Opinion
Le deal Etats-Unis-Arabie saoudite entre
en action :
Mort de l'Opep et nouvel ordre pétrolier
Chems Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Samedi 29 novembre 2014
«Nous ne pouvons
donner que deux choses à nos enfants:
des racines et des ailes»
(Proverbe
africain)
Ça y est! Ce qui
était prévisible est arrivé! Pourtant,
jusqu'au bout naïfs que nous sommes,
nous avions cru que l'Opep servait les
intérêts des pays producteurs et
mettrait en oeuvre une politique de
réduction de l'offre pour faire revenir
les prix du pétrole à un niveau de 100 $
qui était acceptable depuis plus de deux
ans, à la fois par les pays producteurs
et aussi par les pays consommateurs.
Pour le ministre vénézuélien il faut
pour cela réduire l'offre de 2 millions
de barils/jour. Il n'en fut rien!
Ce fut un
monologue: l'Arabie saoudite et les pays
du Golfe sont venus asséner leur vérité.
Les prix vont rester en l'état et même
s'ils dégringolent jusqu'à 60 dollars
nous pouvons- au vu de nos réserves de
change amortir le choc. Juste après
l'annonce, le prix du baril a dégringolé
à 70,81$ le baril perdant 40$ depuis
juin soit 30% de sa valeur. On ne rend
pas service à la planète avec cette
boulimie prévisible avec des prix bas.
Les pays du Golfe disposent de réserves
de change qui leur permettent d'amortir
l'impact d'une guerre des prix. Pour la
Russie, qui produit 10,5 millions de
bpj, soit 11% de l'offre mondiale, sa
production de brut ne baissera pas même
si le baril tombe à 60 dollars. La
guerre est donc déclarée, les prix du
pétrole vont encore chuter plus.
Pourquoi le pétrole est bradé?
Nous savons que le
pétrole pas cher, en termes de
production, appartient au passé. Malgré
toute la propagande occidentale quant à
l'abondance du pétrole, c'est un fait,
le pétrole sera de plus en plus
difficile à produire, exception faite de
quelques régions du Golfe, et il coûtera
de plus en plus cher. De ce fait, on
s'attendait normalement à une
augmentation du prix. Le discours
occidental nous sature en nous disant
qu'il faut faire les lois du marché,
l'équilibre de l'offre et de la demande;
la main invisible d'Adam Smith est là
pour réguler. Il n'en est rien! Cette
même main invisible a favorisé une
spéculation extraordinaire en juillet
2008, le prix du baril a atteint le
sommet de 145 $ en dollar courant que
l'on a présenté comme étant
exceptionnel, sauf que ces messieurs
oublient qu'au début de l'exploitation
du pétrole vers 1860 le pétrole coûtait
plus cher que maintenant et plus près de
nous lors de la Révolution iranienne, le
prix du pétrole était de 30 $/baril plus
important que les 145 $ de juillet 2008!
En théorie donc, le
pétrole devait coûter cher et les
fondamentaux du pétrole nous commandent
cela. Pourtant, depuis six mois on
assiste à une dégringolade anormale des
prix du pétrole et on explique cela par
le ralentissement de la croissance,
notamment en Chine, l'avènement des gaz
de schiste, en oubliant de dire qu'ils
ne sont pas rentables au-dessous de 80
dollars. L'avènement aussi des énergies
douces, en oubliant de signaler qu'ils
ne représentent que moins de 5%
(exception faite de l'hydraulique) du
bilan global et qu'ils ne sont pas en
compétition directe avec le pétrole dans
la production d'essence. Enfin, nous
sommes en période hivernale dans
l'hémisphère Nord et «normalement»la
demande devrait être importante. Il y a
donc d'autres raisons qui n'ont rien à
voir avec les facteurs géologiques, le
climat, la croissance, ce sont les
facteurs politiques que nous allons
tenter de décrypter. Tous les
spécialistes avancent les mêmes raisons
pour expliquer cette chute brutale. D'un
côté, une demande anémiée, de l'autre,
une offre pléthorique.
