France-Irak
Actualité
« A Bagdad,
il y a un régime de pompiers pyromanes…
»
Gilles Munier
Jeudi 25 février 2016
Entretien avec Gilles Munier,
par Cherif Abdedaïm (La Nouvelle
République – Algérie – 25/2/16)*
Récemment, le ministre
Jaafari a estimé que le soutien
international et régional n’est pas à la
hauteur des défis auxquels fait face
l’Irak. D’une part, quels seraient ces
défis dont par le ministre irakien ; et
d’autre part, quelles seraient les
attentes du gouvernement irakien en
matière de soutien international ?
Gilles Munier : En
Irak, quand un dirigeant prend position,
il faut commencer par se demander qui il
est. Ibrahim al-Jaafari, actuel ministre
des Affaires étrangères - de son
vrai nom al-Eshaiker, une famille
originaire d’Arabie - représentait
le parti Al-Dawa à Londres du
temps de Saddam Hussein. Il a été choisi
par les Américains et les Britanniques –
donc aussi par la CIA et le MI6
- pour présider le Conseil de
gouvernement mis en place dès la chute
de Bagdad en 2003. La coalition l’a
ensuite nommé vice-président du
Gouvernement intérimaire, puis Premier
ministre. Un homme de confiance donc,
jusqu’à ce que George W. Bush qui ne
supportait pas ses timides
récriminations le remplace en 2007 par
Nouri al-Maliki, jugé – à tort
- plus arrangeant. Afin de se rester
dans la course au pouvoir, Jaafari a
alors créé un parti concurrençant
Al-Dawa. Pour lui, le principal
défi de l’Irak est – cela va de soi
- le maintien de son intégrité
territoriale. Mais, y croit-il vraiment
? Est-ce bien son but ? Il est bien
placé pour savoir ce que son ami Joe
Biden attend de lui. Le vice-président
des Etats-Unis, ordonnateur de sa
carrière, est un des artisans du projet
de démembrement de l’Irak.
Autre défi – cela va aussi de soi
- la stabilité du pays. Mais Jaafari est
aussi bien placé pour savoir que le
confessionnalisme a totalement
déstabilisé l’Irak… puisqu’il y
contribue depuis 2003 !
L’Irak, par la faute de Jaafari et
consort, est à feu et à sang. Ce sont
des pompiers-pyromanes. Le mur de
sécurité qu’ils construisent autour de
Bagdad symbolise leur échec, d’où leurs
« attentes »: un accroissement
du soutien étranger - occidental,
russe et iranien – à leur régime
toujours plus d’armes, la formation de
miliciens chiites camouflés en
militaires ; le bombardement des zones
sous contrôle de l’Etat islamique.
L’éclatement de l’Irak a été
le plus grand bouleversement stratégique
au Moyen-Orient, dans la deuxième moitié
du XXe siècle. Il a déstructuré la
politique régionale et internationale au
Moyen-Orient. D’un Etat que les
Américains considéraient comme
Etat-voyou, nous nous trouvons
maintenant avec un Etat défaillant. Ce
que souhaitent nombre de puissances
régionales et notamment la Turquie et
même une partie des leaders politiques
américains, le dépeçage de l’Irak et sa
division en trois entités chiites,
sunnites et Kurdes. D’après-vous, y
-aurait-il une possibilité pour les
Irakiens de déjouer ce plan ?
Je crains que la situation soit
irrattrapable. Le régime de Bagdad n’a
rien fait pour déjouer le plan de
partition du pays. Il en fait partie.
Les Américains - et les Britanniques
qui ont une grande expérience en matière
de manipulation des ethnies et des
communautés religieuses - savaient
ce qu’ils faisaient en portant au
pouvoir des individus connus pour leur
sectarisme. Nouri al-Maliki a fait le
lit de l’Etat islamique en refusant de
partager le pouvoir avec les sunnites de
la région d’Al-Anbar, en les réprimant
sauvagement et en ordonnant la retraite
de l’armée gouvernementale stationnée à
Mossoul. Son successeur Haïdar al –Abadi,
qui vient de Manchester, n’arrive pas à
ses faire obéir dans son propre camp. En
janvier dernier, il a dû envoyer des
troupes et des chars à Bassora pour
rétablir un semblant d’ordre. Il parle
de reconquérir Mossoul d’ici l’été. On
verra. Mais cela signifie détruire la
ville – comme cela a été le cas pour
Tikrit et Ramadi – et peupler les
camps du Kurdistan et de Turquie de
centaines de milliers de nouveaux
réfugiés.
Pendant ce temps, Massoud Barzani
annonce d’ici la présidentielle
américaine un referendum sur
l’indépendance du Kurdistan irakien, un
projet soutenu officiellement par
Israël. S’y opposer déclencherait une
nouvelle guerre arabo-kurde…
Pour déjouer les manœuvres visant à
partitionner l’Irak, il faudra d’abord
que les chiites parlent d’une seule
voix, celle d’un homme à poigne. Je ne
vois que Hadi al-Amiri, chef de la
Brigade Badr, qui puisse remplir ce
rôle.
