Plate-forme
Charleroi-Palestine
Pour comprendre ce que veut dire «
neutraliser », regardez ce Palestinien
brisé
Gideon Levy

Dimanche 15 novembre 2015
Un jeune Palestinien
participe à une manifestation houleuse,
des Israéliens masqués le plaquent au
sol et lui tirent dessus à bout portant.
Résultat : Mohammed Ziada, 19 ans, est
partiellement paralysé et immobilisé sur
une chaise roulante.
Si vous désirez voir de là – je veux
dire : pas depuis Israël – à quoi les
choses ressemblent, entrez dans la
cafeteria de l’hôpital de revalidation
de Beit Jala, à 15 minutes de Jérusalem.
Gérée par une organisation caritative,
cet équivalent palestinien de Beit
Loewenstein en Israël est considéré
comme le meilleur centre de revalidation
de Cisjordanie. Parmi ses patients, on
trouve certaines des victimes des
événements de ces dernières semaines.
Ces personnes ont été
« neutralisées » par les forces de
sécurité israéliennes, mais elles ont eu
de la chance : Elles n’ont été ni tuées
ni arrêtées (ou elles ont été arrêtées,
puis relâchées) ; elles n’ont été
« que » grièvement blessées et
mutilées, provisoirement ou pour le
reste de leur vie.
La cafeteria reflète probablement
l’atmosphère dans les territoires mieux
que tout sondage d’opinion. C’est une
salle spacieuse avec trois grands écrans
de TV fixés aux murs, tous montrant ces
images de violence que les Israéliens ne
voient pas et ne veulent pas voir non
plus, mais que les Palestiniens
regardent sans arrêt. Les écrans
montrent un univers parallèle, fait de
manifestations houleuses et de
répression brutale, fait de funérailles
et d’ambiances de deuil, le tout en
direct et sans interruption. Des
colonnes de fumée, des gaz lacrymogènes,
des détonations, des gens blessés et
tués – avec la courtoisie de
Palestine Today, une chaîne de
télévision qui émet depuis les lieux
mêmes.
Seule une infime partie des
événements retransmis ici en format
inédit parvient aux chaînes israéliennes
qui ne s’occupent presque exclusivement
que des agressions au couteau et à la
voiture folle. En effet, la réalité
parallèle qui pénètre dans cette
cafeteria est inconnue en Israël, qui ne
s’intéresse qu’à ses propres victimes.
Ici, toutefois, elle éclate sur les
écrans géants ou elle est incarnée par
les chaises roulantes, les civières et
les lits qu’à l’occasion on a amenés,
occupés par des jeunes gens qui ne
marcheront plus jamais ou peut-être ne
parleront plus jamais. Ici aussi, les
familles des patients passent leurs
journées à fixer les scènes de violence
sur les écrans dans le même temps que
leurs êtres chers luttent pour recouvrer
leurs capacités physiques. Et c’est ici
que leur conscience se forge, aussi : Il
est malaisé de rester indifférent, après
une visite en ce lieu.
Mohammed Ziada est sur le point
d’être amené dans la cafeteria ; nous
l’attendons pendant qu’il subit une
séance de physiothérapie. Avec nous, il
y a son père, Othman, qui reste ici jour
et nuit. Depuis tout un mois, Mohammed
n’est plus que la moitié d’un être
humain ou plutôt, devrions-nous dire, un
être humain entier dont seule la moitié
de la tête fonctionne encore.
L’an dernier, il a essayé de
s’inscrire à l’Université de Bir Zeit,
mais son niveau était insuffisant. Son
père a décidé d’installer pour lui un
magasin d’électricité dans le village,
afin de lui permettre de gagner sa vie.
Mais Ziada a continué à envisager
l’université ; il voulait étudier le
droit. Othman en parle alors que la
télévision montre une nouvelle
manifestation tumultueuse à Hébron, avec
une épaisse fumée noire qui monte dans
le ciel et des soldats qui tentent de
s’assurer par la force le contrôle de la
situation.
C’est une manifestation du même genre
qui a scellé le sort de Ziada. En ce
jour sombre du 7 octobre, Mohammed était
allé acheter de la marchandise afin de
garnir les rayons de son magasin qui
était toujours ouvert, explique son
père. C’est alors qu’il a été pris dans
la manifestation houleuse organisée
entre autres par les étudiants de Bir
Zeit, en face de la colonie de Beit El
et à proximité du check-point DCO.
Peut-être était-ce un hasard, peut-être
était-il allé manifester avec ses amis.
C’était une grosse manifestation, lors
d’une journée particulièrement violente
en Cisjordanie. Le ministère palestinien
de la Santé publique a déclaré par la
suite que 100 Palestiniens avaient été
blessés, au cours des événements, dont
10 par balles réelles.
Maintenant, Othman pousse son fils et
sa chaise roulante à l’intérieur de la
cafeteria. C’est un jeune homme brisé :
Sa main droite pend mollement,
paralysée ; une grosse cicatrice,
presque recouverte maintenant par des
cheveux bouclés, traverse le sommet de
son crâne depuis le front jusqu’à
l’arrière et, sur le côté droit de la
tête, on voit les traces de deux trous –
une blessure lorsque la balle est
entrée, une autre lorsqu’elle est sortie
– qui se sont cicatrisés. Son discours
est mal articulé et passablement lent,
sa bouche retombe, légèrement tordue et,
par moments, la mémoire lui fait défaut.
Son père dit qu’il n’est pas capable de
