Opinion
Pékin et Washington s’affrontent en
Ukraine
Dmitri Kossyrev
Photo: RIA
Novosti - © REUTERS/ Jonathan Ernst
Vendredi 14 mars 2014
Source:
RIA Novosti
Pourquoi les Etats-Unis se sont-ils
mis dans une position perdante du point
de vue moral, en soutenant
le gouvernement douteux de Kiev?
Pourquoi chercher de nouveaux moyens
d’intimider Moscou
au sujet de la Crimée, même s’il est
évident que cela ne fonctionne pas?
L'absence de réponse claire à ces
questions - c'est-à-dire l'absence de
motivations intelligibles à la politique
"ukrainienne" des USA – est flagrante.
On pourrait tenter d’expliquer cette
situation par l’entrée en jeu du
Royaume-Uni, et pas du tout par la
Russie ou l'Ukraine. Le fait est que "la
lutte contre la Russie pourrait devenir
un précédent, posant les bases d’une
confrontation encore plus puissante avec
la Chine", selon l'auteur d'un article
paru dans le journal britannique
Financial Times intitulé "L'Ukraine, une
épreuve de force pour le gouvernement
américain".
Un défi pour
le système
L’article est signé Gideon Rachman,
un commentateur très respecté au
Royaume-Uni et aux USA. Les
commentateurs existent, entre autres,
pour pouvoir exprimer clairement les
idées difficiles à formuler pour les
hommes politiques, notamment dans leur
propre pays.
Pourquoi difficile? Prenons la liste
de revendications vis-à-vis de la Russie
formulée par l'Américain Robert Menendez,
chef de la commission pour les affaires
étrangères du Sénat: le soutien
de la Syrie et les plans du
gouvernement pour coopérer avec
l'Iran après la levée des sanctions
sont interprétés comme un "comportement
agressif" de Moscou… Bref, la Russie
mènerait selon lui une politique
étrangère russe et non américaine - on
aurait trouvé étrange qu'il en soit
autrement. La propagande des politiciens
professionnels en général contourne très
souvent de nombreuses questions posées
par le public sceptique, poussant les
hommes politiques à déformer le tableau
informationnel (en l'occurrence en
Ukraine), ce qui n'est pas fait pour
durer de nos jours, comme le montre
l'expérience syrienne.
En revanche Gideon Rachman, de ce
côté de l'Atlantique, donne une réponse
claire à toutes les questions
accumulées. Il ne s'agit pas de la
Russie mais de la Chine, dit-il. Il est
question d'un "défi direct pour le
système chapeauté par les USA", du fait
que "beaucoup d'autres pays tels que la
Chine et l'Iran pourraient décider que
l'insoumission à l'Amérique est devenue
une affaire moins dangereuse et
risquée".
Comparons cette thèse à l'affirmation
factuelle de Menendez disant que la
"communauté internationale" est
représentée par les USA, l'UE et encore
une poignée de pays. Ce n'est plus le
cas depuis longtemps. Et "l'insoumission
à l'Amérique" est aussi devenue une
norme depuis un certain temps également.
Par conséquent, l'Ukraine n'est qu'une
obligation désagréable pour les
Occidentaux, leur permettant de feindre
qu'ils dirigent encore le monde.
La logique de Rachman est la suivante
: les puissances occidentales savent
qu'elles peuvent infliger un préjudice
économique à la Russie. Elles savent
également qu'en nuisant à Moscou elles
font également du tort à leurs propres
économies. La Russie, passe encore. Mais
si la Chine décidait, par exemple, de
reprendre les îles Senkaku prises par le
Japon pendant la Seconde guerre mondiale
? Après tout, la Chine est la deuxième
économie mondiale et il est déjà
impossible de lui imposer des sanctions
dans notre monde interdépendant. "Les
Chinois, de la même manière que les
Russes, disposent d'un riche arsenal de
riposte, de la rupture des chaînes de
fournitures pour les compagnies
américaines au refus d'acheter les
obligations du Trésor américain".
En résumé, Washington est incapable
d'utiliser vraiment la force dans le cas
de la Crimée mais il faut bien faire
quelque chose, créer des précédents.
