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Petite Réflexion Juive Séfarade sur
les
Rapports du Judaïsme et de l’Islam
Gabriel Hagaï
Le Rabbin
Gabriel Hagaï
Jeudi 20 janvier 2020
Pour commencer sur
ce sujet, j’aimerais partager ici une
petite anecdote personnelle : vers l’âge
de 12 ans et demi, en préparation à ma
bar-miṣwa (fête de la majorité
religieuse à 13 ans), mes parents m’ont
fait prendre des cours chez ribbî
Makhlûf Ad-Dahân. C’était un vieux
rabbin d’origine marocaine, d’une grande
piété, d’une profonde humilité et d’une
véritable érudition. Un jour, en passant
Rue de Tanger (à Paris, dans le 19ème)
devant la mosquée, en entendant le adhân
(l’appel à la prière) – « Allâhu akbar !
» – ribbî Makhlûf a dit « bârûkh Hû wu-vârûkh
shemô (littéralement “bénit soit-Il et
bénit soit Son nom”) ». Or, c’est une
phrase d’eulogie que l’on prononce à la
synagogue quand on entend le nom de
Dieu, et donc exclusivement dans un
contexte liturgique juif, et en hébreu.
Étonné, je lui demandais « Ribbî,
pourquoi as-tu dit ça ? » « Et pourquoi
pas ? » répondit-il par une autre
question à la manière des rabbins, « Les
musulmans ne croient-ils pas au même
Dieu que nous ? ». Cet épisode m’a
marqué pour la vie : on pouvait donc
adorer le même Dieu tout en étant d’une
religion différente, et on devait même
témoigner du respect envers cette autre
religion ! C’était ma première ouverture
à l’interreligieux.
Ribbî Makhlûf Ad-Dahân
m’avait étonné par le respect qu’il
portait envers l’islam. Bien que Juif
très pieux, il était capable de citer
par cœur des passages entiers du Coran
en arabe. Il avait fait partie du cercle
des qabbalistes d’Erfoud (Maroc), auquel
ont appartenu de célèbres rabbins, dont
le fameux ribbî Yisrâ’él Abîḥṣéra
(1889-1984) – dit Baba Salé – sur la
tombe duquel se rassemblent plus d’un
demi-million de personnes lors de
l’anniversaire de sa disparition (hillûlâ)
chaque année à Netivot (Israël). Tout
ça, je ne l’ai su que bien plus tard et
j’ai eu l’impression d’avoir « raté le
coche » avec ribbî Makhlûf – si
seulement j’avais eu dix ans de plus !
Mais je n’étais alors qu’un jeune
adolescent, et donc attiré par d’autres
sujets plus terrestres.
Je voudrais
continuer en évoquant rapidement les
rapports historiques entre l’islam et le
judaïsme. Toute religion, à un moment ou
à un autre de son histoire, s’est posée
la question de la légitimité par rapport
à elle-même de celles qui l’ont
précédée, ainsi que de celles qui
apparaissent après elle. Les
reconnaît-elle, les accepte-t-elle, les
renie-t-elle, les supplante-telle, les
détruit-elle ? Coexistera-t-elle avec
elles de manière parallèle, en les
englobant dans ses propres concepts ?
Comme ce fut le cas, par exemple, de la
religion romaine vis-à-vis des autres
cultes méditerranéens (grecs, sémites,
égyptiens). Ou refusera-t-elle la
légitimité des autres confessions ?
Conduite qu’a adoptée, entre autres, le
christianisme au Concile de Nicée (325),
se substituant au judaïsme et jetant
l’anathème sur les branches dissidentes
récusant son credo.
Ainsi l’islam, dès
ses premières révélations coraniques,
s’est trouvé devant les questions : Quid
des idolâtres ? Quid des juifs et des
chrétiens ? Questions dont les réponses
ont fait la différence pour des milliers
de personnes entre la vie et la mort, la
liberté et l’esclavage, la dignité et la
soumission.
Un exemple
coranique parmi d’autres, le verset 48
de la sourate V (Al-Mâ’ida) participe de
ce mouvement inclusif du Coran, invitant
au vivre-ensemble fraternel avec les
autres confessions monothéistes dans le
respect de leurs croyances et de leurs
pratiques. Bien sûr, cette lecture
excluant les velléités de prosélytisme
(ou plutôt de “prosélytifaction”) envers
elles, peut être plus ou moins tempérée
selon l’idéologie religieuse, prônant un
islam ouvert ou exclusif, respectueux de
la diversité ou takfîrî.