Entre ceux qui
instrumentalisaient un chaos contrôlé et
ceux qui prêchaient les vertus d’un
chaos constructif, on se trouve
actuellement devant un chaos chronique
en Irak dont les répercussions
dangereuses dépassaient les frontières
de ce qui était un Etat fort. Si jamais
le plan de partition préconisé par
certains réussissait, quelles seraient
ses répercussions sur le plan régional,
et notamment la Syrie ?
Sans les interventions militaires
russe et iranienne, Damas serait tombée.
Il n’est pas dit que Bachar al-Assad
arrive à reconquérir le nord de son
pays. Mais s’il y parvient : qui
reconstruira les villes, villages et
infrastructures détruits ? Avec quels
moyens ? Quel sera l’attitude des
millions de réfugiés à l’égard du régime
? Trop de questions demeurent en
suspens. Rien n’est joué car la Turquie
– et donc l’Otan – ne
laisseront pas l’influence russe se
développer aux portes de l’Europe.
Qui sait si le projet de
reconfiguration du Proche et
Moyen-Orient ne comprend pas aussi la
« dé-saoudisation » de
l’Arabie, la partition de la Turquie et
de l’Iran ? L’ayatollah Khamenei a
raison de dire que les Gardiens de
la Révolution combattent en Irak et
en Syrie pour ne pas avoir à le faire un
jour en Iran.
En l’absence d’acteurs
politiques transcommunautaires éliminés
ou affaiblis par la politique
américaine, le champ est resté
entièrement libre aux partis et aux
mouvements communautaires de tous
genres. Pensez-vous que ces forces
politiques arriveraient un jour à un
consensus qui pourrait « replâtrer »
l’Irak ? Dans ce cas précis, quelles
sont les options pour l’Irak pour sortir
de cette logique de l’unilatéralisme
américain ?
Un consensus permettant de «
replâtrer » l’Irak ? Un jour,
peut-être, dans deux ou trois
générations. Il n’y a rien espérer des
hommes politiques irakiens actuels.
Pour sortir de la logique de
l’unilatéralisme américain, les peuples
de la région n’ont pas d’autre choix que
de se tourner vers Moscou. L’Europe est
un nain politique et la Chine prudente.
Mais, attention danger ! Si la
confrontation USA-Russie dérape en Syrie
ou en Irak, il faut s’attendre au pire,
y compris une guerre mondiale. Ce n’est
pas moi qui le dit, mais Dimitri
Medvedev, Premier ministre russe, il y a
quelques jours…
La guerre froide à laquelle
nous assistons entre Ryad et Téhéran ne
risque-t-elle pas de se répercuter sur
la scène irakienne avec notamment un
regain de violence entre chiite et
sunnites ?
Elle se répercute sur la scène
irakienne depuis 2003. Des centaines de
milliers d’Irakiens sont morts ou ont
été déplacés parce qu’ils étaient
sunnites ou chiites. La violence
sectaire a débordée en Syrie, au Liban,
au Yémen, et même au Pakistan et au
Nigéria. A qui la faute ? Aux Etats-Unis
qui ont envahi l’Irak.
Les Saoudiens obsédés par le «
croissant chiite » et la «
menace chiite safavide » jettent de
l’huile sur le feu en permanence, tandis
que l’Iran temporise. Le Proche et le
Moyen-Orient semblent entraînés -
contre le gré de ses peuples - dans
une guerre sunnite/chiite. Si elle
éclate – comme cela a été le cas de
la guerre Iran-Irak - personne n’en
sortira vraiment vainqueur.
Quelle nouvelle configuration
pour l’Irak pourrait-on envisager dans
la période de l’après- Daech ?
En juin 2014, le parti Baas
clandestin envisageait de déclarer à
Mossoul la formation d’un «
Gouvernement provisoire de la République
irakienne » auquel auraient
participé des représentants des
organisations de la résistance
anti-américaine, des tribus et des
minorités religieuses et ethnies du
pays. Daech l’en a empêché.
Depuis, l’Etat islamique s’est structuré
et fonctionne comme un véritable Etat.
L’après- Daech n’est donc
pas pour demain. Certes, les armées
locales et étrangères stationnées dans
la région et leurs aviations ont les
moyens de raser la province d’Al Anbar,
d’éliminer Abou Bakr Al-Baghdadi, mais
pas celui de « reconquérir les cœurs
et les esprits », faute de projet
alternatif viable. C’est pourtant ce qui
risque de se passer. Mais, l’occupation
de la région de Ninive - comme elle
l’était par l’armée gouvernementale
avant la prise de Mossoul par Daech
- déboucherait sur un Daech II,
avec la réactivation de toutes les
organisations islamiques lui ayant prêté
allégeance. Au Proche-Orient et dans le
monde par voie de conséquence, le
terrorisme a malheureusement encore de
« beaux jours » devant lui.
Pauvre Irak…
Photo : Des membres
du régime de Bagdad
*Source :
La Nouvelle République – page 15
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