Sinon, cet ordre mondial que les
Occidentaux considèrent - par inertie -
comme le leur, s'effondrera encore plus
rapidement. Les modèles de comportement
des Etats-Unis dans ce genre de
situations doivent être mis au point dès
à présent.
Le facteur
chinois tel qu'il est
Le comportement de Poutine sur le
dossier ukrainien confirme parfaitement
le diagnostic de Rachman. Les Chinois
analysent également ces événements et
les confrontent aux scénarios éventuels
– pas autour du Japon mais d'une
périphérie chinoise. Pékin réfléchit en
règle générale de manière défensive, et
en s'appuyant sur sa riche expérience.
Sur l'arène mondiale la Chine combat
idéologiquement "trois maux" : le
terrorisme, l'extrémisme et le
séparatisme, c'est-à-dire la séparation
de territoires grâce aux actions
"révolutionnaires" d'une partie des
habitants de la région, soutenus depuis
l'étranger. Pékin sait comment le mal
s'allie en un seul bouquet, par exemple,
dans les actions des terroristes à
Xinjiang. Dans l'ensemble, l'histoire de
la Crimée est désagréable pour Pékin,
qui préfère l'intégrité des frontières,
et quand dans l’Europe lointaine les
Européens l'enfreignent (avec le soutien
des USA), c'est une mauvaise chose pour
la Chine.
Précisément les Européens. Les
Chinois ont particulièrement remarqué la
séparation du Kosovo de la Serbie. Puis
ils ont noté la méthode de provocation
flagrante en août 2008 quand la Russie a
dû réagir à l'invasion géorgienne de
l'Ossétie du Sud et reconnaître
l'indépendance de deux anciennes entités
de la Géorgie. Aujourd'hui, les
autorités de Kiev (plus précisément les
marionnettistes nationalistes) font de
gré ou de force la même chose en Crimée,
c'est-à-dire qu’elles mettent Moscou
dans une situation où il lui est
impossible de ne pas venir en aide aux
Criméens. La Chine le comprend très
bien. Imaginons, théoriquement, que le
Japon possède encore Taïwan peuplé de
Chinois (comme c'était le cas jusqu'en
1945), et tout à coup suite aux émeutes
et au chaos à Tokyo les Taïwanais
demande l'aide de Pékin ? Une telle
demande n'aurait pas pu être rejetée…
D'où les subtilités de la position de
la Chine dans la crise ukrainienne.
D'une part, les Chinois ne se font
aucune illusion concernant le fond des
événements en Ukraine en général : c'est
un fiasco de l'Occident. Un fiasco parce
que le projet de mise en place, en
Ukraine, d'un régime pro-occidental a
échoué et a semé le chaos que l'Occident
n'a plus les moyens ni la sagesse
d'apaiser. Les Occidentaux ont
sous-estimé la Russie, qui peut prouver
ses compétences quand il s'agit de
"faire le ménage". Le Quotidien du
Peuple chinois écrit que les dirigeants
occidentaux sont "fous" s'ils pensent
pouvoir prendre en charge la
construction nationale en Ukraine avec
leur "autorité morale sapée et leurs
capacités financières qui s'évaporent".
Mais officiellement Pékin adopte pour
l'instant une position neutre, appelant
les parties à la modération et aux
négociations. Et il suit de près
l'aspect clé des événements: l'argent.
Combien d'argent les USA seraient-ils
prêts à donner aux autorités de Kiev?
Nous le verrons après la visite d'Arseni
Iatseniouk, premier ministre par intérim
de Kiev, à Washington. Pour l'instant il
est question d'un milliard de dollars.
L'Europe parle de 11 milliards d'euros
(soit 15 milliards de dollars). Et ce
n'est que le début… Les sanctions contre
la Russie ? Elles frapperaient davantage
l'Europe que les USA.
Et c'est normal. L'UE est plus
responsable du chaos en Ukraine que les
Etats-Unis. Et l'Amérique cherche déjà
un moyen de défendre ses positions en
politique étrangère et d’envoyer le bon
signal à la Chine… et les Européens
payeront les pots cassés. Une logique à
toute épreuve.
© 2014
RIA Novosti
Publié le
14 mars 2014
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