Actualité
Alain Finkielkraut, Renaud Camus
et le poids des mots
Frédéric Debomy
Le
philosophe et académicien Alain
Finkielkraut a été violemment pris à
partie par des individus
(subissant des injures telles que : «
Barre-toi, sale sioniste de merde », «
Nous sommes le peuple,
la France, elle est à nous », « Retourne
à Tel-Aviv »...), en marge de
manifestations de gilets jaunes,
le 16 février à Paris. Photo: Joël
Saget/AFP
Samedi 16 mars 2019
Ainsi le sympathisant australien
d’extrême-droite qui vient d’assassiner,
en Nouvelle-Zélande, une cinquantaine de
musulmans au moins serait-il un lecteur
de Renaud Camus, théoricien du « Grand
Remplacement ».
Cela n’est pas sans
rappeler un autre épisode : en 2011, le
Norvégien Anders Behring Breivik, autre
terroriste d’extrême droite, tuait 77
personnes : 8 en faisant exploser une
bombe près du siège du gouvernement
norvégien et 69 en ouvrant le feu sur un
camp d’été de la Jeunesse travailliste.
Breivik reprochait à ses cibles
d’exposer son pays au multiculturalisme
et à l’islam. Dans son manifeste, il
citait Finkielkraut, reprenant son
affirmation que l’antiracisme serait au
XXIe siècle « ce que le communisme fut
au XXe : une source de violence »
(citation de Breivik). Ce qui ne
dissuada pas ce dernier de consacrer, le
17 novembre 2012, une émission de radio
à la publication par l’écrivain Richard
Millet d’un Éloge littéraire d’Anders
Breivik. La question posée par
l’essayiste et animateur en début
d’émission – « Quelle différence y
a-t-il entre un éloge littéraire et un
éloge littéral ? » – n’empêcha pas
celle-ci de tourner largement autour…
des dangers du multiculturalisme.
L’auditeur, en outre, ne fut pas informé
de l’influence exercée par la pensée de
Finkielkraut sur la vision du monde
d’Anders Breivik.
Renaud Camus est,
de son propre aveu, l’une des
inspirations majeures de Finkielkraut.
Certes, ce dernier marquait en 2015,
dans son livre La seule exactitude,
sa distance avec l’expression de « Grand
Remplacement » chère à Camus : « je ne
[la] reprends pas à mon compte, car elle
a immanquablement pour effet de
transformer toutes les personnes
d’origine turque ou arabe en
envahisseurs. » Mais c’était pour
affirmer le 29 octobre 2017 sur Radio
RCJ que le « remplacisme global » était
« dénoncé à juste titre par Renaud Camus
». Le « concept » de l’écrivain n’était
finalement pas si dérangeant…
Cela, j’avais
essayé de le dire dans Le Monde, qui
accepta une tribune puis ne la publia
pas. J’apprends maintenant que la
romancière et essayiste Dominique Eddé,
s’essayant à critiquer Finkielkraut dans
les colonnes du journal, s’y est
pareillement cassé le nez, et de la même
façon : acceptation du papier puis
recalage sans préavis[i].
Difficile dans ces conditions de ne pas
penser à l’avertissement d’Aude Lancelin
évoquant dans son livre Le Monde
libre la protection dont
bénéficierait l’essayiste dans les
publications du groupe de presse du même
nom.
Qu’écrivais-je de
si terrible ? Que l’essayiste avait pour
habitude de distiller le poison avant de
prétendre (si une polémique survenait)
avoir été mal compris. Je donnais un
exemple, alors d’actualité : le 20
novembre 2017, l’essayiste avait affirmé
au « Figaro Vox » (plate-forme de débats
du Figaro) que le mouvement « Balance
ton porc » avait parmi ses objectifs
celui de « noyer le poisson de l’islam
».
Il est vrai qu’à
lire Finkielkraut, l’ordre patriarcal a
été en France définitivement vaincu,
sauf dans les banlieues populaires où de
jeunes adultes et adolescents, issus de
l’immigration postcoloniale et de
confession musulmane, manifestent en
tous lieux leur irascible virilité.
Qu’importe alors qu’une étude menée pour
le ministère de la Santé ait établi que
ces violences sont en majorité le fait «
d’hommes bénéficiant par leur fonction
professionnelle d’un certain pouvoir »,
dont une proportion très importante de
cadres : pour Finkielkraut, ses opinions
ont valeur de vérité et il est à vrai
dire assez rare qu’il fustige les
dominants.
Le voilà maintenant
pris en flagrant délit d’ethnicisation
du débat public : lors de l’hommage à
Johnny Hallyday, nous dit-il le 10
décembre sur Radio RCJ, « les non-souchiens
brillaient par leur absence ». Levée de
boucliers immédiate, et voilà
l’essayiste qui nous explique qu’il
avait en réalité repris avec ironie une
expression d’Houria Bouteldja du parti
des Indigènes de la République. Car bien
sûr, loin de lui d’adhérer à de telles
conceptions… Mais voilà : n’était-ce pas
lui qui, dans L’Identité malheureuse,
parlait sur le ton du regret de ces «
Français qu’on n’ose plus dire de souche
» ? Il faudrait savoir…
Cette façon de
procéder n’est pas nouvelle chez
l’essayiste : il suffit de se rappeler
la polémique née de l’entretien qu’il
accordait au journal israélien Haaretz
le 18 novembre 2005 : peu désireux ou
incapable d’avoir une lecture sociale
des révoltes populaires qui venaient de
se produire, il avait fustigé des «
Noirs » et des « Arabes » s’identifiant
à « l’islam », provoquant un mini
scandale. Il posa alors en victime,
disant ne pas se reconnaître dans le «
puzzle de citations » qui avait été tiré
de son entretien par un journaliste du
Monde. Il suffisait pourtant de se
reporter aux propos qu’il avait tenu le
6 novembre dans une émission de Radio
RCJ dont il avait la charge pour voir
que l’écrivain se moquait du monde : il
y disait substantiellement la même chose
que dans l’entretien accordé à Haaretz.
Ainsi fonctionne
Finkielkraut depuis longtemps :
affirmation et dénégation.
Mais voilà : quoi
qu’écrive Finkielkraut, quoiqu’il
déclare, on le renvoie peu au fait qu’un
intellectuel doit avoir la maîtrise de
ses propos.
Un événement comme
celui qui vient de se produire en
Nouvelle-Zélande nous rappelle pourtant
combien idéologie et violence ont partie
liée : comme Anders Breivik, le
terroriste australien a justifié ses
actes par un écrit, intitulé en
l’occurrence « Le Grand Remplacement ».
Si Renaud Camus et
Alain Finkielkraut ne portent pas de
responsabilité directe dans les
attentats commis par ceux dont ils ont
nourri la pensée, les mots,
indéniablement, ont un poids.
Frédéric Debomy,
auteur de Finkielkraut, la pensée
défaite, Textuel, 2017.
[i] Voir à ce propos les précisions
de Dominique Eddé au bas de sa lettre à
Alain Finkielkraut.
https://www.lorientlejour.com/article/1160808/lettre-a-alain-finkielkraut.html
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