France-Irak
Actualité
Pour l’Iran, l’émergence de l’Etat
islamique n’est pas qu’une question de
sécurité nationale
Gilles Munier
Jeudi 13 août 2015
A Téhéran, en octobre 2014, un
journaliste iranien francophone m’a
demandé ce que je pensais de la
situation en Irak et de Daech,
considérant que j’étais « un
spécialiste » du sujet. Je lui ai
suggéré
de poser plutôt la question au général
Qassem Suleimani, chef des
Forces Al-Quds des Gardiens de
la révolution, qui en savait plus
que moi… Début juin, j’ai néanmoins été
réinvité en Iran pour une série de
conférences sur les origines de l’Etat
islamique.
J’ai accepté, tout en pensant qu’il
me serait malaisé d’exposer à des
auditoires chiites ce qui s’était passé
dans l’esprit des dirigeants baasistes
irakiens – en premier lieu, dans
celui du président Saddam Hussein -
confrontés au projet des
néoconservateurs américains de renverser
leur régime. J’avais tort. Les Iraniens
sont plus ouverts, plus fins que nombre
de militants nationalistes arabes,
bâillonnés par la pratique du
centralisme démocratique ou par un mode
de pensée de type binaire: qui n’était
pas totalement avec eux était contre
eux, donc infréquentable… En temps de
guerre, un tel état d’esprit est
rédhibitoire.
Au-delà de la thèse du « complot
américano-sioniste »
Aux premières loges en Irak, les
Iraniens n’avaient rien à apprendre de
moi sur les activités de l’Etat
islamique. Ils ne devaient pas non
plus s’attendre à ce que je leur
ressasse la thèse du « complot
américano-sioniste » sur les
origines de Daech (Etat islamique en
Irak et au pays de Cham). Mes
articles à ce sujet, ces dix dernières
années, n’en font pas mention.
Je leur dirai que l’Etat
islamique était là pour durer
longtemps, sous ce patronyme ou un
autre, avec les dirigeants actuels ou
d’autres, porté pour un temps
indéterminé par un islam que je
qualifiai de néo-wahhabite pour le
différencier de son ersatz saoudien.
Pour moi, ce qui les intéresserait le
plus serait sans doute les observations
que je m’étais faites du temps de Saddam
Hussein, et ma perception de la
résistance irakienne. Au cours de mes
multiples voyages Bagdad, Mossoul ou
Bassora – environ 150 en 30 ans,
notamment pendant les guerres Iran-Irak,
du Golfe I et II, et de l’embargo –
j’avais assisté à la montée en puissance
de l’islam en tant que religion au sein
de la société irakienne.
Ce voyage en Iran allait me faire
découvrir l’autre côté du miroir qui
renvoie des images de l’Iran et de la
révolution islamique déformées par la
propagande occidentale et israélienne.
La visite du pays et les entretiens que
j’y ai eus ne m’ont pas déçu.
Années 80:
la société irakienne ébranlée par la
révolution iranienne
A Téhéran, Ispahan et Yazd,
mes auditoires étaient composés,
principalement, de membres des
Bassidj, de religieux, de
journalistes et d’étudiants. J’ai
prononcé ma première intervention dans
un centre de formation pour cadres
bassidj, en présence d’un général
des Gardiens de la révolution,
les Pasdaran. Au-dessus de
l’estrade, figurait un poster
représentant Qassem Suleimani, avec au
second plan, les photos de Imad
Moughnieh – responsable de la
branche militaire du Hezbollah libanais
- et de son fils Jihad, assassinés par
les Israéliens.
Je ne sais pas si j’ai choqué les
Iraniens venus m’écouter lorsque je leur
ai dit, d’emblée, que les origines de l’Etat
islamique remontaient à la guerre
Iran-Irak. La société irakienne était,
jusque-là, tournée vers le modernisme et
partageait nombre de valeurs culturelles
occidentales. A la fin des années 70,
les baasistes considéraient encore le
religieux comme de l’obscurantisme, et
qualifiaient les traditions tribales de
rétrogrades. Quand l’imam Khomeiny a
accusé le régime de Bagdad d’athéisme et
Saddam Hussein dénié aux dirigeants de
la République islamique d’Iran le droit
de se proclamer musulmans, la guerre
Iran-Irak s’est transformée en
affrontement national- religieux. On en
récolte aujourd’hui les ultimes
développements.
