France-Irak
Actualité
Jean-Yves Le Drian fait le point
sur les opérations militaires françaises
en Irak
Jean-Yves
Le Drian, ministre français de la
Défense nationale
Mercredi 28 septembre 2016
Audition à huis clos du 26 juillet 2016
à l'Assemblée nationale, conjointe avec
la commission des Affaires étrangères,
de la défense et des forces armées du
Sénat (extrait)*
Mesdames et Messieurs les sénateurs et
députés, cette réunion était déjà prévue
depuis un certain temps : l’objectif
était de vous faire part à la fois des
conclusions de la réunion de la
coalition qui s’est tenue mercredi et
jeudi derniers à Washington et des
décisions prises lors du conseil de
défense. En vous proposant cette
rencontre, je n’imaginais pas qu’elle se
déroulerait dans des conditions aussi
graves, pas seulement en raison des
faits épouvantables survenus ce matin,
mais aussi compte tenu de tout ce qui
s’est passé ces derniers jours. Il me
paraissait utile de vous donner le
maximum d’informations, étant entendu
que cette réunion se tient à huis clos.
Je n’ai jamais eu de problème, de ce
point de vue, avec vos deux commissions
; sachant que je peux compter sur votre
discrétion, je me sens assez libre dans
mes propos et je continuerai à l’être
cet après-midi.
Rappelons tout d’abord quelles sont les
trois composantes de Daech, qu’il
convient de bien identifier dans la
mesure où elles s’articulent entre elles
tout en ayant chacune leur autonomie.
Daech,
et c’était l’aspect le plus
spectaculaire au départ, est d’abord un
proto-État, avec des troupes que
j’appelle une « armée terroriste » et
qui tente d’exercer des pouvoirs
régaliens sur un territoire, de rétablir
un califat. Disposant des moyens
nécessaires, Daech a envahi des
territoires en Irak et en Syrie et
possède une armée d’environ 30 000
hommes, dont environ 12 000 combattants
étrangers, foreign fighters, et
deux positions fortes : Mossoul et
Raqqa. Je reviendrai sur son périmètre
d’occupation dans cette zone.
Daech,
c’est aussi un mouvement djihadiste
international, comme Al-Qaïda il fut un
temps, une nébuleuse qui opère par-delà
les frontières, jusque sur le sol
européen, et qui organise des actions
terroristes, commises par des commandos.
C’est ce qui m’a toujours fait dire que
frapper Daech au Levant, sur son siège,
sur son terrain, c’est du même coup
protéger notre territoire du continuum
de la menace intérieure et extérieure
qui pèse sur nous.
Daech,
c’est enfin – mais tout cela s’articule
– une idéologie dangereuse, qui veut
renouer avec un califat, en façonnant
une société nouvelle ; c’est ce que
j’appelle, pour ma part, le «califat
virtuel » ou « le califat numérique ».
C’est une menace à part entière, et la
diffusion de messages et de mots
d’ordre, en particulier du numéro deux
de Daech, Mohammed Al-Adnani, qui
appellent au passage à l’acte
individuel, peuvent inspirer des
individus fragiles ou violents. Ainsi,
Daech agit comme un véritable incubateur
de terreur, qui essaime dans le monde
entier – on pourrait reprendre la liste
des attentats et des actions perpétrés,
au cours des dernières semaines, sous
cette troisième rubrique ; c’est
évidemment la composante de Daech la
plus difficile à éradiquer.
Je ne
l’ai jamais dit de cette manière,mais,
de mon point de vue, Daech est une
entreprise totalitaire, au sens où elle
se fonde sur un substrat idéologique
profondément inégalitaire, hiérarchisant
les humains en groupe supérieurs et
inférieurs, totalitaire au point d’avoir
réintroduit l’esclavage, y compris dans
sa forme la plus abjecte, l’esclavage
sexuel des femmes, notamment yézidies.
C’est un groupe totalitaire parce qu’il
est fondé sur une volonté d’éradication
de tous les groupes qui s’opposent au
califat, sur la mobilisation de
l’ensemble des ressources sociétales,
financières et humaines au service de ce
combat terroriste et aussi sur un
contrôle policier étroit des
populations, soumises à une violence
extrême, sans limite, comme en
témoignent la nature et le nombre des
exécutions commises sur le territoire
dominé par Daech.
