Palestine
L’état d’Israël contre le peuple juif
Eva Illouz
Orban,
left, and Netanyahu, in Jerusalem in
July 2018. Crédit ; DEBBIE HILL / AFP
Vendredi 21 septembre 2018
Israël s’aligne sur un régime
nationaliste, voire antisémite, un
régime après l’autre. Où cela mène-t-il
la communauté juive mondiale ?
Par Eva Illouz, 13 septembre 2018
Un tremblement de
terre secoue discrètement le monde juif.
Au 18ème siècle,
les juifs ont commencé à jouer un rôle
décisif dans la promotion de
l’universalisme, car l’universalisme
leur a promis le rachat de leur
soumission politique. Grâce à
l’universalisme, les Juifs pouvaient en
principe être libres et égaux à ceux qui
les avaient dominés. C’est pourquoi,
dans les siècles qui ont suivi, les
Juifs ont participé à un nombre
disproportionné de causes communistes et
socialistes. C’est aussi pour cette
raison que les Juifs étaient des
citoyens modèles de pays tels que la
France ou les États-Unis, avec des
constitutions universalistes.
L’histoire des
Juifs en tant que promoteurs des valeurs
des Lumières et des valeurs
universalistes touche à sa fin. Nous
sommes les témoins stupéfaits des
nouvelles alliances entre Israël, les
factions orthodoxes du judaïsme dans le
monde entier et le nouveau populisme
mondial dans lequel l’ethnocentrisme et
même le racisme occupent une place
indéniable.
Lorsque le Premier
ministre Netanyahu a choisi de s’aligner
politiquement avec Donald Trump avant et
après l’élection présidentielle
américaine de 2016, certaines personnes
pourraient encore lui donner le bénéfice
du doute. Certes, Trump s’était entouré
de gens comme Steve Bannon, l’ancien
directeur de Breitbart News, qui était
très sensible au racisme et à
l’antisémitisme, mais personne n’était
certain de la direction que prendrait la
nouvelle présidence. Même si Trump
refusait de condamner les éléments
antisémites de sa base électorale ou du
Ku Klux Klan, qui l’avait soutenu avec
enthousiasme, et même si cela lui
prenait beaucoup de temps pour se
dissocier de David Duke, nous n’étions
pas encore certains de la présence
d’antisémitisme dans le discours et les
stratégies de Trump (d’autant plus que
sa fille Ivanka était convertie au
judaïsme).
Mais les événements de
Charlottesville en août 2017 ne
permettaient plus de douter. Les
manifestants néo-nazis ont commis des
actes de violence contre des
contre-manifestants pacifiques, tuant
une femme en fonçant dans une foule avec
une voiture (acte rappelant la technique
des attentats terroristes en Europe).
Trump a réagi aux événements en
condamnant à la fois les néo-nazis et
les suprémacistes blancs et leurs
opposants. Le monde a été choqué par sa
confusion entre les deux groupes, mais
Jérusalem n’a pas objecté. Encore une
fois, l’observateur indulgent (ou
cynique) aurait pu interpréter ce
silence comme l’obéissance réticente
d’un vassal envers son suzerain (de tous
les pays du monde, Israël reçoit le plus
d’aide militaire des États-Unis). On
était en droit de penser qu’Israël
n’avait pas d’autre choix que de
collaborer, malgré les signes extérieurs
de l’antisémitisme du dirigeant
américain.
Cette
interprétation n’est toutefois plus
tenable. Avant et après Charlottesville,
Netanyahu a courtisé d’autres dirigeants
qui ne sont pas touchés par
l’antisémitisme ou qui lui sont
carrément sympathiques, et sur lesquels
Israël n’est pas dépendant
économiquement. Ses concessions vont
jusqu’à participer à une forme partielle
de négationnisme.
Prenons le cas de
la Hongrie. Sous le gouvernement de
Viktor Orban, le pays montre des signes
troublants de légitimation de
l’antisémitisme. En 2015, par exemple,
le gouvernement hongrois a annoncé son
intention d’ériger une statue pour
commémorer Balint Homan, un ministre de
la période de l’Holocauste qui a joué un
rôle décisif dans l’assassinat ou
l’expulsion de près de 600 000 Juifs
hongrois. Loin d’être un incident isolé,
quelques mois plus tard, en 2016, une
autre statue a été érigée en hommage à
Gyorgy Donáth, l’un des architectes de
la législation anti-juive pendant la
Seconde Guerre mondiale. Il n’était donc
pas surprenant d’entendre Orban employer
des paroles antisémites lors de sa
campagne de réélection en 2017,
notamment contre Georges Soros,
milliardaire-philanthrope juif hongro-américain
qui soutient les causes libérales,
notamment celle des frontières ouvertes
et de l’immigration. En réanimant le
cliché antisémite sur le pouvoir des
Juifs, Orban a accusé Soros d’avoir
l’intention de saper la Hongrie.
