MIDDLE EAST EYE
Israël, où est votre indignation face
à la légalisation de l’apartheid ?
Gideon Levy
Des dizaines de
milliers de personnes sont venues
protester contre la loi sur les mères
porteuses.
Les Palestiniens et les
autres devront attendre leur tour
Dimanche 29 juillet 2018
Environ
80 000 personnes, pour la plupart des
jeunes, se sont rassemblées samedi soir
sur la place Rabin. La plus grande place
de Tel Aviv n’avait pas connu un tel
rassemblement depuis longtemps ;
certainement rien qui se voulait être
une manifestation de contestation. Le rassemblement a
couronné une journée de manifestations
au cours de laquelle des milliers de
personnes ont défilé dans les rues. Les
principales voies de communication ont
été brièvement bloquées, et beaucoup de
gens se sont mis en grève – la plupart
avec la bénédiction de leurs employeurs,
y compris certaines des plus grandes
compagnies du pays. Après des années
sans contestation publique généralisée
d’une telle ampleur sur un quelconque
sujet, la société israélienne a montré
des signes de réveil de son profond
sommeil.
Les plus de
160 Palestiniens non armés tués le long
de la barrière de Gaza ; le siège cruel
de la bande de Gaza ; la discrimination
croissante contre les Arabes en Israël ;
les défis auxquels sont confrontés les
Israéliens handicapés, les demandeurs
d’asile africains et les employés des
usines israéliennes fermées – aucun de
ces sujets n’a su susciter ne serait-ce
qu’une fraction de la contestation qui a
balayé Israël ce week-end. Loin de là.
Progrès pour la
communauté LGBT
Alors qui a réussi
à sortir Israël de sa léthargie
d’indifférence ? La communauté LGBT. Les
Israéliens sont descendus dans la rue,
pour la première fois depuis des années,
suite à l’exclusion des couples
homosexuels (ou des hommes célibataires)
de la loi sur la gestation pour autrui
adoptée par la Knesset. Cela a provoqué
un tollé qui perdure.
La communauté LGBT
israélienne a parcouru un long chemin
ces dernières années, devenant l’un des
groupes les plus branchés, tendances et
émancipés. Ses progrès sont le résultat
d’un effort prolongé et ses réalisations
sont une source de fierté.
Mais il reste
encore beaucoup à faire. Les gays, les
lesbiennes et les personnes transgenres
en Israël font toujours l’objet de
discrimination et sont loin de jouir
d’une pleine égalité. Ils ne peuvent pas
se marier dans leur propre pays et sont
encore moqués dans certains cercles de
la société. Toutefois, la distance
qu’ils ont parcourue pour atteindre leur
position actuelle de pouvoir, pour faire
partie du consensus israélien, est
impressionnante.
Il y a quelque
chose de suspect dans cette ruée des
entreprises
vers la solidarité. Que
cherchaient-elles exactement avec cette
contestation ? La justice ? L’égalité ?
C’est une blague
Des dizaines de
grandes sociétés ont donc permis à leurs
employés de faire grève dimanche. Elles
ont soutenu cette marche par le biais de
campagnes de relations publiques
réalisées par des professionnels
grassement rémunérés. Elles n’en ont pas
fait de même pour les handicapés ou pour
les demandeurs d’asile et certainement
pas pour les Palestiniens sous
occupation. Elles savaient que suivre la
communauté LGBT était sûr ; l’égalité
des droits pour les Israéliens LGBT fait
maintenant partie du consensus. Le
soutien à la communauté LGBT en Israël
est le meilleur moyen d’apaiser sa
conscience.
Il y a quelque
chose de suspect dans cette ruée des
entreprises vers la solidarité. Que
cherchaient-elles exactement avec cette
contestation ? La justice ? L’égalité ?
C’est une blague. Vont-elles maintenant
permettre à leurs employés de manifester
et de faire grève pour d’autres causes,
vont-elles permettre à chaque employé de
suivre son cœur ? Encore plus drôle.
