Plate-forme
Charleroi-Palestine
Les crimes des parlementaires
palestiniens : Rendre visite aux
prisonniers et parler aux médias
Gideon Levy

Khalida
Jarrar au tribunal militaire israélien
d'Ofer. Photo : Alex Levac
Samedi 30 mai 2015
Rien ne prouve mieux la
persécution politique que les 12 chefs
d'accusation pour lesquels Khalida
Jarrar a été condamnée et emprisonnée.
Elle a les fers aux pieds. Elle porte
des jeans délavés et des tennis, ainsi
qu'un t-shirt arborant le nom d'une
université américaine. Ses cheveux ont
été teints en un noir charbonneux. De
temps à autre, elle sourit ou envoie du
bout des doigts un baiser à quelqu'un du
public clairsemé de la salle d'audience.
Khalida Jarrar, membre du
Parlement palestinien, a été incarcérée
par Israël voici deux mois et elle vient
d'être amenée au tribunal militaire de
la prison d'Ofer, près de Ramallah.
Voici à quoi ressemble un tribunal
militaire quand un membre du Parlement
palestinien y est amené : Une présence
renforcée des agents des Service
pénitentiaires d'Israël (IPS), y compris
une unité de combat dont les membres
portent des chemises noires, d'une part
et, d'autre part, quelques diplomates
étrangers en veste et cravate. La
famille est représentée par son mari et
sa sœur ; personne d'autre n'a été
admis. Il y a aussi quelques activistes,
israéliens et internationaux.
Ces
installations de répression de
l'occupation sont en fait un
rassemblement disparate de remorques et
de caravanes qui servent de salles
d'audience, comme pour créer l'illusion
qu'elles ne sont là que provisoirement,
et elles sont situées à proximité d'une
prison destinée aux Palestiniens. Le
juge militaire porte une calotte
tricotée, de même que le représentant du
Ministère public ; peut-être sont-ils
des colons, mais il s'agit certainement
d'un détail sans importance.
Le
soldat qui fait fonction de traducteur
en arabe de la procédure se met à parler
à haute voix, puis s'arrête bientôt. Ce
n'est pas nécessaire ; il n'y a même pas
de semblant de justice, dans ce
tribunal. Le représentant du Ministère
public, un lieutenant-colonel, salue le
juge, un major, en entrant. Affaire n°
3058/15, « Tribunal militaire contre
Khalida Jarrar / Présence de l'IPS
», mentionne la copie.
Jarrar
s'assied sur le banc des accusés, après
être entrée dans le local à air
conditionné. Ses pieds resteront
enferrés tout au long des audiences.
«
Ils veulent réduire notre voix au
silence », nous dit-elle, juste
avant le début de la séance, « mais
nous poursuivrons la lutte contre
l'oppression tant que nous n'aurons pas
obtenu notre liberté. » Son mari
Ghassan, propriétaire d'un atelier qui
fabrique des meubles pour enfants et des
jouets recouverts de fourrure
synthétique aux couleurs étincelantes,
lui adresse un gentil sourire.
Le juge,
le major Haim Balilty, est sur le point
de faire part de sa décision concernant
la demande du Ministère public de garder
Jarrar en détention jusqu'à la
conclusion de la procédure entamée
contre elle. La juriste de 52 ans
originaire d'El Bireh est une activiste
politique de très longue date, une
féministe et une combattante pour la
libération de prisonniers palestiniens.
Tout
d'abord, les autorités sécuritaires
israéliennes ont voulu la mettre en «
détention administrative » mais, à
la suite des protestations
internationales contre son arrestation
sans procès ou sans avocat, elles ont
décidé de l'accuser sur 12 points. Rien
ne prouve mieux que ces 12 chefs
d'accusation, telle une douzaine de
témoins, que s'il y a bien un
emprisonnement pour des motifs
uniquement politiques, c'est bien
celui-ci.
