Actualité
Jamais tant de personnes n’ont acclamé
un assassin aussi méprisable
Gideon Levy
Manifestation de soutien au soldat
tueur, à l’extérieur du tribunal
où les auditions ont lieu, le 29 mars
2016 (Ilan Assayag)
Jeudi 31 mars 2016
La foule qui a manifesté et écrit pour
soutenir
le militaire exécuteur de Hébron le
perçoit comme un héros. Pas simplement
une victime, comme l’assassin condamné
Ramon Zadorov, par exemple, mais bien
comme un héros. E.A. – son nom complet
fait toujours l’objet d’une ordonnance
de non-publication (1) – est devenu un
héros populaire pour avoir assassiné un
Palestinien moribond. En raison – et non
en dépit – de son acte.
Il convient de dire les choses
clairement. Pour la première fois
peut-être dans l’histoire de l’État, un
crime abject dont la seule justification
semble être la haine envers les Arabes
et le mépris pour leur existence, s’est
mué en acte héroïque. Un crime qui n’a
requis aucun courage, un acte d’une
lâcheté inégalable,
est devenu héroïque aux yeux des masses,
tout simplement parce qu’il s’est
terminé par la mort d’un Palestinien
perdant son sang sur la route alors que
la foule donnait libre cours à sa joie.
Jamais tant de personnes n’ont
acclamé un assassin aussi méprisable.
Dans l’histoire des Forces de défense
israéliennes (2), il y a eu bon nombre
d’actes obscènes déguisés en héroïsme –
les raids de représailles des années
1950, les activités dans la bande de
Gaza de l’unité d’opérations spéciales
Sayeret Rimon, les opérations Plomb
durci et Bordure protectrice –, mais
jamais on n’avait vu un obscur assassin
être encensé comme un héros. Shimon Bar
Kochba, Meir Har-Zion, Yoni Netanyahu,
Ehud Barak et… E.A. (1) Qui peut
raconter de nouveau les hauts faits
d’armes d’Israël ?
Le racisme israélien a atteint un
nouveau point culminant. Le meurtre de
Tel Rumeida et la réponse qui a suivi ne
sont rien moins que des événements
déterminants. Le racisme israélien
s’appuyait naguère sur l’arrogance du
Peuple élu, auquel tout est permis
puisqu’il est le meilleur et qu’il sait
tout mieux que tout le monde ; sur la
manipulation de la perception d’une
victimisation et persécution sans fin ;
sur la diabolisation des Arabes, qui ne
veulent que nous détruire ; sur leur
déshumanisation, comme si leur existence
ne valait rien ; sur l’incitation, la
négation, la répression et les mensonges
et sur la formidable puissance militaire
israélienne. C’est sur ces fondations
que nous avons construit une société
raciste, sans doute la plus raciste au
monde, actuellement.
Cette fois, tout cela a été remonté
d’un cran, ou peut-être baissé. À tout
ce qui précède, nous pouvons maintenant
ajouter ouvertement la soif de sang –
pure et simple, sans mélange, sans
inhibition et sans déguisement.
Cette combinaison de racisme et de
soif de sang n’est pas seulement
répugnante, elle est également volatile
et dangereuse. Il y a du racisme dans
bien des sociétés : il est généralement
caché et marginal. En Israël, il est
devenu la norme, il représente peut-être
le niveau du politiquement correct
actuel et le combattre est perçu comme
une trahison.
Qui plus est, on peut douter qu’il
existe une autre société occidentale
dont le racisme s’accompagne d’une telle
soif de sang. Les blancs haïssent les
noirs aux États-Unis et en Afrique du
Sud, les Européens haïssent les
réfugiés, les chrétiens haïssent les
musulmans, mais pas avec une telle soif
de sang ni de telles envies de meurtre.
Le cri « Mort aux Arabes » a
acquis une signification pratique
choquante. E.A. (1) est son exécuteur.
Voilà pourquoi on l’applaudit.
Il existe des courants profonds qu’il
est malaisé d’arrêter. Ils se sont
profondément enracinés dans le cœur des
gens, ils sont le résultat de décennies
d’incitation à la violence et de lavage
de cerveau. Ni un châtiment sévère pour
E.A. (1), qui le mérite, ni
la lettre du chef d’état-major aux
soldats pour leur rappeler l’éthique
de l’armée, ne peuvent suffire.
Peu nombreux sont ceux qui ont osé
affronter ces courants ; la plupart de
nos systèmes les soutiennent ou ont
capitulé devant eux. Il suffit de voir
l’appareil de la justice militaire se
mettre à plat ventre devant les foules à
l’extérieur et laisser tomber la
présomption de meurtre pour adopter
celle d’homicide par négligence, et même
cela est mis en doute. Les médias, qui
savent ce que veut leur public, ont
naturellement participé à la propagation
des incitations. Cela se vend bien.
Brusquement, ce qui s’est passé
« n’est pas très clair » et
« n’est pas définitif ». La vidéo
incrimine au moins un millier de témoins
et révèle des myriades de preuves,
n’empêche que l’image n’est toujours
« pas très claire ». Qu’est-ce qui
n’est pas clair ?
Et les hommes politiques qui, comme
d’habitude, soutiennent les masses, sont
soit muets soit paralysés par la
crainte. Le
très agressif Avigdor Lieberman,
avec Sharon Gal qui lui colle au train,
et la foule au tribunal militaire de
Kastina sont ce qu’il y a de plus
israélien aujourd’hui. Rien ne pourra
les arrêter. Il n’est même pas certain
que cela vaille la peine d’essayer.
Mais ils ne s’arrêteront pas à
Kastina. Après les Arabes, il y aura les
gens de gauche, les journalistes, les
juges et qui sait encore. Préparez-vous
pour le prochain héros israélien : il
astique déjà son fusil.
Publié le 31 mars 2016 sur
Haaretz
Traduction : Jean-Marie Flémal
(1) Le nom du soldat tueur a
été publié dans l’article de
David Sheen que nous avons posté
hier. Il s’agit de El-Or Azarya
et il est franco-israélien.
((2) Le nom officiel de l’armée
d’occupation
Gideon
Levy est un chroniqueur et membre du
comité de rédaction du journal Haaretz.
Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé
quatre ans comme vice-rédacteur en chef
du journal. Il a obtenu le prix Euro-Med
Journalist en 2008, le prix Leipzig
Freedom en 2001, le prix Israeli
Journalists’ Union en 1997, et le prix
de l’Association of Human Rights in
Israel en 1996. Il est l’auteur du livre
The Punishment of Gaza, qui a été
traduit en français : Gaza, articles
pour Haaretz, 2006-2009, La Fabrique,
2009
Le sommaire de Gideon Levy
Les dernières mises à jour
|