
l’époque Kadhafi se développer (AFP)
En
août, pour la première fois, l’ONU a
invité des kadhafistes historiques, dont
un ancien président du Congrès du peuple
(équivalent d’une assemblée législative
sous la Jamahiriya) à s’exprimer lors de
discussions sur
une solution politique et économique à
la crise.
« Ce pays est devenu une blague »
La
population commence également à comparer
le présent avec le passé, en faveur de
ce dernier. A l’intérieur d’une banque
Jamhouriya de Tripoli, Mahmoud
Abdelaziz, la quarantaine, attend depuis
deux heures de pouvoir retirer les 500
dinars (327 euros) autorisés et ce,
quelques jours par semaine.
Les réserves
en devises sont passées de 107,6
milliards de dollars en 2013 à 43
milliards fin 2016. Au marché noir, un
dollar s’échange à 5,25 dinars.
« Ce
pays est devenu une blague : c’est la
guerre civile partout, il n’y a pas
d’argent et la meilleure carrière
possible est d’intégrer une milice »,
dénonce Mahmoud Abdelaziz à MEE reconnaissant
toutefois à la révolution la liberté de
critiquer ce qui aurait été impossible
sous Kadhafi.
Il
avoue quand même que c’était mieux avant
car « la sécurité est préférable à la
liberté ». Les milices les plus
révolutionnaires de Tripoli ont compris
le danger potentiel de laisser cette
nostalgie rampante se développer. En
juin, elles ont assassiné à Tripoli
douze loyalistes de la Jamahiriya qui
venaient de finir leurs peines de prison
pour leurs exactions commises en 2011.
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