Si la production
des pays-Opep stagne autour de 30
millions de barils/jour, celle des pays
non-Opep (hors États-Unis) est passée de
50 millions de barils/jour en 2005, à 56
aujourd'hui. C'est dire si la décision
leur appartient aussi. Mais l'élément
véritablement nouveau, c'est la
révolution américaine des hydrocarbures
de schiste. les États-Unis retrouveront,
en 2017, le niveau de production record
atteint en 1970: 10 millions de
barils/jour. Pour les pays
industrialisés, d'après les calculs de
Natixis, la baisse du pétrole, cumulée à
la dépréciation actuelle de la monnaie
unique européenne, peut faire gagner à
la zone euro «0,5 point de PIB étalé sur
deux ans.» On dit aussi La moitié de la
baisse du cours du pétrole s'explique
par la hausse du dollar.»
Le deal Ibn Saoud – Roosevelt
On oublie trop
souvent de nos jours deux paramètres
importants qui font que l'on ne
comprendra rien à l'industrie du pétrole
si nous ne les avons pas en tête.
L'industrie du pétrole s'apparente à un
jeu d'échecs. Tout commence au
Moyen-Orient comme on le sait, après les
explorations homériques de
l'Anglo-Iranienne Oil Compagnie, de la
Turkish Pétroléeum Company, de la
Standard Oil of California de
Rockfeller. Ces compagnies s'entendront
pour créer ce que Enrico Mattei,
fondateur de la compagnie pétrolière ENI
appelle «Le Sette Sorele», «les Sept
Soeurs» en cartel et avec une procédure
d'entente tacite, la Red Line.
Ceci fonctionna
bien jusqu'à ce que les Américains
vainqueurs de la Première Guerre
mondiale s'intéressèrent au pétrole du
Moyen-Orient et demandèrent leur part du
gâteau. Ce gâteau sera le plus grand, il
s'agit de l'exploitation des gisements
de l'Arabie saoudite sur pratiquement
toute l'étendue du Royaune. Ainsi est né
l'Aramco. (Arabian Américain Oil
Company).
Le deuxième
paramètre décisif fut l'entrevue du roi
Ibn Saoud et de Roosevelt sur le
croiseur Quincy sur le lac Amer (Egypte)
le 5 février 1945. Ce jour-là se décida
le sort du monde pétrolier. Ibn Saoud
accepta d'assurer la sécurité pétrolière
des Etats-Unis, en échange de la
protection de l'Arabie saoudite et du
règlement du problème palestinien,
notamment en refusant que les juifs de
la diaspora s'installent en Palestine
Trois mois plus tard Roosevelt mourait.
Son successeur Truman ouvrait les
vannes, Israël fut admise aux Nations
unies... Il y a donc là un deal qui a
été mis entre parenthèses et qui vient
d'être réactivé. Il s'agit ni plus ni
moins de casser les pays rentiers trop
dépendants du pétrole et posant des
problèmes à l'Empire. Je veux citer les
deux plus importants: La Russie de
Poutine et l'Iran.
Ainsi, la Russie
accuse l'Arabie saoudite de manipuler
secrètement les prix dans le cadre d'une
collusion avec les Etats-Unis, selon un
porte-parole de Rosneft cité par le New
York Times. Pour ce qui est de l'Iran,
elle est pratiquement à genoux du fait
des sanctions économiques et de plus,
les négociations ont largement tourné en
faveur d'un renoncement de l'Iran à son
programme nucléaire. Ceci sera annoncé
en juin. Une troisième aubaine pour les
Etats-Unis est l'instabilité qui va
prévaloir au Venezuela voisin après la
période Chavez et la chute des recettes
pour ce pays rentier. Comme victime
collatérale, citons l'Algérie qui va
souffrir de son addiction à la rente.
A quoi sert l'Opep?
Depuis la période
euphorique 1960-1980, l'Opep censée
défendre les intérêts de producteurs de
pétrole n'est plus qu'un faire-valoir.
Elle est dépossédée de son marqueur
crude: l'Arabian Light comme pétrole de
référence, au profit du Brent de la mer
du Nord, un gisement sur le déclin.
Depuis 1974, au lendemain de ce que la
doxa occidentale appelle le premier choc
pétrolier, elle est attaquée par l'AIE
mise en place justement pour la démolir.