Qui Netanyahu
a-t-il choisi de soutenir? Pas la
communauté juive hongroise inquiète qui
a protesté amèrement contre la
rhétorique antisémite du gouvernement
Orban; il n’a pas non plus choisi de
soutenir le Juif libéral Soros, qui
défend des causes humanitaires. Au lieu
de cela, le Premier ministre a créé de
nouvelles lignes de faille, préférant
les alliés politiques aux membres de la
tribu. Il a soutenu Orban, la même
personne qui ressuscite le souvenir
d’antisémites sombres. Lorsque
l’ambassadeur israélien à Budapest a
protesté contre l’érection de la statue
tristement célèbre, il a été
publiquement contredit par Netanyahu.
À ma connaissance,
le gouvernement israélien n’a jamais
officiellement protesté contre les
tendances et les affinités antisémites
d’Orban. En fait, quand l’ambassadeur
israélien à Budapest a essayé de le
faire, il a été calmé par Jérusalem. Peu
de temps avant les élections hongroises,
Netanyahu a pris la peine de se rendre
en Hongrie, donnant ainsi un
« certificat casher » à Orban et
l’exonérant de l’opprobre attaché à
l’antisémitisme et à l’approbation des
personnalités actives dans la Shoah.
Lorsque Netanyahu s’est rendu à
Budapest, la Fédération des communautés
juives lui a offert une réception
glacée, tandis qu’Orban lui a réservé un
accueil chaleureux. Pour renforcer leur
amitié touchante, Netanyahu a invité
Orban à se rendre en Israël en juillet
dernier, le recevant d’une manière
habituellement réservée aux alliés
nationaux les plus dévoués.
La relation avec la
Pologne est tout aussi surprenante. Pour
rappel, la Pologne est gouvernée par le
parti nationaliste Droit et justice,
qui a une politique intransigeante
contre les réfugiés et semble vouloir
éliminer l’indépendance des tribunaux à
travers une série de réformes qui
permettraient au gouvernement de
contrôler le pouvoir judiciaire. En
2016, le gouvernement dirigé par Droit
et justice a éliminé l’organisme
officiel chargé de traiter les problèmes
de discrimination raciale, de xénophobie
et d’intolérance, arguant que
l’organisation était devenue «inutile».
Encouragés par cette déclaration et
par d’autres déclarations et politiques
gouvernementales, les signes de
nationalisme se sont multipliés au sein
de la société polonaise. En février
2018, le président Andrzej Duda a
déclaré qu’il signerait une loi
interdisant d’accuser la nation
polonaise d’avoir collaboré avec les
nazis. Accuser la Pologne de collusion
dans l’Holocauste et d’autres atrocités
nazies serait désormais passible de
poursuites. Israël a d’abord protesté
contre la législation proposée, mais en
juin, Benjamin Netanyahu et le Premier
ministre polonais, Mateusz Morawiecki,
ont signé un accord exonérant la Pologne
de tous les crimes contre les Juifs
pendant l’occupation allemande. Israël a
également adhéré à la décision de la
Pologne d’interdire l’expression «camp
de concentration polonais». De plus,
Netanyahu a même signé une déclaration
stipulant que l’antisémitisme est
identique à l’antipolonisme et que seule
une poignée de tristes Polonais étaient
responsables de la persécution des Juifs
– pas la nation dans son ensemble.