La
feuille d'accusation fait état de tout,
sauf de l'évier de la cuisine. Plus elle
en compte, plus elle a de la substance.
« Affiliation à une association
illégale » ; « gestion d'un
bureau à l'intérieur de cette
association illégale » ; « assurer
un service au sein de cette association
illégale » ; de même qu'un chef
d'accusation concernant l'incitation.
Mais même le principal témoin de
l'accusation concernant l'incitation a
déclaré qu'il n'était « pas sûr que
l'accusée ait parlé personnellement
d'enlever des soldats », mais qu'il
a « remarqué que ce sujet avait été
mentionné à plusieurs reprises durant le
rassemblement » (d'après les
remarques du juge).
Le Front
populaire de libération de la Palestine,
le parti de la gauche palestinienne (il
a une aile militaire), qui était membre
de l'OLP et qui avait participé aux
élections du Conseil législatif (le
Parlement palestinien), est une « association
illégale ». Balilty l'a confondu
avec le Commandement général du Front
populaire, sous la direction d'Ahmed
Jibril.
S'appuyant sur les commentaires d'un des
témoins, le juge a déclaré que les deux
organisations ont le même chef. Une
preuve de son ignorance extrême. Le
groupe de Jibril a rompu avec le Front
populaire en 1968 et, aujourd'hui, il
n'y a aucune connexion entre les deux
groupes, hormis le fait qu'ils ont des
noms similaires. Mais qui s'en soucie et
quelle différence cela fait-il ? Tout le
monde sait que toutes les organisations
palestiniennes sont les mêmes.
L'accusation contre la parlementaire
Jarrar, dont l'essentiel est énuméré par
le juge, fournit un certain soulagement
tragi-comique. Si ce n'était si
affligeant, ce serait hilarant. Est-ce
pour cela qu'une personne de son rang
est traînée en justice ? Et c'est pour
cela qu'elle a déjà passé deux mois en
prison ?
«
L'accusée a délivré de nombreux discours
de par ses fonctions [de parlementaire]
dans un nombre important de meetings et
de rassemblements du Front populaire et
elle a accordé des interviews à des
médias et des chaînes de télévision
(...). On prétend également que
l'accusée à participé à un rassemblement
réclamant la libération de prison en
Israël du secrétaire général du Front
populaire, Ahmed Sa’adat, et qu'en une
autre occasion, elle a participé à un
rassemblement en la mémoire d'Abi [sic]
Ali Mustafa, l'un des fondateurs du
Front populaire (...). »
La
feuille d'accusation se poursuit par
l'énumération d'accusation encore plus
graves : Jarrar a rendu visite à des
prisonniers qui avaient été libérés et a
même remis à l'un d'eux une plaque
d'estime sur laquelle était gravé –
attendez - « en estime pour votre
détermination [en de nombreuses
circonstances] ». Le juge a lu une
autre accusation « particulièrement
grave » : « Seif Aladin Bader a
mis l'accusée en cause en disant qu'à sa
sortie de prison, elle lui avait rendu
visite au nom du Front populaire. »
L'accusée a également prononcé un
discours « contre l'occupation
israélienne » et elle a même rendu
visite à une tente de protestataires
réclamant la libération des prisonniers
palestiniens. Qui plus est, ajoute la
feuille d’accusation, elle a donné une
interview, dans cette même tente. Elle
se trouvait sur une estrade où étaient
accrochées des affiches incitant à
enlever des Israéliens à des fins de
négociations et de libération des
prisonniers.
«
Tous les faits incriminés », a
résumé Balilty, « ont été perpétrés
dans la période allant de juin 2009 à
décembre 2013, sauf un – lors de la
présence à un meeting du Front populaire
– perpétré, suppose-t-on, en septembre
2014, lorsque l'accusée a assisté à une
exposition de livres sponsorisée par le
Front populaire. »
C'était
apparemment le maître atout du Ministère
public, l'arme du crime encore fumante
(pour changer de métaphore). Le juge a
fait remarquer que, lors de sa visite à
cette exposition, l'accusée a demandé
aux activistes « comment ils
allaient et si les livres de
l'exposition se vendaient bien ».