Un seul
vainqueur : l’islam
La guerre Iran-Irak avait mis les
deux pays économiquement à genoux. Le
seul vainqueur de ce conflit sanglant –
350 000 Irakiens et sans doute 1
million d’Iraniens tués ou blessés
– est sans conteste l’islam, qu’il soit
sunnite ou chiite.
Je fixai la résurgence visible de
l’islam en Irak, et dans les discours
officiels, au choc provoqué par la
retraite des troupes irakiennes de
Khorramchahr – Muhammara pour les
nationalistes arabes - et de la
province du Khouzistan – Arabistan
pour les nationalistes arabes -
puis à la conquête-éclair de la
presqu’île de Fao, au sud de Bassora,
par les Pasdaran.
En parallèle, j’ai vu progressivement
les femmes se couvrir la tête d’un
foulard, des cafés ne plus servir
d’alcool, des restaurants ouverts
pendant le mois de Ramadan servir des
clients derrière des rideaux opaques,
les cabarets et les casinos fermer leurs
portes et leurs entraîneuses philippines
rentrer dans leur pays.
La Première guerre du Golfe en 1991
et les 13 ans d’embargo ont accentué ce
phénomène avec la construction intensive
de mosquées, l’introduction de l’islam
dans les programmes scolaires - y
compris dans les villages chrétiens de
la vallée de Ninive – puis, la création
de l’Armée d’Al-Quds, et
surtout des Feddayin de Saddam
dont les clips, à la télévision,
préfigurent ceux placés sur You Tube
par Daech… En 1995, Saddam
Hussein jouait visiblement la carte de
l’islam pour encadrer la population et
lutter contre les Etats-Unis.
Je leur racontai la suite. Dans la
salle, les plus âgés avaient vécu, mais
avec une autre approche, le renversement
du régime baasiste, l’occupation de
l’Irak par les Etats-Unis, l’apparition
d’organisations de résistance islamique
ou islamo-baasistes, et la prépondérance
acquise par Al-Qaïda en Irak
(Al-Qaïda au pays des deux fleuves),
première mouture de l’Etat
islamique …etc… avec au final la
prise de Mossoul par Daech et
la mise hors circuit du parti Baas d’Izzat
Ibrahim al-Douri.
Le massacre
de la base aérienne Speicher
La prise de Mossoul par une poignée
de djihadistes, celle de Ramadi qui
venait de se produire à l’identique, est
ce qui étonnait le plus l’assistance.
Comment expliquer la fuite au Kurdistan
des officiers irakiens en charge de la
province de Ninive, et l’abandon à leur
triste sort des dizaines de milliers de
soldats gouvernementaux sous leurs
ordres, ai-je répondu, si ce n’est par
un ordre venu de Bagdad. Une enquête
parlementaire est en cours pour
rechercher les responsables de ce fiasco
incroyable et humiliant, mais je dis
craindre qu’il n’en sorte pas
grand-chose si ce n’est l’accusation de
quelques lampistes.
Reste que si les troupes
gouvernementales stationnées à Mossoul
avaient été un tant soit peu
combattives, le massacre des 1700 cadets
chiites de la base Speicher n’aurait
certainement pas eu lieu. Le procès des
officiers et des donneurs d’ordres
responsables de ces événements reste à
faire, avec à la clé des condamnations
exemplaires.
Le principal dirigeant incriminé,
Nouri al-Maliki, devenu vice-président
de la République, a refusé de répondre
aux questions des députés autrement que
par écrit ! La justice – si tant est
que l’on peut parler de justice en Irak
- l’obligera-t-elle à s’expliquer,
maintenant qu’il devrait perdre sa
fonction et l’immunité qui va avec ? On
peut rêver…
Que les
chiites irakiens s’entendent pour parler
d’une seule voix
L’Irak, Etat créé dans les frontières
voulues par Winston Churchill et
Gertrude Bell, n’est plus… quoiqu’en
disent les politiciens qui pérorent sur
l’unité du pays. Ce qui se joue
actuellement en Mésopotamie, ce sont les
délimitations des frontières des entités
kurdes, chiites et sunnites.
