Ha'aretz
« Envoyez-les à Gaza, la colonie
pénitentiaire d’Israël »
Gideon Levy
Gideon
Levy
Mercredi 16 mars 2016
En expulsant les Palestiniens à
Gaza, Israël admettrait officiellement,
pour la première fois, que la bande
assiégée est une prison, la plus grande
au monde.
À une heure de route de Tel Aviv : un
ghetto. Peut-être le plus grand ghetto
au monde, avec une population d’environ
deux millions de personnes. Selon les
derniers chiffres de Gisha, centre
juridique pour la liberté de circulation
(une ONG israélienne), le chômage à Gaza
atteint 43 % ; 70 % des habitants de
Gaza ont besoin d’aide humanitaire ;
57 % vivent dans l’ombre de l’insécurité
alimentaire.
Et puis il y a le rapport inquiétant
de l’ONU datant d’août 2015 et intitulé
« Gaza en 2020 : un lieu vivable ? ».
D’ici là, les dommages causés aux
infrastructures hydrauliques seront
irréversibles et, déjà aujourd’hui,
l’eau est imbuvable.
PNB par habitant : 1 161 euros,
inférieur à celui d’il y a 25 ans, et
peut-être le seul PNB au monde qui ne
cesse de baisser. Il faudra
1 000 médecins et 2 000 infirmiers
supplémentaires dans le système de santé
qui est assiégé et qui s’effondre : d’où
viendront-ils ?
De la faculté de santé al-Nuseirat ?
Des élèves qui partent à l’étranger pour
étudier à Harvard ? L’Égypte a resserré
les restrictions de sortie et d’entrée à
Rafah ; le monde ignore ses obligations
envers Gaza, et Israël exploite les deux
– l’intransigeance de l’Égypte et
l’indifférence du monde – afin de
poursuivre son siège de Gaza, en tandem
avec le siège égyptien de Gaza dont
Israël retire un encouragement et une
légitimité.
Trois heures d’électricité par jour.
Parfois six. Sous la pluie et dans le
froid, ou sous la chaleur : hiver comme
été. Ensuite, douze heures ou plus sans
électricité, jusqu’au trois (ou six)
prochaines heures. Tous les jours. Près
de deux millions de personnes. Dont un
million de réfugiés ou d’enfants de
réfugiés, en conséquence directe ou
indirecte des actions d’Israël.
Près d’un million d’enfants. Peu de
gens peuvent imaginer cela. Peu
d’Israéliens en ressentent une
quelconque culpabilité. Peu d’Israéliens
semblent s’en soucier le moins du monde.
Le Hamas, vous savez
Le Premier ministre israélien
Benjamin Netanyahou a aujourd’hui une
idée originale : dans cet endroit
maudit, il veut bannir les familles des
auteurs d’attaques au couteau ou à la
voiture-bélier des derniers mois.
Désormais, toute fille ou tout garçon
avec un couteau ou une paire de ciseaux
ne sera plus seulement exécuté sur
place, comme cela est arrivé
dernièrement, que cela ait été
nécessaire ou non ; à partir de
maintenant, leurs familles seront punies
elles-aussi. Elles payeront.
Netanyahou a déjà consulté son
nouveau procureur général, Avichai
Mandelblit, pour un avis officiel : si
ce dernier le permet, c’est très bien du
point de vue de Netanyahou. S’il refuse,
Netanyahou peut toujours accuser encore
une fois le système judiciaire israélien
de l’empêcher de défendre les citoyens
de la nation contre le terrorisme. Il
gagne sur toute la ligne.
L’opinion publique israélienne
soutient largement les idées folles de
Netanyahou : la plupart des Israéliens
soutiennent toutes les sanctions
draconiennes qu’il invente contre les
« terroristes » et leurs
familles. La sanction collective est
contraire au droit international ?
Israël obtient un passe-droit. Israël
n’accorde aucune considération au droit
international, un instrument important
et juste, mais, pour Israël, hors de
propos.
En principe, une question revêt
beaucoup plus d’importance que la
démagogie de Netanyahou, alors qu’il a
tenté par tous les moyens et à tout prix
ces derniers mois de satisfaire
l’extrême droite dans un climat
d’intense ultranationalisme. Netanyahou
sait que les services de sécurité
d’Israël n’ont aucun moyen de contrer
les attaques perpétrées par des loups
solitaires dans cette dernière
manifestation de la rébellion contre
l’occupation.