Ce sont néanmoins
des questions insignifiantes. La
communauté LGBT a réussi à engager le
secteur économique dans sa lutte ; bravo
pour la puissance de sa campagne.
La zone de
confort d’Israël
Ce qui reste très
important aujourd’hui, c’est l’ordre des
priorités pour la société israélienne,
sa boussole sociale et morale, sa
conscience collective. Israël s’est mis
en grève pour une question qui,
objectivement, ne figure pas parmi les
causes de contestation les plus
pressantes – la gestation pour autrui –
pour un groupe qui ne figure pas en tête
de la liste des marginalisés, opprimés
et discriminés dans le pays : la
communauté LGBT.
La vérité est
qu’aujourd’hui, il existe peu d’autres
groupes aussi puissants et ayant d’aussi
bonnes relations que la communauté LGBT.
Le succès relatif de ce groupe n’indique
rien sur son devoir de continuer la
lutte pour ses droits, ni sur la justice
de son chemin.
Cependant, la grève
révèle tout ce qu’il y a à savoir sur la
société israélienne, qui a choisi une
fois de plus de fuir vers sa zone de
confort, où aucun prix n’est à payer
pour la contestation, toujours dans le
domaine du permis et de l’accepté – où
il s’agit seulement d’Israël se sentant
bien, améliorant son image, et, surtout,
nettoyant les couches de crasse qui
souillent sa conscience en raison de ses
autres crimes et maladies.
Israël aurait dû
faire grève, avec le soutien des
principales sociétés du pays, contre la
loi sur l’État-nation qui a été
approuvée la semaine dernière à la
Knesset. Ils auraient dû faire grève en
signe de solidarité avec les résidents
arabes de ce pays après que la Knesset
leur a craché au visage tout en leur
remettant un avis législatif officiel :
vous êtes des citoyens de seconde zone
ici.
Quelle guérison
profonde, quelle infusion d’espoir
aurait été produite par une grève de
cette envergure, par solidarité avec
Sakhnin et Nazareth, Umm el-Fahm et
Taibeh, et en signe de solidarité avec
tous les citoyens arabes d’Israël pour
qui la loi sur l’État-nation était un
coup bas.
Quelle atmosphère
de camaraderie aurait pu s’ensuivre ;
quel fruit précieux récolté pour toute
la société aurait pu donner une
démonstration de solidarité dans ce
sens. Toutefois, cela exigerait une dose
de courage et une boussole morale claire
– deux choses qui manquent parmi les
entreprises leaders du pays comme dans
la société israélienne dans son
ensemble.
Endoctrinés et
haineux
Personne ne
s’attend plus à ce qu’Israël organise
des manifestations de masse contre
l’occupation, le siège ou les colonies
dans les territoires : presque tout le
monde en Israël est trop endoctriné,
haineux et anxieux pour le faire.
Peut-être
pensaient-ils que s’ils se joignaient à
cette lutte relativement
plus marginale,
leur conscience les troublerait moins à
l’avenir.
Ou peut-être qu’ils espéraient
nettoyer la tache de leurs crimes
vraiment importants. Mais c’est une
illusion, bien sûr
Cependant, la loi
sur l’État-nation, adoptée quelques
heures après la loi sur la GPA, est de
loin la plus cruciale, fatidique,
outrageante et discriminatoire, celle
qui exclue le plus. Elle ne prévoit pas
de fardeau sur le droit de devenir
parents. Elle légifère un fardeau sur
l’appartenance à votre propre pays.
C’est, pour certains Israéliens, un
repère qui marque leur fin de
l’appartenance ici. Il signale à tous
les Israéliens qu’à partir de
maintenant, ils vivent dans un État
d’apartheid – non seulement en pratique,
mais aussi d’un point de vue
législatif.
La direction de
cette tendance est également différente.
La communauté LGBT est sur la voie du
succès. Une autre manifestation, une
autre élection et la gestation pour
autrui – ce problématique chemin vers la
parentalité parfois considéré avec plus
de révulsion que la prostitution – sera
également approuvée pour les hommes.
