Iran
Iran : témoignage concernant la
Conférence Internationale de Téhéran sur
les questions de Défense et de Sécurité
en Asie de l'Ouest
Dominique Delawarde
Samedi 12 janvier 2019
Ayant participé, en qualité de «Guest
Speaker» à une Conférence Internationale
sur les questions de Défense et de
Sécurité en Asie de l'Ouest (Moyen et
Proche-Orients), je viens en rendre
compte à mes amis qui n'ont pas eu la
chance d'y participer et n'en auront pas
le moindre écho par la presse mainstream
de notre pays, que ce genre de détail de
l'histoire n'intéresse pas.
La Conférence s'est déroulée le 7
janvier 2019 à Téhéran. Voilà ce qui m'a
frappé sur la forme et sur le fond.
1 - Sur la forme, l'organisation des
débats et les participations étrangères
méritent une attention particulière.
Les débats se sont déroulés, sécurité
d'une conférence internationale oblige,
dans les locaux spacieux et sécurisés du
ministère iranien de la défense.
L'analyse des participations étrangères
(présences et surtout absences) me
paraît très éloquente : 34 pays
représentant tout de même plus de
60 % de la population mondiale
avaient de un à six représentants
officiels militaires et/ou diplomates
(si l'on excepte l'Iran, pays
organisateur, la délégation russe était
la plus nombreuse).
Parmi les grands pays citons tous les
pays BRICS (Brésil, Russie, Inde,
Chine et Afrique du Sud) et les 8
pays membres à part entière de
l'Organisation de Coopération de
Shanghai (OCS). (Russie, Inde et Chine,
bien sûr, auxquels il faut ajouter le
Pakistan, l’Ouzbékistan, le
Kazakhstan, le Kirghizistan , le
Tadjikistan). La seule présence
surprenante pour moi a été celle du
Brésil de Bolsonaro, nouvel ami d'Israël
et des États Unis, qui, en toute
logique, aurait du boycotter une réunion
organisée par le plus mortel ennemi de
ses nouveaux amis. Sans doute
l'invitation avait-elle été acceptée
avant l'intronisation de Bolsonaro ?
A ces pays, il faut ajouter deux pays
importants: L'Iran, membre
observateur de l'OCS, pays organisateur,
et la Turquie partenaire de
discussion de l'OCS.
Chacun ayant sa calculette observera que
les 12 pays cités ci-dessus
représentent, à eux seuls, près de la
moitié de la population de l'humanité.
……
Outre ces 12 pays figuraient les 4
principales victimes du chaos généré par
les USA dans cette région à partir de
2003 avec leur guerre visant à réaliser
un changement de régime en Irak au
prétexte mensonger des armes de
destruction massives. Il y avait donc
tout naturellement des représentants de
l'Irak, pays à majorité chiite,
de la Syrie, pays multiconfessionnel
à majorité sunnite (à 70%), du Yémen
(tendance Ansarrallah), minorité chiite
(45%) et de l'Afghanistan, sunnite à
80%.
Il y avait également des états que
l'on peut considérer comme solidaires de
l'Iran parce que victimes, comme l'Iran,
des sanctions US: Le Venezuela et la
Corée du Nord par exemple ou pour tout
autre raison : l'Algérie (pays musulman,
proche de la Russie, de 42 millions
d'habitants majoritairement sunnites),
et l'Indonésie (pays de 265 millions
d'habitants majoritairement sunnites).
Il y avait enfin 4 pays de la
coalition occidentale qui ne font pas
semblant, eux, de soutenir l'accord sur
le nucléaire iranien et qui
marquaient, par leur présence, leur
réelle volonté de construire la paix aux
Proche et Moyen-Orient et de continuer à
faire des affaires avec l'Iran: Le
Japon, l'Allemagne, l'Autriche et
l'Italie. Ces quatre états prennent
évidemment aujourd'hui, avec les pays
BRICS et l'OCS, les places laissées
vacantes par les entreprises des pays
les plus soumis à l'influence des
lobbies pro-israéliens (USA, UK et FR).
A ces 24 états
s'ajoutaient une dizaine d'états non UE
dont je n'ai pas identifié les drapeaux.
Les absences officielles les plus
marquantes, pour ne pas dire les plus
choquantes, mais tout à fait prévisibles
pour la raison indiquée ci dessus,
étaient donc celles des États Unis, de
la France et du Royaume Uni. Peut être
craignaient-ils, pour les deux derniers,
de se retrouver aux bancs des accusés
pour leurs frappes conjointes et
illégitimes d'avril 2018 . Nous étions,
mon ami Alain Corvez et moi, invités en
tant qu'experts de la région et nous ne
parlions évidemment pas au nom de notre
pays.
Rien de surprenant à l'absence des USA
qui se sont retirés de l'accord sur le
nucléaire.