Tsahal et le Shin Bet lui disent
qu’en matière d’assaillants isolés, qui
sont pour la plupart très jeunes,
qu’aucune infrastructure logistique ou
militaire ne soutient, et en l’absence
d’implication d’un quelconque mouvement
politique ou d’une quelconque
organisation dans leurs attaques
principalement spontanées et non
planifiées, la grande et forte armée
d’Israël n’a aucun moyen de réagir.
Aucun moyen de renseignement pour
prévenir ou contrecarrer ces attaques.
Et les armes technologiques
sophistiquées d’Israël n’aideront pas,
ni son armée d’informateurs
palestiniens, ni l’avion furtif
américain ou les sous-marins allemands.
Aucune armée au monde n’a quoi que ce
soit pour contrer l’adolescente avec des
ciseaux et l’adolescent avec un couteau
de cuisine qui se lèvent un matin et
décident d’aller commettre une attaque.
Il n’y a pas de solution militaire à
près de 50 ans de désespoir. Mais
Netanyahou doit toujours montrer qu’il
« fait quelque chose », ce que
veut le public israélien, et qu’il ne
reste pas assis là à se lamenter des
attaques quotidiennes ou
quasi-quotidiennes, lesquelles ne
montrent aucun signe quelconque de
déclin ou de fin, alors même que la
plupart d’entre elles aboutissent à la
mort de leurs auteurs et à des pertes
relativement faibles du côté israélien.
Donc, une fois de plus, dégainons
cette riposte éculée consistant à raser
les maisons des familles des auteurs
d’attaques. Selon B’Tselem, Israël a
déjà démoli ou scellé 31 de ces maisons
depuis le début du mois d’octobre 2015.
Parmi celles-ci, 14 étaient en fait les
maisons des voisins, détruites en même
temps que celles des familles des
auteurs des attaques, mais encore une
fois, tout le monde en Israël s’en
moque.
Avec l’imprimatur du système
judiciaire israélien, il existe une
sanction collective pour tout. Certains,
mais pas tous, experts en sécurité
affirment que cela a un effet dissuasif
sur les « terroristes », mais
tout au long des Intifadas, cette
assertion n’a jamais été prouvée. Au
contraire, quiconque connaît
l’atmosphère palestinienne sait que les
démolitions de maisons ont en fait
motivé un nombre croissant de jeunes à
commettre des attaques, comme vengeance.
Lorsque quelqu’un est prêt à payer de sa
vie, quand son désespoir est si profond,
penser à la démolition de la maison de
sa famille ne le dissuadera pas.
Pendant ce temps, la rage intensifie
seulement parmi les ruines des maisons
détruites. Il y a quelques jours, je me
suis rendu dans deux maisons détruites,
appartenant aux familles des assaillants
dans le village de Dura, au sud
d’Hébron. Dix-neuf personnes sont
devenues sans abri après la démolition
des maisons des familles Harub et
Masalma.
Flânant dans les ruines, Haqqi Harub
(3 ans), frère cadet de Mohammed Harub,
un Palestinien de 22 ans qui a tué deux
Israéliens dans une fusillade à la
jonction de Gush Etzion en Cisjordanie
et a été arrêté par les forces
israéliennes. « Je veux tuer un
soldat juif », m’a dit l’enfant.
Lorsque je lui ai demandé pourquoi, il
m’a répondu : « Parce qu’ils ont
détruit ma maison. » Haqqi, dont le
nom en arabe signifie « C’est mon
droit », n’oubliera jamais les
ruines de sa maison. Il va grandir sur
ce souvenir.
Aujourd’hui, Netanyahou veut être
plus sévère avec les familles et les
expulser à Gaza. Netanyahou ne sera pas
le premier Premier ministre israélien à
prendre cette mesure. Au cours de la
première et deuxième Intifada, Israël a
expulsé des activistes palestiniens en
Jordanie, au Liban, à Gaza et dans
d’autres pays. La plus grande expulsion
s’est en fait déroulée sous le
gouvernement de Yitzhak Rabin.
