Un monde changeant
La Russie tourne
le dos à l'Europe au profit de l'Asie
Fedor Loukianov
Fedor
Loukianov - © RIA Novosti. Alexei Naumov
Vendredi 15 novembre 2013
Un monde
changeant" par Fedor Loukianov
Source:
RIA Novosti
Un changement d'époque se produit
parfois de manière très prosaïque. La
semaine dernière, le report du sommet
UE-Russie est passé presque inaperçu. Il
a été reporté à fin janvier.
Il y a encore quelques années les
liens entre l'Union européenne et la
Russie semblaient être une priorité
absolue. Et pour cause : l'UE représente
plus de la moitié des échanges
commerciaux de la Russie, elle est une
source de modernisation et le destin
culturel et historique de la Russie y
est intimement lié. Pendant la seconde
moitié des années 1990 Moscou avait même
insisté sur des réunions régulières au
sommet deux fois par an.
L'UE n'avait accordé cet avantage à
personne d'autre – ni les USA, ni la
Chine, l'Afrique, ni l'Ukraine. Moscou
faisait exception : à première vue
l'ordre du jour était si chargé, si
prometteur, qu'il fallait signer de
nombreux contrats au plus au niveau.
Mais au milieu des années 2000 déjà
la fréquence des sommets a commencé
d’être pénible. Les bureaucrates se
creusaient le cerveau pour trouver de
nouveaux sujets de discussion et des
accords à signer. Après tout, les chefs
d'Etat ne pouvaient pas se rencontrer
pour rien, sans donner de résultat. Le
portefeuille a rapidement maigri.
Pendant ce temps, les questions
litigieuses demeuraient et la base sur
laquelle les deux puissances devaient
construire l'avenir avait disparu. A
l'heure actuelle les relations UE-Russie
ne sont plus qu’une caricature
d’elles-mêmes : on parle des visas et
des droits des homosexuels, c’est tout.
Les liens économiques en sont restés au
niveau interétatique bilatéral -
Bruxelles n'est pas indispensable à leur
développement.
Pourtant personne ne voudrait
renoncer à l'un des sommets : cela
signerait la dégradation des relations.
Au final tout s'est terminé par une note
technique indiquant que le calendrier,
chargé, ne permettait pas un tel sommet
pour l’instant. Personne n'a rien
annulé, il s’agit simplement d’un
"manque de temps"… Mais à quoi sont si
occupés Moscou et Bruxelles ?
L'Europe cherche à surmonter sa crise
intérieure et tente de construire de
nouvelles relations avec les USA, ce qui
est loin d'être une mince affaire. D'une
part, elle abandonne ses ambitions du
passé faute d'avoir réussi à devenir un
centre d'influence autonome. Et il faut
encore s'entendre sur les conditions
d’action du patronat américain sur le
Vieux Continent, cette fois dans le
cadre d'une zone de libre échange
transatlantique. Enfin, plus l'Europe
découvre l'envergure des écoutes de
leurs alliés par les Américains, plus
l'irritation monte. Bien qu’il s’agisse
d’une sainte colère.
La Russie, elle, se tourne vers
d'autres horizons. Ces trois dernières
semaines le président russe a accueilli
à Moscou le premier ministre indien,
s'est rendu au Vietnam et en Corée du
Sud. Le premier ministre russe a
effectué une visite en Chine avec une
grande délégation et les ministres des
Affaires étrangères et de la Défense ont
participé à la première réunion 2+2 de
l'histoire avec leurs homologues
japonais. Un tournant vers l'Asie ?
Ces quatre derniers siècles, tous les
événements majeurs se produisaient à
l’Ouest de la Russie : l'eurocentrisme
de la conscience politique russe était
donc logique. Mais au XXIe le
Pacifique reprend à l'Atlantique sa
place centrale. Il y a 300 ans le statut
de grande puissance était défini par la
présence en mer Baltique ou en mer
Noire. Aujourd’hui il dépend du
positionnement du pays dans l'océan
Pacifique.