Mais quid de la France qui prétend
soutenir l'accord sur le nucléaire
iranien et qui «en même temps»
ne trouve personne dans son ambassade de
Téhéran, pour la représenter
officiellement dans une conférence
internationale sur les questions de
Défense et de Sécurité aux Proche et
Moyen-Orients, conférence qui réunit les
représentants de 60 % de la population
de l'humanité ? Il est vrai que la
France n'a plus d'ambassadeur en Iran
depuis le départ de François Sémenaud le
27 juin 2018. A ma connaissance, cet
ambassadeur n'a pas encore été remplacé.
Décidément l'élite qui nous gouverne et
qui continue de se soumettre aux USA et
aux lobbies pro-israéliens ne comprend
pas bien ce qu'est la cohérence en
matière de politique étrangère. La
France dit «soutenir» l'accord et «en
même temps» elle cède aux pressions
des USA et des lobbies pro-Israéliens
sur à peu près tout, y compris en
retardant la nomination d'un
ambassadeur, en rechignant sur la
nomination d' un attaché de défense et
en brillant par son absence dans une
simple conférence sur la Sécurité en
Asie de l'ouest où elle aurait pu
envoyer ne serait-ce qu' un simple
conseiller ou chargé d'affaire de son
ambassade.
Voir:
https://www.lopinion.fr/blog/secret-defense/bras-fer-autour-l-envoi-d-attache-defense-en-iran-140067
Il faut savoir ce que la France veut :
peser ou non de manière
indépendante dans les affaires
de l'Asie de l'Ouest. Si oui, il faut
évidemment avoir une ambassade dans
cette grande puissance régionale qui
constitue un acteur clef dans la lutte
contre le terrorisme et le maintien, ou
non, de la stabilité dans la région.
L'influence désastreuse de la «secte»
est donc plus que jamais d'actualité au
ministère des affaires étrangères
français. Cette «secte» d'obédience
néoconservatrice et pro-israélienne a
été identifiée par le journaliste
d'investigation du Journal Libération
Vincent Jauvert et a été dénoncée en
avril 2016 dans un livre
intitulé «La face cachée du Quai d’Orsay
: Enquête sur un ministère à la dérive».
C'est elle qui est responsable de cette
absence des représentants français en
Iran. Cette absence profite évidemment à
l'état hébreu puisque la France n'a plus
de grand témoin susceptible de faire
évoluer la position française, et
susceptible de favoriser d'éventuelles
négociations directes entre l'Iran et la
France.
2 – Sur le fond,
la conférence était intéressante tant
dans les interventions officielles que
dans les conversations entre les membres
des délégations en marge des débats.
J'ai eu la chance de pouvoir échanger
longuement (près d'une heure) avec le
chef de la délégation russe, (Sergey
ORDZHONIKIDZE, ambassadeur
extraordinaire et plénipotentiaire qui
m'a offert l'original du texte de son
intervention (en anglais). J'ai pu aussi
échanger plus brièvement avec le vice
ministre de la défense syrien,
représentant son pays à la conférence.
Je retire de tout cela les conclusions
suivantes.
1ère conclusion:
Aucune mésentente entre sunnites et
chiites n'a été perçue parmi les
pays musulmans représentés
(Afghanistan, Algérie, Indonésie,
Pakistan, Turquie, pays d'Asie centrale,
Syrie majoritairement sunnites ont fait
bon ménage avec l'Iran, l'Irak, le
Yémen-Ansarrallah majoritairement
chiites.
Sunnites et chiites se sont entendus sur
deux points lors de la conférence:
1 - il faut lutter
ensemble contre l'extrémisme islamiste
en Asie de l'Ouest mais sans les
sempiternelles ingérences étrangères qui
ne font qu'empirer les choses.
2 - Les
ingérences US et occidentales en
Asie de l'Ouest et les dégâts
collatéraux des bombardements qui tuent
souvent des innocents, femmes et
enfants, sont à l'origine de la
montée de l'islamisme intégriste par la
haine qu'ils suscitent contre les USA.
L'intervention du représentant afghan a
été particulièrement claire à cet égard.
Il est vrai que la multiplication par
huit du nombre de bombes larguées sur
l'Afghanistan par les forces
aériennes US entre 2015 et 2018 dans le
cadre des opérations Freedom Sentinel et
Resolute Support n'arrange
manifestement pas les choses (voir
les statistiques officielles US ci
dessous référencées). De 947 bombes
larguées sur l'Afghanistan en 2015, le
total devrait dépasser les 7000 en 2018
! (On ne connaît pas encore les chiffres
des 2 derniers mois de l'année 2018).
http://www.afcent.af.mil/Portals/82/Documents/Airpower%20summary/Airpower%20Summary%20Oct%202018.pdf?ver=2018-11-29-005759-743
Peut être faut-il se rendre à
l'évidence. Après 17 ans d'ingérence,
d'actions au sol et de bombardements,
les USA ne parviennent pas à solutionner
le problème de l'islamisme intégriste en
Afghanistan au point qu'ils en
sont réduits à bombarder toujours plus,
et, par conséquent, à multiplier les
bavures et les dégâts collatéraux. La
montée en puissance de l'islamisme
intégriste a encore de beaux jours
devant elle…….
