Opinion
L'amitié algéro-française
Le solde de tout compte d'un passé qui
ne passe pas
Chems Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Lundi 13 octobre 2014
«Plutôt que
chercher la cause des faits loin en
arrière et chez les autres, nous
servirons mieux nos patries en nous
tournant ensemble vers l'avenir et en
regardant chez l'autre ce qu'il y a de
positif et qui peut être mobilisé dans
l'intérêt mutuel.»
Jean-Pierre
Chevènement, ancien ministre
Monsieur
Jean-Pierre Chevène-ment que l'on
présente comme un ami de l'Algérie est
venu cette semaine rassurer les
Algériens, comme quoi rien n'est changé
malgré l'assassinat d'un touriste
français. Dans le même message il
demande aux Algériens de regarder vers
l'avenir. En clair, c'est une chape de
plomb définitive qui doit s'abattre sur
l'histoire douloureuse de l'Algérie.
Le solde de tout compte qui nous est
proposé
Un fait: un matin
de juillet 1830 l'Algérie a été
agressée, ses habitants ont été tués,
blessés, dépossédés de leur terre.
Pendant 132 ans le pouvoir colonial a
martyrisé un peuple, déstructuré sa
société au profit d'alluvions humaines
venues la coloniser et avoir de ce fait
un statut privilégié avec notamment
cette honte de la civilisation, le Code
de l'indigénat qui n'a rien à envier au
Code noir mis en oeuvre par la France de
Louis XIV.
Comment,
honnêtement, tel que nous le propose
l'honorable monsieur Chevènement, ce
«gaulliste de gauche», que nous admirons
par ailleurs pour ses prises de position
concernant la politique d'indépendance
vis-à-vis des Etats-Unis, admettre le
passé qui ne doit pas être convoqué
alors qu'il structure encore et toujours
notre imaginaire?
De plus, à titre
d'exemple, comme scorie de l'histoire,
qu'on le veuille ou non, un Algérien sur
sept comme le dit si bien Jacques
Chirac, a des attaches en France! De ce
fait, nous ne pouvons pas être
indifférents au sort de ces Français
labellisés- même après la cinquième
génération- d'origine algérienne,
partagés entre deux mondes et servant de
variables d'ajustement des stratégies
politiciennes. Ces Français qui, tour à
tour, furent comme leurs parents
l'étaient, traités de bougnoules, de
zoulous, de sauvageons à qui on a promis
en prime le karcher.
Certes, nous ne
dirons pas à ces Français entièrement à
part de revenir dans leur pays d'origine
comme n'arrêtent pas de le faire les
dirigeants israéliens à la suite de
Sharon pour la communauté des Français
juifs. Nous ne menacerons pas car ces
Français musulmans devraient selon nous
être considérés comme des Français à
part entière. Naturellement, le deal est
d'accepter les lois d'une République à
forte volonté d'intégration à des
valeurs qui n'obèrent pas l'identité
originelle a priori une richesse pour la
culture française.
Je ne reproche pas à monsieur
Chevènement d'aimer son pays, qu'il ne
me reproche pas d'être un honnête
courtier des 132 ans d'avanies qu'il me
demande de passer par pertes et profits.
Je reproche avec toute la déférence
voulue à ceux qui sont partenaires dans
cette dimension utopique pour le moment
d'une amitié entre l'Algérie et la
France, d'être muets sur l'histoire, sur
la culture, sur la dimension sociale et
ne privilégier en définitive que
l'aspect «affaires».
J'ai la pénible
impression que plus que jamais un
langage doucereux nous est servi avec
des phrases superficielles qui font
plaisir mais qui ne font pas avancer les
choses.
Aussi bien monsieur Jean-Pierre Raffarin
que monsieur Jean-Pierre Chevènement
mettent en avant la dimension supposée
de l'Algérie grande nation, et en fait
ils ne voient dans l'Algérie qu'un
immense marché et une place à
privilégier, surtout que depuis deux ans
la Chine a détroné la France dans la
balance commerciale avec près de 10
milliards de dollars contre 9 pour la
France.
Que les choses
soient ainsi avec la Chine c'est dans
l'ordre naturel des choses et de
l'agressivité normale des relations
commerciales. Mais que la France
amalgame pour les besoins de la cause,
sa proximité avec l'Algérie pour
s'étonner qu'elle ne soit pas première,
ce n'est pas logique.
La chasse gardée de la France
En quoi la France
peut-elle revendiquer d'avoir des
relations privilégiées avec l'Algérie?
la distillation de visas à dose
homéopathique? l'émigration choisie qui
fait que la fine fleur de l'Université
algérienne se trouve chez elle sans
qu'elle ait déboursé un centime sachant
que d'après l'Unesco un bac +5 ou 6
revient environ à 100.000 dollars pour
sa formation? le traitement des harraga
algériens dans les zones de rétention?
le sort de l'émigration algérienne en
France? la politique étrangère de la
France?
Pour l'Histoire et
pour ceux qui ont la mémoire courte, les
Algériens qui ont guerroyé sur tous la
demi-douzaine de théâtres de guerre
depuis 1836 (guerre du Mexique, guerre
du Levant, débâcle de Sedan de 1870 qui
vit la colline de Wissembourg, la guerre
14-18, la guerre du Rif, la guerre
39-45, la guerre du Vietnam pour la
France, ont versé leur sang et y ont
laissé leur vie. Il y a donc à n'en
point douter une oeuvre positive de
l'Algérie pour la France.