Cette
menace est nouvelle par sa dimension,
mais pas forcément par sa nature :
lorsqu’Al-Qaïda au Maghreb islamique
(AQMI) a voulu, en 2012, constituer
un proto-État à partir du Mali, on
s’inscrivait aussi dans une logique
territoriale. Mais, en l’occurrence,
nous sommes dans une situation extrême,
où l’ensemble des paramètres ont été
poussés au maximum. Notre action doit
donc s’adapter à la fois à la continuité
de la menace et à son évolution, à la
variété des instruments mis en place.
J’en
viens à ce qui est de ma compétence de
ministre de la Défense : je pense, pour
ma part, qu’il faut à tout prix frapper
Daech au cœur, car, ainsi, on frappe à
la fois l’armée
terroriste, les capacités de
planification et de projection, mais
également les capacités de propagande du
califat virtuel, qui a besoin pour ce
faire d’infrastructures, toutes
localisées sur le même territoire.
Parallèlement, la coalition doit
elle-même développer une
contre-offensive de communication
stratégique, afin de montrer à tous ceux
qui sont susceptibles de recevoir ses
messages que Daech est ce qu’elle est et
subit des revers. J’ai déjà eu
l’occasion de développer ces principes
devant vos deux commissions, mais je
voulais les articuler dans un discours
que j’espère complet et cohérent.
Qu’en
est-il de la situation militaire
aujourd’hui ? Qu’envisageons-nous ?
J’évoquerai avant tout le Levant, avant
de répondre au président Raffarin sur le
cas de la Libye. Ensuite, évidemment, je
dirai quelques mots de l’opération
Sentinelle, et nous pourrons discuter
très librement, comme nous le faisons
lors de toutes nos rencontres.
Soixante pays soutiennent la coalition
contre Daech, mais trente-cinq en sont
effectivement les acteurs, du Danemark à
l’Irak, en passant, entre autres, par le
Koweït, la Jordanie et l’Égypte. Ces
trente-cinq pays acteurs étaient tous
représentés, par leurs ministres de la
Défense, à la réunion de Washington, la
semaine dernière, qui faisait suite à
une initiative française. Au mois de
janvier dernier, j’avais effectivement
souhaité réunir à Paris les ministres de
la défense des principaux contributeurs
de la coalition afin de pouvoir parler
ensemble des actions de défense liées à
la coalition : l’absence de telles
discussions me semblait en effet un
handicap en termes de communication, de
cohésion et d’action. La réunion de
Paris a été suivie de deux autres, à
Stuttgart puis à Bruxelles. La rencontre
de la semaine dernière s’inscrit donc
dans leur prolongement ; elle s’en
distingue cependant par le fait que la
réunion des ministres de la Défense
était suivie, le deuxième jour par une
réunion commune des ministres de la
Défense et des ministres des Affaires
étrangères.
En
termes de situation opérationnelle, les
cartes que nous allons vous projeter le
montrent, une constante se dégage : il
ne s’agit plus d’un simple recul de
Daech sur l’ensemble des fronts, on
constate bel et bien une accélération du
tempo même de ce recul.
Ainsi,
la ville de Falloujah a été libérée il y
a peu de temps, notamment grâce à
l’action d’une brigade irakienne dont
nous assurons une bonne partie de la
formation, l’Iraqi Counter
Terrorism Service (ICTS). Certains
d’entre vous ont pu rencontrer nos
formateurs à Bagdad, qui font un très
bon travail. L’ICTS a joué un
rôle déterminant pour la libération de
cette ville, non loin de Bagdad, qui fut
la première prise par Daech, il y a deux
ans : c’est dire son importance
symbolique.
À
Qayyarah, à moins de soixante kilomètres
de Mossoul, c’est l’ensemble de la rive
ouest qui est tombé, la semaine
dernière, sans réelle résistance de
Daech. C’est très important, puisque s’y
trouve une base aérienne, reprise du
même coup. En ce moment même, les
combats se cristallisent sur les points
de franchissement du Tigre. Cette
victoire a été acquise, elle aussi, par
les forces irakiennes.
Dans
la province d’Al-Anbar, Daech a perdu le
contrôle de la région d’Al-Dulab, sa
dernière emprise au sud de l’Euphrate.
Avec une rapidité que l’on n’imaginait
peut-être pas, la présence de Daech sur
le territoire irakien se réduit, sous
l’action combinée des forces irakiennes
et des forces kurdes du Gouvernement
régional du Kurdistan d’Irak (GRK).
