Opinion
Prostitution:
l'hygiénisme social ne suffit pas
Esther Benbassa
Esther
Benbassa - Photo: D.R.
Mardi 5 octobre 2013
En ces temps de vaches maigres, les rapports sur la prostitution sont au
menu. Celui de la députée Maud Olivier,
qui reprend en grande partie les
conclusions d’un précédent, celui du
député Guy Geoffroy, en 2011, est déjà
suivi de celui des sénateurs Jean-Pierre
Godefroy et Chantal Jouanno. Et je
n’oublie pas le rapport de l’Inspection
générale des affaires sociales daté de
2012.
Qui dit mieux ? Et qui s’en étonne ?
La saison est aux rapports, groupes de travail et missions
interminables. Cet empilement profite
peu au changement de la société. Mais
qu’importe ? La course technocratique
est lancée.
Les personnes prostituées sont quasi absentes des rapports qui
s’intéressent à leur sort. Même chose
pour leurs clients, menacés d’amendes et
de stages de rééducation (ils ont de
justesse échappé à la prison). Ce que
ces textes condensent et résument, le
plus souvent, c’est la parole des
institutions ou des associations
«officielles».
Ces beaux rapports, qui soulignent eux-mêmes l’absence de travaux
sérieux sur le sujet, ne parviennent
même pas établir le nombre de
prostituées en France. Sur quelles
bases, sinon idéologiques, s’appuient
donc leurs propositions ? Qu’est-ce qui
les inspire, sinon un regain de fièvre
moralisatrice ? Morale, qui, touchant
notamment les socialistes et une
certaine gauche se réclamant du
féminisme, évoque les batailles du
XIXe siècle entre prohibitionnistes et
réglementaristes. Retour d’un hygiénisme
social qui nie la complexité du
phénomène, pour asséner les principes
d’une rédemption simpliste, proche de
celle dont rêvaient les dames
patronnesses d’autrefois, soucieuses de
sauver les «pauvres filles» de la
déchéance. Hier, c’était au nom de la
charité chrétienne. Aujourd’hui, c’est
au nom des droits des femmes. Compte non
tenu de la volonté éventuelle des
intéressées.
Je préfère être claire : combattre la traite des êtres humains et le
proxénétisme est une priorité absolue.
Comme l’est l’accompagnement des
personnes prostituées qui veulent sortir
de leur condition. Quid des moyens,
cependant, qui seront réellement
dégagés, quand l’heure paraît être à
l’impérative nécessité de faire des
économies ?
La ministre Najat Vallaud-Belkacem a encouragé l’émergence de la
proposition de loi de Maud Olivier. Son
modèle ? Le modèle suédois. Un échec,
pourtant, que la propagande du
gouvernement suédois ne suffit pas à
masquer, et que les études parues en
anglais et en suédois mettent en
évidence. La disparition de la
prostitution de rue n’a pas éradiqué la
prostitution, celle-ci s’est déplacée
sur Internet et sur les «bordels
flottants», ces bateaux qui profitent de
l’extraterritorialité pour échapper à la
loi ! Quant aux clients, rien n’a changé
pour eux. Eux-mêmes décrivent la mesure
instaurée en 1999 comme un
«coup-de-poing dans l’air». En 2011, à
la question «Comment vous sentez-vous
par rapport à la loi interdisant l’achat
de services sexuels ?» 81% des sondés
répondaient qu’ils étaient «en colère»,
12% «heureux» avec cette loi, et 4%
«fatigués».
Il y a peu, et non sans avoir bataillé avec la ministre, j’ai pu faire
voter au Sénat l’abrogation du délit de
racolage public. L’institution, il y a
dix ans, de ce délit a eu des
conséquences catastrophiques pour les
personnes prostituées, leur santé, leur
sécurité. Or la pénalisation des
clients, en «clandestinisant» à nouveau
l’exercice de la prostitution, en
l’éloignant des regards, en la
soustrayant à l’action des associations,
aura les mêmes effets. Si elle ne touche
pas au principe de l’abrogation du délit
de racolage public, la proposition de
loi de Maud Olivier, en pénalisant les
clients, annule tous les effets positifs
attendus de cette abrogation. Il sera
donc permis de vendre des services
sexuels, mais interdit d’en acheter. Qui
vont-elles donc racoler, les
prostituées, si les clients ne sont plus
là ? Même ce paradoxe élémentaire semble
avoir échappé à l’auteure de la loi, et
aux camarades socialistes qui l’ont
signée avec elle.
Qu’attendre d’une telle loi ? Outre une plus grande précarisation des
personnes prostituées, un nouveau
clivage, dans le pays, entre les
abolitionnistes et les autres. A
commencer par les «343 salauds»
signataires d’un «manifeste» peut-être
provocateur, à coup sûr machiste, qui
dévoie le débat. A-t-on vraiment besoin
de cela ? Suffira-t-il de moraliser à
grand bruit pour masquer notre
incapacité à mener une authentique
politique sociale ? Si encore on nous
disait comment nous ferons pour éviter
aux personnes prostituées, renonçant à
la prostitution, de rejoindre le cortège
de nos millions de chômeurs !
Etre féministe, c’est prendre en main sa vie de femme, c’est aider
toutes les femmes à faire de même, c’est
lutter pour l’égalité avec les hommes.
Mais c’est aussi, chères sœurs
émancipatrices, disposer librement de
son corps. Et ce n’est pas rogner les
libertés individuelles au nom de je ne
sais quel puritanisme. Toutes les
personnes prostituées ne sont pas des
Cosette, ni des esclaves. Certes, il
n’est pas courant de choisir la
prostitution lorsqu’on vient d’un milieu
aisé et éduqué. Eh bien, justement ! Le
problème, c’est la misère sociale, et
c’est elle qu’il faut traiter. Sans
capital, sans métier, sans relations,
certaines n’ont que leur corps pour
survivre. Sans leurs clients, que
feraient-elles pour subvenir à leurs
besoins ou à ceux de leurs enfants ?
Un peu de réalisme, mes sœurs, et trêve de moralisme !
Un débat sur la pénalisation des clients est organisé mercredi, à
15 heures, au Sénat, salle René-Coty.
Inscription obligatoire :
e.benbassa@senat.fr
Esther Benbassa
Sénatrice EE-LV du Val-de-Marne
Publié sur
Libération
Le sommaire d'Esther Benbassa
Les dernières mises à jour
|