Une autre oeuvre positive de l'Algérie
pour la France est l'usage de la langue
française en Algérie. A l'indépendance
il y avait moins d'un million de
personnes qui parlaient ou comprenaient
le français. En 2014 d'une façon ou
d'une autre il y a vingt millions
d'Algériens qui parlent la langue de
Voltaire. L'Algérie - deuxième pays
francophone- sans être dans la
Francophonie qui a pour elle des relents
post-coloniaux de Françafrique, fait
plus pour la langue française que les
autres pays réunis.
Quand on sait que
l'on consomme généralement dans la
langue du pays dont on parle la langue,
de ce fait d'une façon irrationnelle on
continue à acheter en France malgré
certaines fois des performances
discutables. C'est le cas notamment des
véhicules.
Un autre constat et
non des moindres, celui de la soumission
intellectuelle qui fait que tout ce qui
vient de France est béni sans aucune
critique, ni positive ni négative.
Jean-Pierre Chevènement est venu adouber
l'Algérie pour affirmer que l'Algérie
est plus que jamais un partenaire contre
le terrorisme mais pourquoi le fait-il à
Tizi Ouzou? Nous aurions voulu voir
Chevènement se déplacer aussi dans
d'autres régions de l'Algérie pour ne
pas donner une surdimension à la
Kabylie.
Il eut été plus
profitable aussi pour les deux pays que
le président de l'Association annonce
son intention d'investir à marche forcée
dans le culturel. Malheureusement, il
faut bien constater que c'est surtout
l'économique et le commercial qui ont
pris le dessus. D'une certaine façon,
rien ne distingue les navettes de
Jean-Pierre Raffarin émissaire d'un
gouvernement de droite, recyclé dans un
gouvernement de gauche, du voyage de
Jean-Pierre Chevènement puisque même
avec des grands mots sur la grandeur et
les missions du XXIe siècle des deux
pays, il y a toujours le même signal
sous-jacent: les affaires! Business as
usual pourrait-on dire!
Comment je vois l'amitié
algéro-française
Il y a de mon point
de vue d'universitaire une fenêtre
d'opportunité constituée par les
«derniers des Mohicans», ces
nationalistes des deux bords qui ont en
commun la volonté de tourner la page
dans la dignité. Je ne pense pas que les
Algériens attendent des regrets des
remords ou des repentirs, mais il y a
bien eu entreprise de génocide. Après
tout, une grande nation impérialiste a
reconnu sa faute au Vietnam Pourquoi la
France ne le ferait-elle pas?
Il me semble que l'aspect économique est
largement pris en charge par d'autres
canaux.
L'Association
ferait oeuvre utile en convoquant
l'Histoire. Pourquoi ne militerait-elle
pas pour la restitution des archives du
pays qui sont délivrées à dose
homéopathique. Dans le même ordre, les
musées de France et de Navarre gardent
par devers toutes les pièces de musées
fruit d'une rapine qui a duré 132 ans et
dont on dit que l'essentiel qui était
encore à Alger a été rapatrié en
catastrophe entre mars et juillet 1962!
Dans le même ordre, pourquoi les restes
(crânes) des révolutionnaires algériens
ne reviendraient pas au pays à l'instar
de la Venus Hottentote que la France a
restituée à l'Afrique du Sud du temps de
Nelson Mandela?
Le déni culturel
français a commencé avec les incendies
des bibliothèques algériennes, avec
chaque soldat de l'armée d'Afrique qui
pillait et volait son Coran. La
bibliothèque Sid Hammoud de Constantine
partit ainsi en fumée. Nous arrivons à
juin 1962. Comme solde de tout compte
l'OAS mit le feu à 600.000 volumes dont
des exemplaires uniques...
Pourquoi l'association ne s'occuperait
pas du côté culturel, comment remettre
sur les rails ce qui a été volé, spolié,
brûlé. Pourquoi la France a financé la
bibliothèque d'Alexandrie que Mitterand
est allé inauguré dans un pays largement
anglophone et anglophile.
Il y a là de véritables chantiers d'un
autre genre et ce n'est même pas une
question de sous c'est avant tout une
question de dignité entre deux peuples
qui décident de faire un bout de chemin
ensemble et comme le disait si bien le
président Boumedienne, on peut tourner
la page, mais on ne peut pas la
déchirer, elle fait partie de notre
génome. Elle nous rappelle notre errance
identitaire fruit d'un tremblement de
terre qui a eu lieu un matin de juillet
1830 et dont les répliques se font
encore sentir de nos jours.
D'une façon
utopique on peut penser à une université
réellement technologique, scientifique
et culturelle qui n'a rien à voir avec
l'importation du canular du LMD que l'on
présente comme un cadeau. On peut penser
aussi à la mise en chantier d'une grande
bibliothèque numérique qui nous
permettrait de recevoir tous les
manuscrits pris en otage à la BNF mais
aussi tous les ouvrages du patrimoine
universel.
Voilà comment je
vois l'apport de cette Association. Si
tel est le cap, nous serions nombreux
j'en suis sûr à prêter main forte à
cette réelle vision du XXIe siècle qui
n'a rien à voir avec la vision marchande
qui prévaut actuellement même si ça et
là on l'enrobe de mots plaisants à
entendre pour les Algériens mais qui
sont autant de maux car ils contribuent
à l'affaissement du sens critique et à
la persistance d'une colonisation
mentale qui attend d'être déprogrammée.
Le passé entre la France et l'Algérie ne
passera que si les choses sont mises en
place et que tout soit fait d'une façon
honnête dans l'égale dignité de chaque
peuple.
http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_chitour/203642-le-solde-de-tout-compte-d-un-passe-qui-ne-passe-pas.html
Professeur Chems
Eddine Chitour
Ecole
Polytechnique enp-edu.dz
Publié avec
l'aimable autorisation de l'auteur
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