J’avais eu l’occasion d’évoquer des
victoires antérieures lors de mes
précédentes auditions, mais, depuis
celles-ci, au début du mois de juillet,
le mouvement s’accélère.
Parallèlement, Daech recule également du
côté syrien, notamment à Manbij. J’avais
eu l’occasion, très en amont, de
souligner l’importance de ce lieu, entre
la Syrie et la Turquie, pour le contrôle
des flux. Si Manbij tombe et que
l’ensemble de la zone est libéré, un
contrôle beaucoup plus strict sera
possible sur ce qui peut être un espace
de porosité majeur ; en zone kurde, il
est beaucoup plus difficile de passer,
nonobstant les caractéristiques
géophysiques du territoire. Manbij est
un nœud essentiel. Le rapport de force y
est certes moins avantageux pour les
forces démocratiques syriennes,
composées de Kurdes et de leurs alliés
arabes, qu’il ne l’est pour les Irakiens
à Falloujah, mais, l’étau se resserre
sur les combattants de Daech, encerclés
vers le centre-ville. Selon les
informations les plus sûres que nous
ayons aujourd’hui, 1 500 combattants de
Daech auraient déjà été tués dans cette
offensive, et les forces concernées sont
à 500 ou 600 mètres du centre. Tout nous
laisse à penser que Manbij va tomber.
Si,
sur le plan militaire, la situation
évolue plus positivement que ce que nous
prévoyions, il n’en est pas de même au
niveau politique où les avancées sont
beaucoup plus limitées. La fragilité
politique du gouvernement de M. al-Abadi
nous inquiète, et la situation
sécuritaire reste dégradée à Bagdad :
les attentats sont quotidiens, et ce
sont des attentats majeurs – nous
l’avons vu la semaine dernière. Le
gouvernement irakien est soumis à de
nombreuses pressions, qu’il s’agisse des
manifestations d’ampleur des partisans
chiites de Moqtada al-Sadr, des
pressions iraniennes ou même des
dissensions au sein des partis kurdes.
Nous pensons néanmoins, comme l’ensemble
de la communauté internationale, qu’il
faut soutenir les réformes entreprises
et l’action du Premier ministre
al-Abadi. Seule l’instauration d’un État
stable et inclusif dans lequel les
minorités – sunnite, kurde, chrétienne,
yézidie ou autres – trouveront leur
place pourra empêcher, sur le long
terme, la résurgence de Daech dans la
région.
La
situation politique est encore plus
compliquée en Syrie. Les conditions
d’une reprise du dialogue à Genève sont
encore loin d’être réunies, même si nous
pouvons voir un petit signe dans la
reprise d’un dialogue, y compris sur les
aspects technico-militaires, entre la
Russie et les États-Unis. Cela pourrait
permettre d’amorcer un processus visant
à frapper plus fort les groupes
terroristes et à autoriser des mesures
humanitaires significatives.
Venons-en maintenant aux actions
décidées par les membres de la
coalition. Nous avons arrêté le principe
d’un plan de bataille pour passer à une
étape décisive de la lutte contre Daech
au Levant. L’essentiel de la réunion de
Washington a donc porté sur la
mobilisation de moyens supplémentaires
pour accélérer la chute de Daech et sur
l’accompagnement de cette action.
L’accélération du mouvement repose sur
quatre éléments : un élément militaire,
sur lequel je m’arrêterai plus
longuement, mais aussi un élément
humanitaire, un élément politique et un
élément de reconstruction. Le plan
d’action sur la dernière phase de
l’opération reprend ces quatre parties.
Il faut que l’action menée comporte une
dimension humanitaire, singulièrement à
Mossoul. Plus de la moitié des deux
millions d’habitants ont quitté la
ville, mais il en reste encore un
million. Les combats entraîneront
inévitablement des déplacements et
affecteront les ressources déjà très
faibles de la population. Il a donc été
décidé de mettre en œuvre un plan
humanitaire d’accompagnement de l’action
militaire. Sur le plan politique, la
question centrale est celle des forces à
mobiliser pour libérer la ville : il
faut en particulier éviter que des
milices chiites n’entrent dans cette
ville principalement sunnite pour s’y
livrer à des exactions et veiller à ce
que les populations minoritaires soient
respectées. Il faut savoir que dans
cette grande ville, une partie de la
population est kurde, une autre
chrétienne, une autre yézidie ; la
majorité est sunnite, mais il y a aussi
une petite minorité chiite. L’ensemble
de ces données doit être pris en compte
pourqu’un plan humanitaire accompagne
l’action entreprise mais aussi pour que
les forces amenées à libérer la ville et
celles amenées, ensuite, à la gérer
soient acceptées par la population. Je
pense que nous avons obtenu toutes les
garanties sur le fait qu’il n’y aurait
pas de milice chiite – la police locale
sera chargée de la sécurité – et sur le
respect des minorités, notamment
chrétienne et kurde. La partie
reconstruction enfin pourra être
l’occasion de mobiliser les partenaires
les moins engagés sur le plan militaire
; c’est le message qui a été délivré à
la réunion de vendredi, en présence des
ministres des Affaires étrangères.