À l’instar de la
droite américaine, hongroise et
polonaise, Israël veut restaurer la
fierté nationale non entachée par les
critiques «auto-haineuses». Comme les
Polonais, Israël mène depuis deux
décennies une guerre contre le récit
officiel de la nation, tentant de faire
disparaître des manuels scolaires des
faits incommodes (comme le fait que les
Arabes ont été activement chassés
d’Israël en 1948). Afin d’annuler les
critiques, le ministère de la Culture
d’Israël prévoit désormais un
financement des institutions créatives
sur la loyauté envers l’Etat. Comme en
Hongrie, le gouvernement israélien
persécute des ONG comme Breaking the
Silence, un groupe dont le seul
péché a été de donner aux soldats un
forum pour dénoncer leurs expériences
dans l’armée et s’opposer à la violence
des colons contre les Palestiniens ou à
l’expropriation des terres en violation
du droit international. Expurger les
critiques de la vie publique (tel
qu’exprimé en interdisant l’entrée dans
le pays des partisans du BDS, en
refusant le financement des compagnies
de théâtre ou des films critiques envers
Israël, etc.) est une expression du
pouvoir d’État direct.
En ce qui concerne
les réfugiés, Israël, comme la Hongrie
et la Pologne, refuse de se conformer au
droit international. Depuis près d’une
décennie, Israël n’a pas respecté les
conventions internationales sur les
droits des réfugiés, même s’il est
signataire de ces conventions : l’État a
détenu des réfugiés dans des camps et
les a emprisonnés et déportés. Comme la
Pologne, Israël tente de supprimer
l’indépendance de son système
judiciaire. Israël se sent à l’aise avec
l’extrême droite antidémocratique des
États européens, tout comme on se sent à
l’aise avec un membre de la famille qui
rote et b, perdant tout sens de l’auto-contrôle
ou des manières à table.
Plus généralement, ces pays
partagent aujourd’hui un noyau politique
commun très profond: la peur des
étrangers aux frontières (il faut
cependant préciser que les peurs des
Israéliens sont moins imaginaires que
celles des Hongrois ou des Polonais);
des références à la fierté nationale non
entachée par un passé douteux, faisant
des critiques des traîtres à la nation;
l’interdiction des organisations de
défense des droits de l’homme et la
contestation les normes mondiales
fondées sur des principes moraux. Le
triumvirat Netanyahu-Trump-Poutine a une
vision et une stratégie bien définies:
créer un bloc politique qui saperait
l’ordre international libéral actuel et
ses principaux acteurs.
Dans un article
récent sur Trump pour Project
Syndicate, le spécialiste juridique
Mark S. Weiner a suggéré que la vision
politique et la pratique de Trump
suivaient (quoique sans le savoir) les
préceptes de Carl Schmitt, le juriste
allemand qui a rejoint le parti nazi en
1933.
«À la place de la normativité et de
l’universalisme, Schmitt propose une
théorie de l’identité politique fondée
sur un principe que Trump apprécie sans
doute profondément dans sa carrière
pré-politique : la terre», a écrit
Weiner. « Pour Schmitt, une communauté
politique se forme lorsqu’un groupe de
personnes reconnaît qu’elles partagent
un trait culturel distinct qui, selon
elles, mérite d’être défendu de leur
vie. Cette base culturelle de la
souveraineté est en fin de compte ancrée
dans la géographie distinctive… qu’un
peuple habite. En jeu, il y a des
positions opposées sur la relation entre
identité nationale et droit. Selon
Schmitt, le nomos de la communauté [le
mot grec pour «loi»] ou le sens
d’elle-même qui découle de sa
géographie, est la condition
philosophique de sa loi. Pour les
libéraux, en revanche, la nation se
définit d’abord et avant tout par ses
engagements juridiques. »
Netanyahu et ses
semblables souscrivent à cette vision
schmittienne du politique, subordonnant
les engagements juridiques à la
géographie et à la race. La terre et la
race sont les motifs secrets et
manifestes de la politique de Netanyahu.
Lui et sa coalition ont, par exemple,
mené une politique d’annexion lente en
Cisjordanie, soit dans l’espoir
d’expulser ou de soumettre les 2,5
millions de Palestiniens qui y vivent,
soit de les contrôler.
Ils ont également
radicalisé la judéité du pays avec la
loi très controversée de l’État-nation.
Jouer avec les dirigeants antisémites
peut sembler contredire la loi de
l’État-nation, mais elle est motivée par
la même logique d’état et de logique
schmittienne selon laquelle l’État ne se
considère plus comme un représentant de
tous ses citoyens, mais vise à étendre
son territoire, à augmenter son pouvoir
en désignant des ennemis, à définir qui
appartient ou pas, à restreindre la
définition de la citoyenneté, à durcir
les limites du corps collectif et à
saper l’ordre libéral international. La
ligne qui relie Orban à la loi sur la
nationalité est l’expansion pure et
simple du pouvoir de l’État.