Ceci est pertinent
pour un Juif vivant en terre d’islam,
d’être légitimé ou non par le Coran dans
sa pratique religieuse. Pouvons-nous
continuer à y vivre selon les préceptes
millénaires de la Torah révélée à Moïse
? Durant sa longue histoire, le judaïsme
a subi de la part de diverses religions
(surtout du zoroastrisme et du
christianisme) des aspirations plus ou
moins fortes à sa disparition. Allait-il
en être de même ici avec l’islam ?
Les chroniques
humaines consignent que malgré quelques
aléas anecdotiques circonstanciels –
allant de la conversion forcée au
massacre –, la cohabitation
judéo-musulmane s’est faite sans heurts,
et même dans un auto-enrichissement
réciproque (cf. l’ouvrage encyclopédique
« L’Histoire des relations entre juifs
et musulmans », éditions Albin Michel,
2013, sous la direction de Benjamin
Stora et Abdelwahab Meddeb).
Pour illustrer cela
succinctement, je prendrai l’exemple de
l’influence du soufisme sur la pratique
mystique juive au Moyen-Âge (juste
retour des choses, sachant l’influence
des piétistes juifs arabes sur les
premiers mystiques musulmans à
l’apparition de l’islam). Vivant à
Saragosse (Espagne) dans la première
moitié du XIe siècle, le rabbin Baḥyâ
(Abû Yiṣḥâq) ben Yôséf Ibn-Paqûda rédige
vers 1040 Al-Hidâya ilâ Farâ’iḍ al-Qulûb
(“Le Guide des Devoirs des Cœurs”, en
hébreu “Ḥôvôth hal-Levâvôth”). Dans cet
ouvrage, inspiré des encyclopédistes
musulmans connus sous le nom de « Frères
de la Pureté (Ikhwân aṣ-Ṣafâ) », Baḥyâ
Ibn-Paqûda compile les enseignements
éthiques juifs en un système cohérent,
citant anonymement pour confirmer son
propos de nombreux auteurs soufis et
poètes arabes. Parmi ses sources
utilisées, on peut trouver Al-Muḥâsibî,
Abû-l-Ṭayyib al-Mutanabbî, Abû Ṭâlib al-Makkî
(Qût al-Qulûb), Al-Junayd, Al-Ḥasan al-Baṣrî
et Dhû-n-Nûn al-Miṣrî.
On peut évoquer
également le rabbin Abraham Maïmonide (Fostat,
1186-1237, fils du célèbre Moïse du même
nom surnommé en hébreu le “Rambâm” selon
son acronyme), chef des piétistes juifs
en Égypte, qui rédige le Kitâb Kifâyat
al-‘Âbidîn (“Guide Compréhensif pour les
Serviteurs [de Dieu]”). Les citations du
taṣawwuf (soufisme) y sont tellement
importantes, que prof. Paul Fenton
(1951-), le spécialiste universitaire
français de cette littérature, l’appelle
le « soufi juif ».
Pour clore cette
courte illustration, je mentionnerai le
témoignage des Maîtres de ma lignée
confrérique. À cause de la taille
souvent réduite des communautés
israélites en terre d’islam, il n’était
pas rare pour les confréries mystiques
juives d’utiliser les structures de
leurs consœurs soufies – surtout pour
les retraites (khalwât, pârâdhôth) –
faute d’en posséder d’adéquates en leur
sein. Fort de cette fraternité
spirituelle, on pouvait voir encore
récemment (jusqu’à l’exode massif des
Juifs des pays musulmans) un rabbin
faire le dhikr dans une zâwiyya à côté
des autres fuqarâ’.
Ce fait est dûment
documenté dans la Guenizah (Genîzâ) du
Caire, par la pétition (datée d’entre
1355 et 1367) d’une femme juive (mère de
3 enfants) devant le tribunal rabbinique
de ribbî David II Maïmonide (investi en
1355). Cette dernière demande que l’on
adresse une requête à son mari, Baṣîr
al-Jalâjilî (le “faiseur de cloches”) –
alors en khalwa chez shaykh (Jamâl-ud-Dîn)
Yûsuf (b. ‘Alî) al-Kûrânî (mort en 1367)
–, car la somme d’argent qu’il lui a
laissée avant de commencer sa retraite a
été complètement dépensée (voir
l’article publié : « A Jewish Addict to
Sufism: In the Time of the Nagid David
II Maimonides », S. D. Goitein, The
Jewish Quarterly Review, New Series,
Vol. 44, No. 1 (Jul., 1953), pp. 37-49).
