Opinion
Kessab rattrapé par le conflit syrien
France Arménie
Jeudi 1er mai 2014
La prise de Kessab le 21 mars
dernier par plusieurs groupes
djihadistes épaulés par la Turquie a
provoqué l’émoi général, en Arménie
comme dans la diaspora. Alors que
partisans et opposants au régime se
renvoient systématiquement la balle, la
thèse de l’épuration ethnique fait
débat. Pourquoi Kessab ? Décryptage et
retour sur plusieurs semaines de
tragiques bouleversements.
Adossé à la
frontière turco-syrienne, le canton de
Kessab est à lui tout seul un symbole.
Dernier vestige de l’antique royaume de
Cilicie (avec Vakif kiugh situé sur le
flanc turc du Moussa Dagh), Kessab porte
dans sa chair les stigmates du XXe
siècle arménien : massacres de 1895 et
de 1909, déportation et Génocide de
1915, maintien de justesse en territoire
syrien lorsqu’en 1939 la France céda
arbitrairement, au mépris du droit
international, le Sandjak d’Alexandrette
à son allié turc contre la promesse de
sa neutralité dans le conflit mondial à
venir. Jusqu’ici relativement épargnés
par la guerre civile, les habitants de
Kessab avaient accueilli des réfugiés
arméniens fuyant des villes syriennes
ravagées : Alep, Raqqa, Deir-Zor, sans
oublier le village arménien de Yacoubié
vidé de sa population. Afin de défendre
le canton, une compagnie de jeunes
volontaires équipés d’armes légères
s’était formée, tandis que l’armée
syrienne demeurait repliée à vingt
kilomètres de là. Il s’agissait de
repousser toute attaque venant des
villages turkmènes voisins. Déjà, en
octobre 2012, des menaces proférées par
des rebelles issus de cette ethnie
avaient suscité moult inquiétudes dans
les rangs arméniens.
Le jour où tout a
basculé
Le 21 mars, vers 5
h 45 du matin, grâce à un système de
garde qu’ils avaient mis en place, les
habitants du village sont tirés de leur
sommeil en observant des mouvements
provenant des hauteurs de Kessab, en
territoire turc. Trois groupes
islamistes armés : le Front Al-Nosra
(qui se réclame d’Al-Qaïda), Sham
al-Islam et Jund al-Cham, lancent
l’assaut depuis cinq points distincts de
la frontière, avec à leurs côtés un
grand nombre de combattants étrangers
(tchétchènes, saoudiens, etc.). Les
islamistes dévalent la pente du mont
Kassius qui - travaillent précisément en
ce sens. Aux États-Unis, Terre et
Culture a apporté une participation
significative à la collecte organisée
par l’Association kessabiote pour
l’éducation. Ici, c’est Terre et
Culture-France qui a pris dès les
premiers jours l’initiative d’une
collecte de fonds, relayée entre autres
en Belgique et en Suisse, et à Paris
même par le Collectif Medz Bazar, qui
lui a consacré un concert. Une deuxième
collecte est organisée en France par la
Croix Bleue, alors que, de son côté, le
Fonds arménien vient de débloquer pour
Kessab un important montant et
entreprend à son tour de collecter des
fonds. Comme pour la levée de fonds
lancée au début du conflit, l’aide
collectée est envoyée au Comité de
secours d’urgence aux Arméniens de
Syrie, le plus souvent par le truchement
du Catholicossat de la Grande Maison de
Cilicie, établi à Antélias, au Liban.
Pour sa part, Terre et Culture-France la
fait directement parvenir à la branche
de Lattaquié du Comité de secours
d’urgence, par le truchement de son
représentant. Nous avons prévu également
de venir en aide aux Kessabiotes
rassemblés à Vakifli.
Quel regard
portez-vous sur l’attitude de la France
face à la prise de Kessab ? L’appel de
Terre et Culture a-t-il rencontré un
écho auprès des autorités françaises ?
Avez-vous été reçus à l’Élyséeou au Quai
d’Orsay ?