2 ème
conclusion: L'ingérence des USA dans
les pays de la région est clairement
perçue d'abord comme l'expression d'un
soutien inconditionnel à l'état
hébreu mais aussi comme la volonté
de contrôler, au profit des USA, des
zones riches en ressources naturelles.
Cet ingérence, créatrice de chaos, de
haine, de mort et de sang a été
évidemment dénoncée par les intervenants
des pays qui en sont les premières
victimes (Irak, Syrie, Yémen,
Afghanistan).
3 ème
conclusion: En marge de la
conférence, mes discussions avec le chef
de la délégation russe, m'ont convaincu
que les russes connaissent parfaitement
les responsables qui agissent en
coulisse et qui suscitent la russophobie
ambiante dans quelques pays occidentaux
(USA, UK et France). Ils connaissent les
lobbies tenant le haut du pavé dans ces
trois pays (et dans quelques autres:
Canada, Australie, Brésil de
Bolsonaro). Ils connaissent les
lobbies qui contrôlent aujourd'hui les
médias mainstream et la politique
étrangère dans ces pays. Ils connaissent
l'action de manipulation des opinions
publiques via des outils de type
Cambridge Analytica, créés et contrôlés
par des membres éminents de ces mêmes
lobbies. Ils connaissent
l'importance du rôle de ces outils
anglosaxons pour promouvoir ou détruire
des candidats dans les grandes élections
de 2016, 2017 et 2018. Ils connaissent
le chef d’État qui anime et influence,
en coulisse, ces réseaux d'influence
très puissants. Ils confortent les
attendus et conclusions de mon article
de février 2017:
https://reseauinternational.net/analyse-des-relations-etats-unis-russie-israel-general-dominique-delawarde/
Ceci explique peut-être la tension
croissante qui se développe dans les
relations entre la Russie et l’État
hébreu, nettement perceptible
aujourd'hui à la lecture quotidienne de
la presse israélienne et de la presse
russe.
4 ème conclusion
: Si la responsabilité du chaos dans
la région a été très majoritairement
imputée au duo USA-UK, la France n'a
guère été évoquée dans le débat. En
clair, absente à la conférence, elle
était aussi quasiment ignorée dans les
interventions. Elle semble simplement
être sortie du cercle des acteurs
majeurs aux yeux des états de la région
présents à la conférence.
A ceux qui rêvent encore d'un retour de
l'influence de la France en Syrie, je
réponds : c'est bel et bien fini et pour
longtemps, très longtemps. La France
n'aura que les miettes et le rôle que
voudra bien lui accorder la Russie, si
et seulement si, elle donne quelques
gages d'indépendance vis à vis des USA.
La France apparaît aujourd'hui comme un
pays affaibli, diplomatiquement,
économiquement, militairement,
socialement: bref, un pays dépendant,
vassal soumis des USA, un pays qui
ne compte plus vraiment par lui même.
La France bénéficiera peut-être de
l'indulgence et de l'intelligence de
Poutine qui reste encore plutôt
francophile et aspire toujours à
développer des relations amicales et
d'intérêt commun avec l'UE.
5 ème conclusion
: L'affaire des gilets jaunes (Yellow
Vest, Yellow Jackets) a été évoquée en
marge de la conférence. Les images
tournent en boucle sur les télévisions
iraniennes. Cela ne grandit pas l'image
de la France et de l'occident tout
entier. La gouvernance française qui
s'est souvent posée en modèle et en
donneur de leçon est décrédibilisée.
La gouvernance iranienne a beau jeu de
dénoncer le «merveilleux modèle
démocratique occidental» qui génère des
révoltes populaires. Cela conforte
évidemment les tenants du régime en
montrant à la fraction du peuple iranien
qui fantasme sur le modèle occidental
que celui-ci n'est pas aussi idyllique
qu'elle ne se l'imagine.
Certains ne sont pas fâchés, en
regardant ces images, de prendre leur
revanche sur les «révolutions colorées»
et autres «printemps arabes»
souvent suscitées et/ou soutenues de
l'étranger.
L'«automne-hiver français» et la
contagion qui affectent d'autres pays de
l'Ouest, les gilets jaunes, les stylos
et les foulards rouges, l'action des
forces de l'ordre avec utilisation
massive de gaz (tiens donc
!), tout cela divertit beaucoup les
téléspectateurs en Asie de l'Ouest et
rend de plus en plus inexportable notre
modèle social et surtout notre
système représentatif et de gouvernance
qui semble bien à bout de souffle.
C'est volontairement que je ne conclurai pas. Chacun des
lecteurs arrivé à ce stade de mon exposé
est capable de réfléchir et de conclure
par lui même. Je constaterai simplement
que les équilibres économique,
géopolitique et démographique du monde
sont en cours de bascule. Peut être
est-il grand temps de revoir, en
profondeur, notre politique étrangère, et
de retrouver notre indépendance, si
la France ne veut pas s'assurer, demain,
une place de choix dans le camps des
perdants.
*Général
Dominique Delawarde (Ancien
chef du bureau
Situation-Renseignement-Guerre
Électronique » de l’État major
Interarmées de Planification
Opérationnelle).
Dossier Iran
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