Analyse
La fable de la “menace nucléaire
iranienne”
Bruno Guigue
Lundi 29 janvier 2018
Transis
d’admiration devant le verbiage
polyglotte de Macron à Davos, les médias
français ont soigneusement occulté un
fait majeur : Donald Trump va demander
au Congrès 716 milliards de dollars pour
le Pentagone au titre de l’année
budgétaire 2019. Cette hausse de 7% par
rapport au budget 2018 ne servira pas à
remplacer les boutons de culotte. Selon
un document confidentiel publié par le
Huffington Post, le Pentagone envisage
la possibilité d’une riposte atomique
dans le cas de “très grosses attaques
conventionnelles”. Document
d’orientation stratégique, le projet de
Nuclear Posture Review pour 2018 prévoit
donc une modernisation de l’arsenal
atomique dont le coût est évalué par une
agence fédérale, le Congressional Budget
Office, à 1200 milliards de dollars sur
30 ans.
Ce projet de
réarmement massif, pourtant, ne semble
pas émouvoir les populations ni
passionner les observateurs. Il faut
dire qu’on a tout fait pour que l’arbre
cache la forêt. Depuis quinze ans,
dirigeants et médias occidentaux ne
cessent d’agiter l’épouvantail de la
“menace nucléaire iranienne”. Cette
fable géopolitique, les médias dominants
la distillent à longueur de colonnes,
comme s’il était évident qu’un pays sans
la bombe est plus dangereux qu’un pays
qui l’a déjà utilisée, et qui entend
développer le monstrueux arsenal dont il
dispose. Pour faire avaler de telles
sornettes, la propagande martèle alors
une idée simple : “le programme
nucléaire iranien menace le traité de
non-prolifération nucléaire”. Il est
curieux, toutefois, qu’on n’ait jamais
songé à répondre : “Si vous tenez tant à
ce traité, pourquoi ne pas commencer par
l’appliquer ?”
Les puissances
occidentales, en effet, n’ont jamais
fait le moindre effort pour convaincre
Israël, l’Inde et le Pakistan de signer
le TNP. Refusant d’adhérer au traité,
ces trois pays ont constitué un arsenal
hors-la-loi. Echappant à tout contrôle,
il est tout de même plus préoccupant
qu’une bombe iranienne qui n’existe pas.
Ce n’est pas tout. Le traité prévoit
aussi un désarmement nucléaire que les
cinq Etats “légalement” dotés d’armes
atomiques (USA, France, Royaume-Uni,
Chine, Russie) ont superbement ignoré. A
l’origine de cet échec, les Etats-Unis
ont dénoncé le traité Start II avec
Moscou et installé un bouclier
anti-missiles en Europe. Pire encore,
ils n’ont cessé de développer un arsenal
dont “l’usage préventif” est affirmé par
la Nuclear Posture Review de 2002.
Autorisant l’utilisation d’armes
nucléaires en première frappe, cette
révision doctrinale a ouvert une
fantastique boîte de Pandore.
Si l’on écoute la
propagande iranophobe, le monde civilisé
doit se tenir prêt à riposter à la salve
dévastatrice des mollahs iraniens, ces
“fous de dieu” enturbannés résolus à
précipiter l’apocalypse. Mais la réalité
est à des années-lumière de ces délires.
En fait, l’establishment des Etats-Unis
n’en finit pas de digérer le traumatisme
de la révolution iranienne, lourd
d’humiliation symbolique (les otages de
Téhéran) et de fiasco géopolitique (la
chute du Chah). Pièce par pièce,
Washington a donc bâti une démonologie
où la République islamique est présentée
comme une dictature maléfique, dont le
comportement erratique ferait peser sur
la planète un péril mortel. Affabulation
à grande échelle, manifestement, dont la
seule fonction est d’inhiber le
développement d’une grande nation rétive
à l’ordre impérial.
Les fais sont
parlants. Accusé de vouloir la
fabriquer, l’Iran ne détient pas l’arme
nucléaire. les USA sont la première
puissance nucléaire et la seule à en
avoir fait usage. Seul Etat du
Proche-Orient possédant la bombe (plus
de 400 têtes nucléaires), Israël jouit
de son côté d’un privilège dont il
n’entend pas se défaire : il a le droit
de détenir l’arme suprême à condition de
ne pas s’en vanter. Avec la complicité
occidentale, la duplicité israélienne
fait coup double. Elle exerce un effet
dissuasif puisque la bombe existe, sans
encourir les foudres internationales
puisqu’il est entendu qu’elle n’existe
pas. Cet incroyable régime de faveur
transforme la question nucléaire en
conte à dormir debout : une bombe
purement virtuelle devrait nous donner
des sueurs froides (Iran), alors qu’un
arsenal colossal mais officiellement
inexistant ne devrait susciter aucune
inquiétude (Israël).
Soustrait à tout
contrôle international, le programme
nucléaire sioniste bénéficie depuis
l’origine d’une impunité totale. Les
Occidentaux fustigent le risque de
prolifération, mais l’histoire de la
bombe israélienne montre qu’ils en sont
directement responsables. Ben Gourion a
lancé le programme nucléaire sioniste
dès le début des années 50, et la France
lui a immédiatement apporté son
concours. Un accord secret avec le
socialiste Guy Mollet, en 1956, a permis
à l’Etat hébreu de maîtriser la
technologie nucléaire, et la centrale de
Dimona a été construite avec l’aide de
techniciens français. Unis dans la lutte
contre le nationalisme arabe, la France
et Israël ont scellé un pacte dont la
calamiteuse expédition de Suez fut le
principal fait d’armes.