Elle mène alors une existence sans
gloire. On l'aura compris, il n'y a plus
d'Opep opérationnelle depuis longtemps
et si l'Occident lui permet de perdurer
il faut savoir que c'est la seule
organisation tiers-mondiste qui a
échappé au tsunami du néo-libéralisme et
à la mondialisation laminoir qui a
démoli toutes organisations de
solidarité, c'est pour qu'elle
discipline les récalcitrants par Arabie
saoudite interposée.
On prête
l'intention à l'Arabie saoudite de
tenter de faire passer l'idée qu'il faut
laisser les cours baisser à court terme,
avec un plancher à 60 dollars le baril!
La casse sera terrible. Mieux encore,
l'avenir est verouillé: le secrétaire
général de l'Opep, Abdoullah al Badri, a
déclaré jeudi que l'organisation n'avait
«aucun objectif de cours», en réponse à
une question sur le seuil de 100 dollars
le baril évoqué auparavant.
Il n'y a donc plus
de cap pour l'Opep. C'est l'Arabie
saoudite- sur instruction de l'Empire-
qui décide de la marche à suivre. On dit
souvent que les Etats Unis sont le
membre de l'Opep le plus influent...
L'Opep sert les intérêts des pays
industrialisés et les semblants d'étude
qu'elle réalise pour justifier son
budget sont toutes indexées sur des
statistiques occidentales, notamment
celles de l'AIE, d'autant que ces études
ne mènent nulle part sachant bien que
les facteurs géopolitiques sont de loin
les plus prédominants. L'Opep du roi
Faycal, du président Boumediene, des
ministres Zaki Yamani et Belaïd
Abdesselam est morte. Il est temps
d'annoncer l'acte de décès de cette
scorie de l'histoire.
Qui gagne et qui perd de cette
nouvelle guerre?
A la grande
surprise de tous, la Libye et l'Irak que
l'ont croyait incapables au vu de la
guerre civile qui prévaut chez eux, ont
repris leurs exportations. Business as
usual. Or, en moyenne annuelle une
baisse d'un dollar par baril occasionne
une perte de 700 millions de dollars.
Selon les Echos.fr en date du
16/11/2014, une baisse de 35 dollars du
cours du pétrole entraîne un transfert
de 3 milliards de dollars par jour entre
producteurs et consommateurs.
Les Etats-Unis ne
bougent pas bien qu'a priori ce sont eux
qui vont trinquer: ils ont des milliers
de petits producteurs dont les puits ne
sont plus aussi rentables, de plus, un
prix bas du pétrole hypothèque
l'aventure des pétrole de schiste qui ne
sont rentables en théorie qu'avec un
baril autour de 80 dollars. Que se
passe-t-il alors? Les Américains
trouvent leur compte, les Américains
peuvent même acheter le complément avec
des prix dérisoires en protégeant leurs
petits producteurs par un transfert de
la rente des pays rentiers vers les
producteurs américains. Les Européens
trouvent leurs comptes, les prix à la
pompe baissent. La facture européenne du
pétrole s'est allégée ces six derniers
mois de près d'un quart. Même des pays
comme la Chine y trouvent leur compte.
Selon des chiffres
compilés par la banque Citigroup, le
budget 2014 du Koweït se contente par
exemple d'un baril à 50 dollars. Seuls
vont baver les Russes qui ont perdu
l'équivalent de 35 milliards de dollars
depuis la chute des prix du pétrole. La
Russie a besoin d'un baril à 120 $ pour
boucler son budget. Les Iraniens qui ont
des difficultés puisque leur prix
d'équilibre budgétaire est à 140$, les
petits pays rentiers comme l'Algérie,
(prix d'équilibre de 120$), le Nigeria
(119$). A l'inverse, le gouvernement du
Venezuela a besoin d'un baril à 161
dollars pour que ses comptes soient
équilibrés. Il faut savoir que chaque
dollar de moins sur la vente d'un baril
au Venezuela occasionne un manque à
gagner de 800 millions de $ pour l'État.
Pour l'Algérie nous perdons l'équivalent
de 300 millions de $ par an par dollar
en moins.