À LIRE ► Vous ne nous empêcherez pas de
dénoncer le pinkwashing d’Israël
La législation
contre les Arabes nous pousse exactement
dans la direction opposée. La loi sur
l’État-nation est seulement un
avant-goût de ce qui va arriver. Il y a
une pente glissante évidente droit
devant, et rien pour arrêter la chute.
Une contestation de masse aurait pu
signaler un changement et stopper
l’avalanche.
La loi sur
l’État-nation intéressait toutefois
relativement peu d’Israéliens, et en a
fait descendre encore moins dans les
rues, bien qu’elle ait dû toucher la
conscience de tout Israélien – juif ou
arabe – qui se soucie du genre de pays
où il vit, du genre de régime sous
lequel il vit.
La loi sur
l’État-nation a tracé la voie qu’Israël
emprunte, définissant par des mots, en
droit, ce qu’on savait déjà : Israël est
un État d’apartheid, pas seulement dans
les territoires occupés, mais dans tout
le pays entre le Jourdain et la
Méditerranée.
Contestation
d’évasion
Ce fait n’a pas
indigné la plupart des Israéliens, ni
ses chefs d’entreprise ni ses citoyens.
Au fond de leur cœur, peut-être, ils
savent à quoi tend leur pays, mais n’ont
pas le courage de résister au troupeau
galopant qui soutient ce gouvernement
d’extrême droite.
C’est peut-être
pour cette raison que ces entreprises
ont si bruyamment soutenu le droit des
gays à la gestation pour autrui.
Peut-être pensaient-ils que s’ils se
joignaient à cette lutte relativement
plus marginale, leur conscience les
troublerait moins à l’avenir. Ou
peut-être qu’ils espéraient nettoyer la
tache de leurs crimes vraiment
importants. Mais c’est une illusion,
bien sûr.
L’incroyable fuite,
le déni et la répression d’Israël sont
visibles partout : dans l’apathie à
propos de l’occupation, dans
l’ignorance, dans les mensonges que les
gens se racontent, et dans
l’indifférence face à ce qui se passe
L’incroyable fuite,
le déni et la répression d’Israël sont
visibles partout :
dans l’apathie à
propos de l’occupation, dans
l’ignorance,
dans les mensonges que les
gens se racontent, et dans
l’indifférence face
à ce qui se passe –
et désormais dans les mouvements
contestataires.
C’est un phénomène
nouveau et fascinant : la contestation
pour fuir la réalité. C’est ce qui s’est
passé cette semaine en Israël. Imaginez
ce que nous aurions pensé si les blancs
en Afrique du Sud, à l’époque de
l’apartheid, étaient descendus dans la
rue pour défendre le droit des hommes à
devenir parents grâce à la gestation
pour autrui, tandis que la population
noire continuait à vivre sous un régime
malfaisant. C’est exactement ce qui
s’est passé en Israël cette semaine.
Le vrai opprimé
peut attendre. Israël participe à la
marche des fiertés.
- Gideon Levy
est un chroniqueur et membre du comité
de rédaction du journal Haaretz.
Il a rejoint Haaretz en 1982 et a
passé quatre ans comme vice-rédacteur en
chef du journal. Lauréat du prix Olof
Palme pour les droits de l’homme en
2015, il a obtenu le prix Euro-Med
Journalist en 2008, le prix Leipzig
Freedom en 2001, le prix Israeli
Journalists’ Union en 1997 et le prix de
l’Association of Human Rights in Israel
en 1996. Son nouveau livre, The
Punishment of Gaza, a été publié par
Verso en 2010.
Les opinions
exprimées dans cet article n’engagent
que leur auteur et ne reflètent pas
nécessairement la politique éditoriale
de Middle East Eye.
Photo : des
pro-LGBT participent à une manifestation
à Tel Aviv, le 22 juillet 2018 (AFP).
Traduit de
l’anglais (original).
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