Courtiser Orban ou
Morawiecki signifie avoir des alliés au
sein du Conseil et de la Commission
européenne, ce qui aiderait Israël à
bloquer les votes indésirables, à
affaiblir les stratégies internationales
palestiniennes et à créer un bloc
politique qui pourrait imposer un nouvel
ordre international. Netanyahu et ses
amis ont une stratégie et tentent de
remodeler l’ordre international pour
atteindre leurs propres objectifs
nationaux. Ils comptent sur la victoire
finale des forces réactionnaires pour
avoir la liberté de faire ce qu’ils
veulent à l’intérieur de l’État.
Mais ce qui est le
plus surprenant, c’est que pour
promouvoir ses politiques illibérales,
Netanyahu est prêt à snober et à rejeter
la plus grande partie du peuple juif,
ses rabbins et intellectuels les plus
reconnus, et le grand nombre de Juifs
qui ont soutenu par de l’argent ou
l’action politique, l’Etat d’Israël.
Cela suggère un changement clair et
indéniable d’une politique basée sur le
peuple à une politique basée sur la
terre.
Pour la majorité
des Juifs à l’extérieur d’Israël, les
droits de l’homme et la lutte contre
l’antisémitisme sont des valeurs
fondamentales. Le soutien enthousiaste
de Netanyahu aux dirigeants autoritaires
et antisémites est l’expression d’un
changement profond dans l’identité de
l’État en tant que représentant du
peuple juif dans un État qui vise à
promouvoir sa propre expansion en
saisissant des terres, en violant le
droit international, exclusion et
discrimination. Ce n’est pas le fascisme
en soi, mais certainement l’une de ses
caractéristiques les plus distinctives.
Cet état de fait est inquiétant mais
il est également probable que deux
évolutions intéressantes et même
positives se produisent. La première est
que, de la même manière qu’Israël s’est
libéré de son «complexe juif» –
abandonnant son rôle de chef et de
centre du peuple juif dans son ensemble
– beaucoup ou la plupart des Juifs vont
maintenant se libérer de leur complexe
israélien, comprenant finalement que les
valeurs d’Israël et les leurs sont
profondément en conflit. Le 13 août
2018, le président du Congrès juif
mondial, Ron Lauder, cité dans le New
York Times, était sur le point de
désavouer Israël, en est un puissant
témoignage. Lauder était très clair : la
perte du statut moral d’Israël signifie
qu’il ne pourra pas exiger la loyauté
inconditionnelle de la communauté juive
mondiale. Ce qui était vécu dans le
passé par de nombreux Juifs comme un
conflit intérieur se résorbe lentement :
beaucoup ou la plupart des membres des
communautés juives accorderont leur
préférence à leur engagement envers les
constitutions de leurs pays,
c’est-à-dire aux droits humains
universels.
Israël a déjà cessé
d’être le centre de gravité du monde
juif et, à ce titre, il ne pourra
compter que sur le soutien d’une poignée
de milliardaires et des
ultra-orthodoxes. Cela signifie que dans
un avenir prévisible, l’effet de levier
d’Israël sur la politique américaine
sera considérablement affaibli.
Le trumpisme est
une phase transitoire de la politique
américaine. Les Latinos et les
démocrates de gauche seront de plus en
plus impliqués dans la politique du pays
et, comme ils le font, ces politiciens
auront de plus en plus de difficultés à
justifier le soutien américain continu
aux politiques israéliennes odieuses aux
démocraties libérales. Contrairement au
passé, cependant, les Juifs ne les
forceront plus à regarder ailleurs.
Le deuxième
développement intéressant concerne
l’Europe. L’Union européenne ne sait
plus quelle était sa mission. Mais les
Netanyahus, les Trump, les Orbans et
Morawieckis aideront l’Europe à
réinventer sa vocation : le bloc
social-démocrate de l’UE aura pour
mission de s’opposer à l’antisémitisme
et à toutes les formes de racisme des
valeurs pour lesquelles nous, Juifs et
non-Juifs, sionistes et antisionistes,
avons tant lutté. Israël, hélas, n’est
plus parmi ceux qui combattent ce
combat.
Une version plus
courte de cet article a paru dans le
Monde.
Eva Illouz
Traduction : CSPRN
Source :
Haaretz
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