Bien entendu, les autorités françaises
ont pris acte de l’appel lancé par Terre
et Culture-France. Mais nous n’avons pas
demandé à être reçus par l’Élysée ou le
Quai d’Orsay. Dans une optique d’entente
et de complémentarité, cette démarche ne
pouvait qu’être celle du Comité de
coordination des organisations
arméniennes de France (CCAF), à qui il
revient désormais d’éclairer les
Arméniens de France sur les assurances
qui auront pu lui être fournies. En tout
état de cause, et quel qu’ait pu être le
poids d’une actualité politique interne
et internationale incontestablement
chargée, la France ne s’est guère
montrée émue par l’assaut djihadiste sur
Kessab, action largement favorisée par
la Turquie. C’est même dans l’actuelle
confrontation internationale qu’il faut
sûrement rechercher l’origine de cette
offensive ; et la Turquie, qu’on l’ait
encouragée ou qu’elle ait devancé ses
alliés dans un obscur dessein, n’a agi
finalement que dans ce même cadre.
Peut-être la France, avec d’autres
puissances, juge-t-elle
préférable d’occuper les djihadistes en
Syrie plutôt que de les voir actifs en
Afrique. Le silence qu’elle observe
témoigne cependant d’une attitude
arrêtée. Et pourtant, on ne peut
conduire une politique régionale
constructive sous l’impulsion ou la
contrainte d’impératifs qui trouvent
ailleurs leur ancrage et leur raison. En
l’occurrence la France se trompe, comme
elle s’est trompée par le passé, en
recherchant de mauvaises alliances à
l’appui de mauvais calculs. Ses
gouvernements l’oublient : les peuples
s’en souviennent.
Le canton de
Kessab avait été menacé en octobre 2012
par les Turkmènes des villages
avoisinants : nos responsables
politiques et spirituels de Syrie et du
Liban n’ont-ils pas fait preuve d’un
manque d’anticipation face au pire des
scénarios à venir ?
Dans un environnement
d’instrumentalisation des groupes et de
montée de la violence, ces menaces ont
été prises pour ce qu’elles valaient.
Les quelques tentatives de s’en prendre
à la population de Kessab n’ont
d’ailleurs jamais abouti. L’occupation
récente de Kessab et le retrait de sa
population résultent d’une agression
soutenue de l’extérieur et menée par des
groupes composites aux objectifs
flottants, aussi susceptibles d’être
légitimés aujourd’hui que désavoués
demain par les coalitions changeantes de
l’opposition syrienne. Des analystes
l’ont écrit : l’attaque de Kessab
pouvait survenir à tout moment, et cela,
à travers une frontière officiellement
démilitarisée. Devant la constance de
cette réalité et l’impossibilité de
maîtriser les circonstances aléatoires
susceptibles de déclencher l’évènement,
peu de choses pouvaient s’anticiper.
Car, disons-le, abandonner Kessab était
indéfendable hier, tout comme le seul
but défendable aujourd’hui est d’y
retourner.
A partir de
quand Terre et Culture a-t-il interrompu
ses campagnes de restauration dans le
pays arménien de Kessab ? Et où en
étaient les projets en cours ?
Les campagnes d’été ont été interrompues
en 2011, en raison de la dégradation de
la situation politique en Syrie.
Toutefois, Terre et Culture a son
représentant à Kessab, chargé aussi bien
de l’entretien des habitations que de la
poursuite du programme agricole de
l’organisation. Hormis la restauration
du monastère d’Aramo, en attente, le
principal programme en cours est la
constitution des collections du musée
ethnographique arménien de Kessab,
auquel est réservé l’un des bâtiments du
« Quartier ancien n° 1 » inauguré en
septembre 2008, quartier restauré par
Terre et Culture avec le concours de la
Fondation Calouste Gulbenkian. La suite
des évènements nous dira quelles
priorités doivent élargir l’éventail de
ces programmes.
Propos recueillis par Tigrane Yégavian
France Arménie / mai 2014
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