BDS
Pénalisation de
l’appel au boycott :
une dangereuse exception française
Ghislain Poissonnier
Jeudi 31 mars 2016
L’Association des Universitaires pour
le Respect du Droit International en
Palestine (AURDIP), avec bien d’autres
associations, a
pris position contre la pénalisation de
l’appel au boycott des produits
israéliens, initiée par les
circulaires Alliot-Marie et Mercier et
« validée » par la chambre criminelle de
la Cour de cassation dans ses
deux arrêts du 20 octobre 2015.
Cette pénalisation signifie concrètement
que toute personne qui appelle
publiquement à ne pas acheter de
produits israéliens en guise de
protestation contre la politique de
l’État d’Israël commet une infraction et
encourt une sanction pénale - prison et
/ ou amende. Celui qui appelle ses
concitoyens à mettre leurs choix de
consommation en accord avec des
convictions éthiques n’est plus un
militant engagé. Il devient un
délinquant, avec tout le poids de
l’infamie attachée à une condamnation
pénale.
L’enjeu dépasse largement le conflit
israélo-palestinien et le mouvement
Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS).
Il en va de la qualité de notre vie
démocratique. Cette pénalisation,
demandée par certaines associations
pro-israéliennes et
soutenue par le gouvernement, marque
une rupture profonde avec une ancienne
tradition militante d’action pacifique
(I) qui ouvre la voie à une remise en
cause de plusieurs libertés
fondamentales (II).
Rupture profonde avec une ancienne
tradition d’action militante pacifique
tout d’abord.
Nées au 19ème siècle dans les pays
anglo-saxons, les campagnes citoyennes
de boycott des produits - c’est-à-dire
le refus coordonné d’acheter des
produits en signe de mécontentement
contre la politique d’un gouvernement,
d’une collectivité locale ou d’une
entreprise - sont devenues fréquentes au
20ème siècle et au 21ème siècle.
Les exemples sont légion. Rappelons-nous
simplement des grandes mobilisations
citoyennes ayant emprunté la voie de
l’appel au boycott contre les produits
d’un État, que ce soit contre les
produits britanniques dans les années 20
et 30 à la demande de Gandhi afin
d’obtenir l’indépendance de l’Inde,
contre les produits espagnols sous le
régime de Franco ou les produits
argentins du temps de la dictature
militaire, contre les produits
sud-africains dans les années 70 et 80
par les militants anti-apartheid
d’Europe ou des États-Unis, contre les
produits birmans ou les entreprises
étrangères implantées en Birmanie aux
pires moments de la junte, contre les
produits russes en raison de la guerre
en Tchétchénie dans les années 90 ou les
produits chinois en raison du sort subi
par les Tibétains ou de l’existence des
camps de travail forcé. L’incitation
publique à ne pas consommer tels ou tels
types de produits constitue un moyen de
structurer dans une dimension collective
les actes individuels de boycott
citoyen. Une telle incitation vise à
informer l’opinion publique et les
consommateurs et à tenter de faire
« fléchir » l’entreprise ou l’État
concerné, de le faire changer de
comportement ou de politique. Dans une
société démocratique, ce type d’action
pacifique fait partie des outils dont
les associations respectueuses des lois
disposent librement pour créer un effet
de mobilisation et exercer une pression.
Dans les États dits démocratiques, aucun
des mouvements recourant à l’appel au
boycott des produits en vue du respect
des droits de l’homme, du droit
international ou de la libre
autodétermination des peuples, n’a été
poursuivi pénalement.
Rappelons également que les produits
français ont fait l’objet de campagnes
citoyennes de boycott en Chine en
2008-2009 en raison de la position
française vis-vis du Tibet et du
« mauvais traitement » réservé à la
flamme olympique à Paris, aux États-Unis
dans les années 2003-2006 en raison du
refus de participer à la guerre en Irak
ou en Australie et en Nouvelle-Zélande
dans les années 1995-1996 lors de la
reprise des essais nucléaires dans le
Pacifique. Il n’a jamais été envisagé
d’engager des poursuites pénales contre
les personnes en France ou à l’étranger
soutenant ces campagnes ou de demander
aux gouvernements chinois, américain,
australien ou néo-zélandais de pénaliser
ces appels. Même en Israël,
l’interdiction de l’appel au boycott des
produits des colonies ou des produits
israéliens résulte d’une loi civile
adoptée en 2011 : ainsi, la seule
sanction prévue consiste au paiement de
dommages et intérêts. Voilà donc la loi
française - ou plutôt l’interprétation
critiquable qu’en fait la Cour de
cassation - plus sévère et infamante que
la loi israélienne et en décalage
complet avec les législations des États
du « monde libre ».