Tant que les chiites irakiens seront
divisés en forces antagonistes et que
les sunnites véritablement
représentatifs – membres ou non de
l’Etat islamique - refuseront tout
dialogue avec leurs adversaires, la
parole sera aux kalachnikovs et aux
canons.
A une question posée sur ce que je
pensai du gouvernement irakien, j’ai
répondu que Maliki étant discrédité, et
Abadi sans véritable prise sur les
événements, j’estimai que le seul
dirigeant capable de mettre au pas les
milices et de faire en sorte que les
chiites irakiens s’entendent pour parler
d’une seule voix, était Hadi al-Amiri,
chef de la Brigade Badr, bête
noire des Etats-Unis en raison de ses
relations privilégiées avec l’Iran. Que
cela plaise ou non au Occidentaux …
Quant au gouvernement iranien,
voudrait-il se dégager du bourbier
irakien qu’il ne le pourrait pas.
Téhéran perçoit à juste titre
l’émergence de l’Etat islamique
comme une menace pour la sécurité
nationale du pays : en décembre 2014, l’EI
était à quelques kilomètres de ses
frontières dans la province irakienne de
Diyala, et des rumeurs courraient qu’il
avait infiltré des militants en Iran.
L’Iran,
protecteur des lieux saints chiites
irakiens
Pour la République islamique d’Iran,
l’Irak est aussi et surtout le pays où
reposent l’imam Ali Ibn Abi Talib et son
fils martyr Hussein, enterrés
respectivement à Nadjaf et Kerbala. La
prise de ces villes par l’EI,
voire la destruction des sanctuaires,
auraient des effets cataclysmiques. Le
souvenir de la mise à sac du tombeau de
l’imam Hussein par les wahhabites, le 21
avril 1802, demeure vif. A l’époque,
Fath Ali, second chah de la dynastie
Qadjar, avait averti les Ottomans que la
Perse interviendrait militairement si
ces derniers ne protégeaient pas mieux
les cités saintes. Aujourd’hui, les deux
villes saintes sont de nouveau en danger
et on ne voit qui pourrait les protéger,
sinon l’Iran.
Il ne faut donc pas s’étonner si
l’imam Ali Khamenei a mis deux
bataillons des Gardiens de la
révolution iranienne à la
disposition du général Qassem Suleimani,
chef des Forces al-Quds, dès
qu’Abou Mohammed al-Adnani,
porte-parole de l’EI, a
annoncé, le 12 juin 2014, que les
djihadistes se dirigeaient vers Nadjaf
et Kerbala. Les assauts de l’EI
sur Samarra, ville de naissance de leur
chef Abou Bakr al-Baghdadi - siège
des mausolées des 10ème et 11ème imams,
et lieu d’occultation du 12ème et
dernier, Muhammad al-Mahdi - ont
été repoussés. Mais, depuis la situation
en Irak s’est encore dégradée. L’EI
campe à Ramadi, à 112 km de Kerbala.
Les néo-wahhabites doivent
interpréter leurs victoires –
victoires par défaut - à Mossoul et
Ramadi par la volonté d’Allah de
soutenir leur cause. Qui sait ? «
Allah égare qui il veut et guide qui il
veut »*, peut-on lire dans le
Coran*. Une nouvelle milice, Hash’d
Al-Shaabi - Forces de la mobilisation
populaire, crée à l’image des
bassidj iraniens – est entrée en
lice au côté de l’incertaine armée
irakienne, de la Brigade Badr
et des Forces Al-Quds, pour
barrer la route à l’EI : avec
succès, mais jusqu’à quand ? En Irak,
les jeux sont loin d’être faits
A suivre…
*Sourate 14 (Ibrahim 35,8)
Photo : A Nadjaf, le
sanctuaire de l’imam Ali Ibn Abi Talib,
gendre du Prophète, 4ème calife
© G. Munier/X.
Jardez
Publié le 13 août 2015 avec
l'aimable autorisation de Gilles Munier
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