Ce qu’il faut noter, c’est l’acceptation
des pratiques de ce genre, car ici ni
l’épouse ni le tribunal rabbinique ne
cherchent à condamner le mari juif parce
qu’il serait parti chez des soufis pour
faire sa retraite spirituelle, mais
juste parce qu’il n’a pas laissé de
ressources suffisantes à sa famille.
J’aimerais insister
ici sur un point qui me semble important
: Quand l’islam est arrivé au Maghreb,
une partie des autochtones berbères à
l’époque étaient de confession juive. Au
cours des siècles qui ont suivi,
certains ont embrassé la religion
musulmane, alors que d’autres sont
restés juifs. Du coup, les gens avaient
conscience d’être de la même famille
par-delà les différences religieuses.
C’est pour cette raison que dans toute
l’Afrique du Nord, on trouve ce que les
anthropologues appellent « le culte
syncrétique des Saints », où les juifs
célèbrent avec leurs voisins musulmans
le mûsam du Walî local, et ces derniers
avec les juifs la hillûlâ du Ṣaddîq du
coin. Car dans l’esprit des natifs, les
miracles attribués au Saint qui
fonctionnent pour la branche de la
famille de telle religion, fonctionnent
évidemment pour ceux de l’autre
religion.
Cette conscience
profonde des musulmans et des juifs
maghrébins d’appartenir à une même
famille a perduré pendant des siècles
jusqu’à très récemment dans l’Histoire.
La séparation entre les deux communautés
a été exacerbée par un double phénomène
moderne : 1. La colonisation française,
qui a proposé l’émancipation aux
indigènes juifs (avec le Décret
Crémieux) mais pas aux musulmans, nous
mettant du coup du mauvais côté lors des
luttes pour l’indépendance. Et 2. le
sionisme, qui a achevé la déchirure,
jetant les juifs dans les griffes du
nationalisme israélien, et les musulmans
dans celles du panarabisme ou de
l’islamisme politique.
Alors que pour moi
qui ai été éduqué encore dans cette
conscience d’une filiation commune, je
me sens plus proche d’un musulman
maghrébin que d’un juif ashkénaze.
J’affirme cela sans volonté de choquer.
Surtout qu’au-delà de la différence
religieuse, nous maghrébins ne
partageons-nous pas la même culture ? Ne
cuisinons-nous pas les mêmes couscous ?
Ne préparons-nous pas les mêmes
pâtisseries orientales ? N’écoutons-nous
pas la même musique arabo-andalouse ?
N’avons-nous pas la même gestuelle
non-verbale ? Etc. Ce qui n’est pas mon
cas avec un Ashkénaze, car bien
qu’appartenant à la même religion, je ne
partage pas du tout la même culture que
lui (et symétriquement, je pense qu’un
Ashkénaze se sent plus proche d’un
chrétien de culture européenne comme lui
que d’un Séfarade). On peut extrapoler
ce sentiment de proximité transcendant
l’identité religieuse aux Yéménites, aux
Kurdes, aux Irakiens, aux Perses, etc.
Pour conclure cette
petite réflexion, je pense que rien dans
les dogmes de nos deux religions ne
contredit l’existence de l’une par
rapport à l’autre (surtout quand on en a
une lecture inclusive privilégiant le
fond), au contraire même. La proximité
culturelle de nos communautés
respectives devrait même faciliter notre
fraternisation. Ainsi, montrons à la
Terre entière que la foi juive et la foi
musulmane peuvent fleurir côte à côte
comme elles l’ont déjà fait durant de
nombreux siècles. Coexistence
judéo-musulmane encore plus pertinente
de nos jours pour établir les prémisses
de la guérison des plaies de ce monde.
Car les clés de la paix mondiale se
trouvent à Jérusalem. Bref, que
s’accomplisse en nous tous, ici-bas, le
verset des Psaumes de David (133:1) : «
Qu’il est bon et qu’il est agréable le
séjour des frères ensemble. »
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