reconnaître tous ses visiteurs.
Aussitôt que l’on aperçoit ce jeune
homme mutilé, les pleines implications
du terme horrible qu’est
« neutraliser » – souvent utilisé
par les médias israéliens pour décrire
les résultats des actions entreprises
par les forces de sécurité contre les
Palestiniens lors des agressions ou des
manifestations – deviennent
effroyablement évidentes. Pourtant, même
dans ce cas, sa situation est
relativement bonne : Pour lui, les
choses auraient pu se terminer
autrement, et de façon bien pire encore.
Mohammed explique qu’après avoir
acheté des articles pour son magasin, il
était occupé à retourner vers Bir Zeit,
afin de tenter de s’inscrire à un cours
préparatoire pré-universitaire, quand il
avait croisé la manifestation. Il dit
que là, il avait été coincé, mais nous
pouvons être excusés si nous en doutons
et si nous estimons plutôt qu’il avait
rejoint intentionnellement les
protestataires.
Brusquement, poursuit le jeune homme,
quatre individus masqués sont sortis de
la foule pour se précipiter sur lui. Ils
ressemblaient à tous les autres
manifestants, jetaient des pierres comme
eux et parlaient arabe entre eux. Ils
ont commencé à le frapper, tentant
apparemment de le maîtriser et,
finalement, l’ont plaqué au sol. Il
était sonné, dit-il, mais avait
néanmoins tenté de résister. Ils l’ont
frappé à la tête avec le canon d’une
arme de poing afin de le neutraliser. Et
c’est à ce moment, ajoute-t-il, alors
qu’il était au sol, qu’ils lui ont tiré
une balle dans la tempe gauche – la
balle est entrée par le front et est
ressortie à l’arrière de la tête –
manifestement pour finir le travail de
neutralisation. Les images sur son
téléphone cellulaire le montrent en
train d’être traîné comme un sac par
trois soldats (« Est-ce ainsi qu’on
transporte quelqu’un qui est blessé »,
demande son père) et, l’instant d’après,
il est couché sur la route jonchée de
pierres, tout près d’une jeep de l’armée
israélienne. Un autre jeune homme a
également été emmené, Ahmed Hamad, du
village de Silwad et, comme Ziada, il
était blessé et a été arrêté – à ce
jour, il est toujours en détention.
Après avoir été emmené en jeep dans
une base de l’armée, non loin de là,
Ziada a été transporté en ambulance au
Centre médical de Hadassah, Ein Karem.
Il était inconscient à l’arrivée, a été
opéré et, au cours des cinq premiers
jours, il a été en état d’arrestation,
pieds et poings liés à son lit. Ses
parents, qui sont parvenus à se rendre à
l’hôpital le lendemain, n’ont pas pu le
voir. Il affirme qu’il a été interrogé
dans sa chambre et que les hommes qui
l’ont interrogé l’ont frappé lorsqu’il a
dit qu’il ne se souvenait de rien.
Après cinq jours, l’avocat de Ziada
est arrivé à l’hôpital avec un ordre
israélien afin de le libérer, sans
condition et sans caution, et ses gardes
sont partis. Il a quitté Hadassah le
lendemain et a été transféré au centre
de revalidation de Beit Jala, à l’entrée
duquel il y a une sculpture flanquée
d’un figuier de Barbarie et d’une plaque
disant, en anglais : « Chaque
patient est avant tout un être humain. »
L’unité des porte-parole des FDI (1)
a adressé cette déclaration à
Haaretz, cette semaine :
« Alors qu’elle était confrontée à des
troubles publics massifs, l’armée a
fourni des soins médicaux à un individu
blessé, présent sur les lieux de la
manifestation, et l’a évacué vers un
hôpital. L’individu, Mohammed Ziada, est
arrivé au Centre médical de Hadassah le
7 octobre et, deux jours plus tard, la
police militaire a commencé à la
surveiller. Les FDI enquêtent sur
l’incident et, à la fin de cette
enquête, analyseront les éléments
découverts. »
Ziada est dans la chambre 305, au
troisième étage, auquel les gens en
chaise roulante, sur civière et dans un
lit ont accès via une rampe tournante.
Les murs qui mènent en haut sont peints
en vert foncé et sont ornés de photos
représentant une mer démontée et des
voiliers. Il y a quatre autres patients,
dans la chambre de Ziada, et tous sont
paralysés à un degré ou l’autre. Othman
dégage son fils de la chaise roulante et
le place sur le lit, lui ôte ses
chaussures et l’aide à se coucher.
Lorsque le processus de revalidation
sera terminé, dans bien des mois, il
retournera à son magasin et essaiera de
nouveau de s’inscrire à l’université,
explique le jeune homme. Il se sert
alors de sa main gauche pour serrer des
mains, car sa main droite est paralysée,
et il nous gratifie d’un douloureux
sourire.

Publié sur
Haaretz le 13 novembre 2015
Traduction : Jean-Marie Flémal
Gideon
Levy est un chroniqueur et
membre du comité de rédaction du
journal Haaretz .
Il a rejoint Haaretz en
1982 et a passé quatre ans comme
vice-rédacteur en chef du journal.
Il a obtenu le prix Euro-Med
Journalist en 2008, le prix Leipzig
Freedom en 2001, le prix Israeli
Journalists’ Union en 1997, et le
prix de l’Association of Human
Rights in Israel en 1996. Son
nouveau livre, The Punishment
of Gaza , vient d’être publié par
Verso. Traduit en français :
Gaza, articles pour Haaretz,
2006-2009,
La Fabrique, 2009
Le sommaire de Gideon Levy
Les dernières mises à jour

|