Opinion
Pourquoi le régime syrien a tenu bon
Bruno Guigue
Photo:
D.R.
Lundi 28 avril 2014
Peut-on encore parler de la crise
syrienne de façon rationnelle ? A
entendre cette incessante litanie de
mensonges assénés, comme s’ils étaient
des vérités premières, par des médias
aux ordres, on en douterait aisément.
Pourtant les faits sont là, ils sont
« têtus » et résistent aux dénégations
les plus insistantes.
L’effondrement d’un
récit édifiant
Depuis l’été 2011, les éditoriaux de la
presse occidentale célèbrent en chœur
les funérailles anticipées du pouvoir
damascène : « tyran sanguinaire qui
extermine son peuple », le président
syrien n’est-il pas condamné d’avance ?
A les croire, il est sur le point de
rendre l’âme. Tant attendu, le collapsus
final est désormais une question de
mois, voire de semaines. Comme en
Tunisie, en Egypte et en Libye,
l’insurrection victorieuse va précipiter
le despote dans les poubelles de
l’histoire.
De
cette guerre civile, on a cherché
obstinément, par une sorte de «
ad simplicissimum », à faire la guerre
d’un seul contre tous. Or ce récit
édifiant a fini par s’effondrer comme un
château de cartes. Plus populaire en
Occident que dans les rues de Damas, le
scénario de la chute inéluctable d’un
régime aux abois, miné par la corruption
et la répression, est resté une vue de
l’esprit. En dépit d’une pression
intérieure et extérieure inouïe, le
régime syrien a tenu bon.
Poussée par les pétromonarchies du Golfe
et les puissances occidentales,
l’opposition syrienne a pris ses désirs
pour des réalités. En jetant dans la rue
des foules paupérisées par la crise
économique, elle a voulu créer un
rapport de forces décisif, gage d’une
victoire rapide. Aveuglée par le succès
étourdissant des révolutions tunisienne
et égyptienne, elle n’a vu en Bachar
Al-Assad qu’une survivance du passé
qu’il fallait balayer par la voie
insurrectionnelle.
Ce
faisant, l’opposition a poussé le régime
baasiste dans ses retranchements, le
condamnant à une réaction brutale. Dos
au mur, il n’a eu le choix qu’entre
vaincre ou mourir. Qu’il ait opté pour
la solution militaire n’a rien de
surprenant compte tenu de l’attitude
oppositionnelle, mais aussi de sa propre
histoire. Depuis le coup d’Etat de 1970,
le pouvoir est entre les mains d’une
caste militaro-civile qui n’entend pas
le partager. Le quasi-monopole du parti
Baath est organisé dans le cadre d’une
coalition qui réunit les différentes
familles du nationalisme arabe. Au
sommet, le clan Assad est la clef de
voûte du pouvoir.
Les
responsabilités de Damas dans la genèse
de l’affrontement actuel sont évidentes.
Régime autoritaire, dont la légitimité
idéologique s’est diluée dans les
travers d’un système clanique, il s’est
montré incapable d’offrir une
alternative au statu quo. Depuis dix
ans, en outre, il a commis l’erreur
d’appliquer les recettes libérales du
FMI dans un contexte de crise économique
aggravée par une série de sécheresses.
De ce point de vue, la guerre civile est
aussi le fruit de son incurie.
Pourtant, le régime a fait des
concessions significatives au cours du
printemps et de l’été 2011 : révision de
la Constitution mettant fin au monopole
du parti Baath, amnistie et libération
de détenus, mesures fiscales et sociales
généreuses, organisation d’élections
législatives. Rejetées avec dédain par
l’opposition, elles n’ont eu aucun
effet. Tout se passe, dans cette
période, comme si les adversaires du
régime, sûrs de l’emporter, avaient
choisi l’épreuve de la rue pour obtenir
gain de cause.
Les
manifestations massives en faveur de
Bachar Al-Assad qui se déroulent à
Damas, Alep et Tartous entre juin et
novembre 2011, toutefois, auraient dû
les inciter à la prudence. Même si sa
base sociale rurale, ébranlée par la
crise économique, s’est effritée, le
régime baasiste conserve une légitimité
populaire. Ulcérée par la réaction
autoritaire des pouvoirs locaux, la
population de la périphérie est en
ébullition, mais de larges couches
urbaines, inquiètes devant la poussée
contestataire et la montée de
l’islamisme, demeurent fidèles au
régime.
La haine
confessionnelle, ciment de l’opposition
Se
réclamant de l’idéologie laïque du
panarabisme baasiste, le pouvoir se
heurte depuis ses origines à l’hostilité
irréductible des Frères musulmans.
Portée par la vague montante de l’islam
politique, la confrérie en conteste la
légitimité et s’engage, à la fin des
années 1970, dans une stratégie
insurrectionnelle qui se traduit par une
vague spectaculaire d’attentats. Les
horreurs de la guerre civile actuelle
puisent leurs racines dans ce climat
d’affrontement larvé qui oppose la
mouvance islamiste et le régime
nationaliste depuis trente ans.