L'Arabie saoudite,
premier exportateur mondial, qui dans la
réalité, dirige l'Opep, est contre toute
baisse de la production. Ceci dans le
but officiel de conserver ses parts de
marché... Avec plus de 10 millions de
barils/jour, l'Arabie saoudite est
affectée par la baisse des prix. Le
manque à gagner peut s'évaluer
facilement: avec un baril à 110 dollars,
la pétromonarchie empocherait chaque
année 285 milliards d'euros; un revenu
qui chute à 214 milliards d'euros avec
un baril à 85 dollars. L'Arabie saoudite
gagne en une année ce que nous avons mis
15 ans à cumuler (200 milliards de
dollars). De plus, en dix ans, les pays
du Golfe ont amassé des réserves
estimées à 2 450 milliards de dollars.
Ils vont se contenter des prix actuels
et continueront à dépenser sans compter
et remettre d'une main aux pays
occidentaux pour l'achat de biens ce que
la nature leur a permis de l'autre.
Que fait l'Algérie dans l'Opep?
Justement, il fut
une époque où l'Arabie saoudite avait
une vision à la fois pour l'Opep et le
problème palestinien. On raconte que le
président Boumediene a envoyé un
émissaire au roi Fayçal pour l'informer
qu'une décision qu'il allait prendre
allait influer de façon négative sur
l'économie algérienne. Il l'annula en
disant: «je ne ferais rien qui puisse
porter préjudice à l'Algérie.» Fayçal
mourut dans des conditions troubles,
Boumediene aussi. Dans ces conditions
actuelles que fait l'Algérie dans cette
galère de l'Opep? Elle paye plusieurs
centaines de milliers de dollars pour
une participation qui ne lui rapporte
rien si ce n'est des problèmes, étant
obligé de se discipliner pour une cause
qui n'est plus la sienne.
Rappelons-nous
l'histoire: En juillet 1986, le prix du
pétrole est descendu à moins de 10 $,
l'Arabie saoudite, encore elle sur ordre
des Etats-Unis de Reagan mena une guerre
contre l'Union soviétique sur le plan
des hydrocarbures. Elle avait décidé de
défendre ses parts de marché, dans un
marché excédentaire avec les producteurs
hors Opep, notamment avec le Brent de
Margareth Thatcher. Pot de terre contre
pot de fer. L'Opep perdit la bataille.
Les prix du pétrole sont descendus en
dessous de 9 dollars. L'Arabie saoudite
perdit de l'argent mais elle misait sur
le volume et donc elle ne souffrit pas.
Par contre, pour un pays comme
l'Algérie, Nicolas Sarkis, directeur de
la revue PGA a calculé qu'entre 1986 et
1990 l'Algérie a perdu 18 milliards de
dollars. Ceci devait contribuer à la
mal-vie d'Octobre 1988 et à la décennie
noire avec 200.000 morts à la clé et un
pays qui, malgré une embellie de près de
650 milliards de dollars 2000-2014, n'a
toujours pas mis en place une stratégie
de sortie de la rente.
Devons-nous rester
dans l'Opep? La réponse est «non», des
pays l'ont fait. Ce sera un signal
d'indépendance. Nous avons perdu
plusieurs milliards de dollars depuis
juin. Devons-nous continuer à le brader
ou tenter d'amortir la consommation par
des économies d'énergie? A titre
d'exemple, nous consommons 40 millions
de tonnes. Nous pouvons sans beaucoup de
restriction consommer 10% en moins soit
l'équivalent de 4 millions de tonnes
soit avec les cours actuels pour 75
dollars deux milliards de dollars. Les
ajustements économiques et sociaux à
venir seront douloureux.
L'Algérie doit donc
profiter d'une dette extérieure faible,
de son pactole de 200 milliards de
dollars de réserves de change, de ces
173 tonnes d'or pour réaliser avant
qu'il ne soit trop tard cette transition
énergétique vers le développement
durable qui tourne le dos à la rente. Il
est plus que jamais nécessaire de
mobiliser la société en lui faisant
comprendre les enjeux pour aller vers la
sobriété énergétique qui nous concerne à
tous, à commencer par le budget 2015 qui
doit être revu à la baisse d'au moins
20% en sériant les priorités. Nous
n'avons pas d'autre choix.
Article de
référence :
http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_chitour/206299-mort-de-l-opep-et-nouvel-ordre-petrolier.html
Professeur Chems
Eddine Chitour
Ecole
Polytechnique enp-edu.dz
Publié avec
l'aimable autorisation de l'auteur
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