La Russie se retrouve dans une
situation inhabituelle. Pour la première
fois depuis des décennies son
orientation culturelle et historique -
elle restera européenne tant que le pays
sera peuplé par les Russes et d'autres
peuples qui y vivent depuis des siècles
- ne coïncide pas avec les axes
prioritaires de son développement
politico-économique (vers l'est).
Par conséquent trois quarts du
territoire russe se trouvent en Asie
tandis que trois quarts de sa population
vivent dans la partie européenne. Pour
cette raison le problème de la
reconquête et de l'intensification de
l'exploitation de la Sibérie et de
l'Extrême-Orient, en l'absence
desquelles la Russie ne peut pas espérer
jouer un rôle important en Asie, est
très pertinent. Les méthodes de
mobilisation n'y peuvent rien. Un
programme complexe de mesures
économiques et la promotion de cet
espace sont nécessaires pour attirer le
capital humain à l'extrémité orientale
du pays. L’objectif ? Qu'elle ne soit
pas perçue comme une sinistre périphérie
mais comme la région la plus prometteuse
du pays.
Depuis 2009 la Russie évoque la
nécessité d'une stratégie asiatique
globale, qui inclurait le développement
de ses propres espaces dans cette région
du monde et son positionnement en
Asie-Pacifique. Les deux sont
inséparables. Depuis cette date s'est
tenu le sommet de l'APEC (Coopération
économique pour l'Asie-Pacifique), un
ministère du développement de
l'Extrême-Orient a été créé, la
diplomatie russe s'est activée sur l'axe
asiatique et dans l'ensemble le thème de
l'Asie occupe plus de place à l'ordre du
jour national. Ces premiers pas sont
principalement rituels, symboliques -
bien qu'ils soient souvent coûteux,
comme le sommet – et peu de choses
pouvant réellement changer la situation
ont été faites. Mais la Russie n'a pas
le temps d’hésiter.
Il lui faut profiter du dynamisme de
l'Asie pour faire percer sa région
asiatique. Car c’est en Sibérie et en
Extrême-Orient que verront le jour les
riches perspectives de coopération
économique avec les voisins asiatiques
mais aussi avec l'Europe et l'Amérique.
D'ailleurs, le projet russe d'Union
eurasiatique doit aussi être adapté pour
relever les défis de l'axe asiatique.
Dans un article de campagne en 2012,
Vladimir Poutine avait dit que selon lui
le début de l'intégration européenne
était un premier pas vers la mise en
place d'un grand espace économique de
l'Europe à l'Extrême-Orient. Cette
orientation est bien plus sensée que de
se battre avec l'UE pour l'Ukraine ou
les pays de l'ancienne périphérie
soviétique.
Pour l'instant l'Asie est dans
l'incertitude et n’est pas encore leader
dans la politique mondiale. Le continent
regroupe des puissances ayant un immense
potentiel mais qui ne savent pas encore
exactement comment l'utiliser - et sont
en conflit entre elles. La nouvelle Asie
en construction a besoin de la Russie
comme facteur de stabilité, comme acteur
indépendant qui a des relations
constructives avec toutes les
principales forces et aide à maintenir
l'équilibre. C'est pourquoi les
dirigeants russes sont attendus
aujourd'hui partout – à Pékin, Tokyo,
Hanoï, Jakarta, Séoul et Singapour.
Cela ne durera pas. Si la Russie
n’adopte pas une approche active et
créative, l'Asie se fera sans elle et
elle devra alors s'y adapter.
Il est donc préférable d'éviter, en
effet, de perdre du temps avec les
dirigeants européens dans des réunions
rituelles. La mise est plus élevée dans
le Pacifique.
Fedor Loukianov,
rédacteur en chef du magazine Russia in
Global Affairs.
© 2013
RIA Novosti
Publié le 16
novembre 2013
Le sommaire de Fedor Loukianov
Le
dossier Russie
Les dernières mises à jour
|