Le Ministère public avait même un témoin
qui a affirmé avoir délivré, avec un
masque sur le visage, un discours
incitant à l'enlèvement de soldats, ce
qui pouvait être utilisé pour forcer la
libération de prisonniers – et Jarrar
« était présente sur l'estrade du
rassemblement pendant que lui-même
tenait son discours ». Un autre
témoin a déclaré qu'il avait accroché
trois affiches sur l'estrade où
l’accusée était assise.
Pas un
muscle ne frémit sut le visage du juge
durant son énumération mécanique des
faits incriminés. Ses propos sont en
grande partie engloutis dans le brouhaha
de l'audience et le vrombissement du
conditionnement d'air. Ce qu'il dit
pourrait être perçu comme une parodie
particulièrement perverse de justice
militaire. Personne ne rit (ni ne
pleure) à entendre ces accusations
grotesque portant sur la visite d'une
foire du livre, le fait d'y avoir tenu
un discours ou d'avoir accordé une
interview aux médias, la visite d'une
tente de protestataires ou l'hommage
rendu à un prisonnier libéré. Tout cela
est bel et bien repris dans les lois de
l'occupation et c'est pour cela que
Jarrar a passé deux mois en prison.
« On
a constaté plus d'une fois que des
activités organisées dans le cadre d'une
organisation hostile constituaient
également un grand danger », fait
remarquer le juge avec le plus grand
sérieux. Après ses états de service à
l'armée, il ne fait pas de doute qu'il
sera juge dans un tribunal civil.
Le juge
rejette également une objection à propos
du fait que l'accusée bénéficie de
l'immunité diplomatique et il cite des
arguments juridiques afin d'étayer sa
décision – exactement comme il l'a fait
quand il a prétendu qu'Israël avait le
droit d'arrêter des Palestiniens en Zone
A, alors que celle-ci est manifestement
sous contrôle palestinien. Les lois de
l'occupation israélienne ont une réponse
toute prête à chaque imprévu. « Voir :
Article 10 (f) de l'Ordonnance
concernant les dispositions en matière
de sécurité (version amendée) (Judée et
Samarie) (n° 1651) 2009. »
Mais
c'est alors qu'il se produit un imprévu
dans l'histoire : « En dernière
analyse (...) L'atténuation de
l'allégation de dangerosité du chef de
l'accusée, en ce qui concerne les délits
qu'on lui attribue, permet qu'on la
remplace par des garanties plus
adéquates dans la procédure pénale
intentée contre elle. »
Même le
juge-major comprend la dimension de la
farce et décide de relâcher Jarrar
moyennant une caution de 20 000 shekels
(environ 5 100 USD), assortie d'une
obligation de tiers du même montant.
Les
applaudissements et les cris de joie qui
éclatent dans la salle sont de courte
durée. Le représentant Ministère public,
le lieutenant-colonel Morris Hirsch, se
redresse : « Je demande un délai de
72 heures afin de considérer s'il
convient d'interjeter appel et de
permettre au commandant militaire
d'envisager de sortir un ordre de
détention administrative. »
Le juge
: « J'ordonne présentement un
ajournement dans l'application de ma
décision (...). Pour éloigner tout doute
et, en conformité avec la loi, les jours
de sabbat et les jours fériés ne seront
pas pris en compte. Il est maintenant 14
h 10. Tel en a-t-il été statué en ce
jour du 21 mai 2015, en audience
publique et avec les parties présentes.
»
Publié
sur Haaretz le 29 mai 2015.
Traduction : JM Flémal pour le site de
la Plate-forme Charleroi-Palestine

Gideon Levy est
journaliste au quotidien israélien
Haaretz.
Il a publié : Gaza, articles
pour Haaretz, 2006-2009,
La Fabrique, 2009
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