La
plus grande partie des membres de la
coalition ont décidé de renforcer leurs
moyens d’action et leur présence en
Irak, que ce soient les Britanniques
avec le doublement de leurs effectifs,
les Norvégiens avec une action contre
les mines ou nos partenaires danois,
néerlandais et italiens. En la matière,
les déclarations sont généralement
suivies d’effets et notre présence sur
le terrain sera significativement
renforcée pour cette phase essentielle.
Pour
sa part, la France a pris quatre
décisions.
Premièrement, notre porte-avions sera
déployé de la fin du mois de septembre à
la fin du mois d’octobre. Il permettra
de doubler notre capacité de frappe
aérienne, déjà très significative, et de
disposer de capacités supplémentaires
dans le domaine du renseignement.
Deuxièmement, à la demande du
gouvernement irakien, le Président de la
République a décidé d’autoriser un appui
et un soutien accru aux forces
irakiennes qui progresseront vers
Mossoul, avec la mise en place d’un
groupement tactique d’artillerie, basé
sur la base aérienne de Qayyarah. Cela
offrira un appui à la progression des
forces irakiennes à soixante ou
quatre-vingts kilomètres de Mossoul et
contribuera à la manœuvre d’encerclement
de Mossoul. La présence de ce groupement
tactique d’artillerie permettra aussi
d’assurer la sécurité de la base. Il est
bien évident pour tout le monde – mais
redisons-le plutôt dix fois qu’une – que
la reprise du territoire irakien et des
villes comme Mossoul ne peut être
l’affaire que des forces irakiennes –
forces kurdes incluses. En aucun cas,
nous ne participerons aux initiatives
d’action directe sur Mossoul. Ce
dispositif complétera un autre
dispositif de pièces d’artillerie, déjà
engagé en Irak. Il s’agira, pour notre
part, d’ajouter quatre pièces
d’artillerie à celles déjà engagées en
Irak, toujours pour appuyer l’initiative
des forces armées irakiennes et kurdes
qui auront la responsabilité de
reprendre la ville de Mossoul.
Troisièmement, nous allons remplacer
l’ensemble des Mirage 2000 par des
Rafale.
Ainsi,
le nombre de chasseurs sur le théâtre
baissera de quatorze à douze, mais la
capacité de frappe sera renforcée,
puisque les capacités d’emport des
Rafales sont nettement supérieures à
celles des Mirage 2000. Rappelons que
nous avons effectué 770 frappes depuis
le début de notre présence sur la zone,
c’est-à-dire depuis le mois de septembre
2014, y compris avec des missiles de
croisière de type SCALP-EG (Système
de croisière conventionnel autonome à
longue portée - Emploi général).
Quatrièmement, nous renforcerons nos
capacités de renseignement afin que
l’information des forces qui seront
amenées à reprendre le territoire de
Mossoul soit améliorée.
Il est
toujours un peu difficile de préciser un
calendrier, mais ce plan reprend
exactement le dispositif qui m’avait été
présenté, lorsque je me suis rendu, au
mois d’avril dernier, à Bagdad et à
Erbil. Simplement, il a mûri et comporte
de nouveaux volets, et, avec les chutes
de Qayyarah et de Falloujah, les choses
sont allées plus vite qu’on ne
l’imaginait. Ce dispositif peut donc se
mettre en place relativement rapidement,
mais je ne suis pas en mesure de vous
donner une date précise : qui dit
manœuvre d’encerclement dit
positionnement des différents acteurs
sur un certain nombre de sites avant
d’attaquer la ville de Mossoul
proprement dite…(…)…
*Source :
Compte rendu n°65 - Commission de la
défense nationale et des forces armées
Le sommaire de Gilles Munier
Le
dossier Irak
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