Outre le fait qu’elle rompt avec une
vieille tradition d’action militante
pacifique, la pénalisation actuelle
ouvre la voie à une remise en cause de
plusieurs libertés fondamentales.
Des sérieuses conséquences en chaîne
risquent de modifier en profondeur la
vie associative, l’action militante et
en fin de compte l’essence même de notre
démocratie.
La pénalisation affectera la liberté
d’opinion et la liberté d’expression
dans leur ensemble. Les discours tout
comme les écrits appelant à ne pas
acheter des produits issus d’un État
dont la politique est critiquée risquent
d’être interdits. On viendra, par la
suite, nous expliquer qu’il est
également interdit d’appeler au boycott
des produits des colonies israéliennes ;
puis nous dire que l’interdiction
concerne les appels au boycott
universitaire, artistique, sportif ou
syndical des institutions israéliennes ;
on finira par nous expliquer qu’il est
même interdit d’utiliser l’expression de
boycott. Le « consom-acteur » refusant
des produits tirés des violations des
droits humains et voulant partager ses
choix de consommation devra se censurer.
La pénalisation affectera également
la liberté d’association. Les
associations ayant pour objet la
promotion de mesures de boycott ou de
sanctions contre un État pourraient être
marginalisées ou même dissoutes.
Elle affectera aussi la liberté de
réunion. Toutes les personnes publiques
(collectivités locales, universités,
écoles) pourraient être conduites à
refuser de prêter leurs salles à des
associations appelant au boycott.
Elle affectera enfin la liberté de
manifester, les préfets pouvant décider
de ne plus autoriser les manifestations
au cours desquelles un appel au boycott
serait prononcé.
Il ne s’agit hélas pas d’un scénario de
science-fiction mais bien d’une réalité
en train de se mettre en place :
la police s’est sentie autorisée ce
mois-ci à procéder à l’arrestation d’une
militante BDS au simple motif qu’elle
portait un t-shirt « Boycott Israël
apartheid et « Justice en Palestine » ;
des municipalités envisagent d’ores et
déjà l’adoption de motions promettant de
ne plus prêter de salle à des
associations soutenant BDS ; la
préfecture de Police de Paris subordonne
désormais l’autorisation d’une
manifestation à l’interdiction par les
organisateurs de tout slogan appelant au
boycott des produits israéliens.
Étape par étape, le champ militant se
réduit, les discours sont « muselés » et
les libertés publiques, essentielles à
la vitalité de la vie associative et
militante, sont entamées.
A l’avenir, il sera toujours possible
de parler des grandes questions
internationales de notre monde mais
interdit aux militants associatifs
d’appeler à quelque forme d’action
pacifique que ce soit contre la
politique d’un État.
Nul doute que ces mesures
anti-démocratiques seront par la suite
appliquées - au-delà du cercle des
militants du droit international en
Palestine et en Israël - à tous ceux qui
militent en France au sein de mouvements
réclamant que les gouvernements
étrangers respectent mieux les droits
politiques, civils, économiques, sociaux
et environnementaux de leur population.
Nombre de régimes étrangers qui
violent ces droits se réjouissent d’ores
et déjà de cette « exception française »
qui se met en place.
Il appartient à l’AURDIP d’expliquer
toujours et encore en quoi cette
pénalisation est dangereuse, de tenter
de convaincre, bien au-delà de la
campagne BDS, sur les risques qu’encourt
désormais le monde associatif et notre
modèle démocratique. L’AURDIP invite à
une mobilisation la plus large possible
en vue d’obtenir l’abrogation définitive
des circulaires Alliot-Marie et Mercier
et de soutenir le recours exercé devant
la Cour européenne des droits de l’homme
de Strasbourg contre les deux arrêts de
la Cour de cassation.
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