Prenant le relais
de l’alliance française à la fin des
années 60, les Etats-Unis ne sont pas
moins coopératifs. Aux termes de
l’accord entre Lyndon Johnson et Golda
Meir, aucune pression ne doit s’exercer
sur Israël pour lui faire signer le
traité de non-prolifération. En échange,
Israël cultive l’ambiguïté sur la
réalité de son arsenal nucléaire.
Complaisante dérogation à la loi
internationale, en somme, contre respect
scrupuleux de la loi du silence. En
attendant, les Occidentaux s’acharnent
sur l’Iran, lui prêtant un projet
militaire imaginaire, alors même que Tel
Aviv multiplie les menaces contre
Téhéran. La République islamique,
pourtant, n’a jamais agressé ses
voisins. On ne peut en dire autant
d’Israël, qui a bombardé l’Egypte, la
Syrie, le Liban, la Jordanie, l’Irak et
la Tunisie, sans parler des territoires
palestiniens quotidiennement pris pour
cibles.
Jetant un écran de
fumée sur cette réalité, la propagande
occidentale traite le régime iranien de
“théocratie fanatique”. Ce n’est pas un
mollah, pourtant, qui a déclaré que
“notre Etat est le seul en communication
avec Dieu”. C’est Effi Eitam,
ex-ministre israélien et chef du parti
national-religieux. Imbibé d’un
orientalisme de pacotille, le discours
dominant décrit la République islamique
comme un repaire d’illuminés férus
d’eschatologie qui rêveraient d’immoler
Israël avec la bombe atomique ! Quel
dommage que les pourfendeurs de l’Iran
ne nous aient pas gratifiés de
considérations aussi inspirées sur la
bombe israélienne : elle a pour
caractéristique de faire planer, elle,
une menace non virtuelle. Entre la
prétention sioniste à “communiquer
directement avec Dieu” et l’obstination
mystique de Tel Aviv à posséder l’arme
suprême, on aurait pu déceler, ici
aussi, une singulière “eschatologie”.
Autre paradoxe qui
ne manque pas de saveur : l’Occident
accuse l’Iran de vouloir fabriquer la
bombe, mais c’est la République
islamique qui a interrompu le programme
nucléaire en 1979. Encouragé par les
USA, le Chah avait signé de juteux
contrats avec la France et l’Allemagne
pour la construction de centrales
nucléaires. L’opposition ayant dénoncé
cette politique, jugée onéreuse pour un
pays riche en hydrocarbures, le
programme est aussitôt suspendu par le
gouvernement de la République islamique.
Il fallut la sanglante guerre Iran-Irak
(1980-1988) pour changer la donne. Seul
face à l’agresseur irakien, le
gouvernement iranien a mesuré sa
faiblesse face à une coalition faisant
bloc avec Saddam Hussein. La
participation des puissances
occidentales, les livraisons d’armes
chimiques à l’Irak, la destruction en
plein vol d’un Airbus iranien lui ont
fait prendre conscience du danger.
C’est dans ce
contexte que les dirigeants iraniens ont
vu dans le nucléaire civil un atout
technologique, un attribut de la
souveraineté et une source de fierté
nationale. La possession de l’arme
nucléaire, elle, est jugée impie par les
autorités religieuses, et aucun
programme nucléaire militaire n’a été
officiellement engagé en Iran. Ses
accusateurs ont constamment prétendu le
contraire, mais sans en fournir la
moindre preuve. Le discours obsessionnel
contre Téhéran, en réalité, confond
délibérément deux choses : la capacité
technologique de produire des armes
nucléaires, et la décision politique de
produire de telles armes. Au motif que
cette capacité a été atteinte, on accuse
Téhéran de vouloir se doter de la bombe.
Mais ce raisonnement est d’une criante
perversité, puisqu’au lieu de demander
des comptes à ceux qui ont la bombe, on
s’acharne contre un Etat qui n’en veut
pas.
Montée de toutes
pièces, la “menace nucléaire iranienne”
est une fable qui vise à neutraliser un
grand pays non-aligné. Souverain,
désendetté, farouchement attaché à son
indépendance, l’Iran a un potentiel qui
effraie les tenants de l’ordre impérial.
Les dirigeants iraniens ont signé
l’accord de 2015 parce qu’ils
privilégient le développement de leur
pays. Ils veulent la levée des sanctions
pour satisfaire une population de 80
millions d’habitants. L’accord sur le
nucléaire soumet ce grand pays à un
régime de contrôle international sans
précédent, mais Téhéran l’a accepté. En
accusant l’Iran de “soutenir le
terrorisme”, Trump veut interrompre ce
processus de normalisation. Poussé par
les marchands d’armes, il poursuit la
diabolisation de l’Iran d’une façon
grotesque. L’impérialisme ne désarme
jamais, et les mensonges continueront.
Mais l’Iran sait que le temps joue en sa
faveur, et il saura résister aux
provocations d’une superpuissance en
déclin.
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