Le 17 décembre 1992, après
l’enlèvement et l’assassinat d’un
policier aux frontières israélien, Rabin
a ordonné l’expulsion de pas moins de
415 militants du Hamas et du Jihad
islamique au Liban. Le système
judiciaire israélien n’a pas soutenu
unanimement cette mesure extrême qu’il a
jugée illégale, mais après un appel des
expulsés, la Cour suprême l’a autorisée
et les 415 militants ont été expulsés
vers le Liban. Là, à Marj al-Zouhour,
(*) sur une montagne libanaise glacée et
sous des températures inférieures à
zéro, ont évolué les responsables du
Hamas qui dirigent l’organisation à ce
jour. Ainsi, non seulement problématique
d’un point de vue juridique, l’expulsion
n’a par ailleurs jamais fait ses preuves
du point de vue des intérêts d’Israël.
Il est très peu probable que cette
mesure ait ne serait-ce qu’affaibli le
terrorisme.
Cependant, Netanyahou veut franchir
un pas de plus ou, disons plutôt, faire
un autre pas en arrière. Nous ne parlons
pas ici de terroristes, mais de leurs
familles, qui ne sont pas elles-mêmes
soupçonnées d’actes répréhensibles. Si
le système judiciaire d’Israël permet
que cela se produise – et ce dernier
passe généralement tous les caprices des
services de sécurité –, les familles (y
compris les parents âgés, les femmes et
les enfants) de ceux qui s’en sont pris
aux Israéliens seront déracinées et
expulsées vers Gaza.
En vertu de toute norme judiciaire
juste, bien sûr, ce mini-transfert ne
pourrait pas résister à un examen. Il
viole toute notion de justice naturelle.
Il déracinerait des gens innocents de
leurs maisons, de leurs communautés, de
leurs moyens de subsistance et de leurs
racines et transformerait certains
d’entre eux en réfugiés pour la deuxième
ou la troisième fois dans l’histoire de
leur famille.
En outre, cette expulsion n’apportera
rien au combat contre le « terrorisme ».
Comme d’autres mesures similaires,
celle-ci est principalement destinée aux
Israéliens : montrer au public israélien
qui a soif de vengeance que son
gouvernement punit, par la vengeance.
Cette mesure n’a pas d’autre but. Elle
pourrait facilement se transformer en
option qu’Israël invoquera de manière
réitérée, sans retenue.
Soit dit en passant, il y a autre
chose dans tout cela qui mérite notre
attention : Israël admettrait ainsi
officiellement, pour la première fois,
que Gaza est une prison, la plus grande
au monde, bien sûr. Envoyer les familles
des auteurs d’attaques à Gaza est
présenté comme une punition et le choix
de Gaza comme une colonie pénitentiaire
d’Israël, sa propre île du Diable,
constitue aussi l’aveu que Gaza est
considérée comme un camp de prisonniers,
une immense cage en plein air. Israël,
tout en affirmant que l’occupation de
Gaza est terminée, prouve que cette
prison reste une prison, tandis que ses
gardes ont simplement préféré aller à
l’extérieur et monter la garde de là.
Haqqi Harub erre maintenant en état
de choc parmi les ruines de sa maison à
Dura dans les collines du sud d’Hébron.
Quand je suis allé là-bas, parmi les
débris, son père lui a donné un shekel
pour acheter des bonbons, comme pour
aider l’enfant à oublier sa colère et sa
frustration devant l’Israélien
nouvellement arrivé.
Si cela ne tenait qu’à Benjamin
Netanyahou, Israël ne se contenterait
pas de la démolition de la maison
familiale du petit Haqqi : il
l’enverrait à Gaza, quel que soit le
sort qui l’attendrait là-bas, totalement
assiégé, sans électricité et sans eau
potable, dans un lieu qui, d’ici quatre
ans, sera inhabitable. Le nom
« Gaza » est lié, en hébreu, au nom
« Azazel » – dans la tradition
biblique, l’endroit où un bouc émissaire
a été précipité au bas de la montagne
vers sa mort.
Publié le 16 mars 2016 sur
Middle East Eye – édition française
Traduction de l’anglais (original)
par VECTranslation.
(*) Christophe Oberlin a écrit
à ce sujet le livre
« La Vallée des Fleurs »
Le sommaire de Gideon Levy
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