Dans
le récit des origines de la crise, on
oublie généralement un fait majeur : la
guerre civile n’a pas commencé en 2011,
mais le 16 juin 1979. Ce jour-là, des
militants armés des Frères musulmans
assassinent 83 élèves-officiers
alaouites de l’Ecole d’artillerie
d’Alep. Frappant le cœur de l’élite
militaire, ce massacre provoque une
répression impitoyable. Elle culmine à
Hama, en 1982, lorsqu’une insurrection
menée par une branche dissidente de la
confrérie, après avoir liquidé une
centaine de cadres locaux du parti
Baath, est écrasée dans le sang par
l’armée régulière. class="style32">
De
surcroît, le coup de main perpétré à
Alep en 1979 revêt une dimension
prémonitoire : il préfigure le climat de
haine interconfessionnelle qui règne
aujourd’hui en Syrie et en Irak.
Epargnant les sunnites, les preneurs
d’otages de 1979 se livrent sans
vergogne à un « nettoyage
confessionnel » dont la guerre actuelle
fournit à son tour de sinistres
exemples. Il faut être aveugle pour ne
pas le voir : dans la tragédie sanglante
qui frappe le peuple syrien, la haine de
« l’hérésie alaouite » est devenue le
ciment idéologique de l’opposition.
Par
son jusqu’au-boutisme, celle-ci n’a donc
pas seulement fourni au régime le motif
rêvé de son intransigeance : lorsqu’on
exige votre effacement, qu’y a-t-il à
négocier ? Mais plus grave encore, elle
a délibérément transformé une lutte
politique en guerre de religion. Dans
cette montée aux extrêmes justifiée par
la pureté doctrinale, dire que les torts
sont partagés est une ineptie. Car le
régime syrien et ses alliés du Hezbollah
n’ont jamais attisé une haine
interconfessionnelle que les
prédicateurs saoudiens, ivres de
vengeance, déversent jour après jour.
Neutre sur le plan confessionnel, le
régime syrien bénéficie du soutien sans
faille des autorités religieuses
sunnites comme des différentes Eglises
chrétiennes. Qualifié de « secte
alaouite » par une presse occidentale
qui reproduit les poncifs wahabites, ce
régime n’est pas seulement le protecteur
des minorités. Comme les habitants des
zones contrôlées par la rébellion en ont
fait l’amère expérience, il est aussi
leur assurance-vie. Et il est inutile de
se demander quel avenir peuvent espérer
les alaouites, les chiites, les druzes,
les chrétiens et les Kurdes dans un pays
qui passerait sous la coupe d’Al-Qaida.
Rompre avec
l’hémiplégie du discours dominant
Pour
comprendre le conflit syrien, il faut
donc rompre avec l’hémiplégie du
discours dominant. On veut à tout prix
nous persuader que la guerre qui
ensanglante la Syrie depuis trois ans
oppose un régime de tortionnaires à une
opposition férue de démocratie.
Diabolisant le régime syrien, voué aux
gémonies pour ses crimes abominables,
cette fable occidentale accorde à la
rébellion armée, dans le même temps, une
véritable absolution morale.
On a
pu voir, à cet égard, quelle fonction
essentielle jouait l’accusation de
massacre chimique. Peu importe que Carla nctionnaire de l’ONU,
ait incriminé la rébellion armée dès le
printemps 2013, que deux experts du
prestigieux MIT aient affirmé que
l’attaque chimique du 21 août 2013
provenait des zones rebelles, ou que le
grand journaliste américain Seymour
Hersch ait dénoncé les mensonges de la
CIA : la manipulation de l’opinion
mondiale exige la culpabilité du régime
de Damas.
Simultanément, on s’empresse de couvrir
d’un voile pudique les turpitudes de la
rébellion. Les atrocités commises par
les factions jihadistes, coupeurs de
tête et autres mangeurs de foie, passent
par pertes et profits d’une couverture
médiatique qui fait le tri entre les
bonnes et les mauvaises victimes. Chacun
a pu lire dans « Le Monde », par
exemple, que les exactions des rebelles
à Maaloula étaient une invention de
Damas, au moment même où la télévision
syrienne retransmettait les images des
funérailles chrétiennes des victimes
civiles de l’attaque perpétrée par le
Front Al-Nosra.
Commune à la quasi-totalité des médias
occidentaux, cette lecture hémiplégique
de la crise syrienne a fait la preuve de
son inanité. L’écran de fumée d’une
opposition syrienne démocratique et
tolérante s’est dissipé, laissant la
place à des hordes de fanatiques venus
de partout et nulle part pour massacrer
les alaouites. Certes, on continue
d’exhiber devant les caméras de
respectables intellectuels, exilés de
longue date, pour accréditer la fiction
d’une opposition fréquentable. Mais
chacun sait qui dirige la rébellion sur
le terrain, et le mythe de « l’Armée
syrienne libre », cette coquille vide,
est éventé depuis longtemps.
Faut-il, à l’instar des chancelleries
occidentales, faire semblant de croire
que la rébellion était prête à
participer à un processus politique ?
Son idéologie sectaire, faite de haine
confessionnelle, ses pratiques
expéditives et ses dérives mafieuses ont
amplement prouvé le contraire. Selon les
bilans régulièrement fournis par l’OSDH,
organisme proche de l’opposition, ce
sont les forces fidèles au régime qui
subissent les plus lourdes pertes. On
avouera qu’il s’agit d’un curieux
génocide, lorsque les bourreaux ont
davantage de morts que leurs victimes
supposées.
A
l’évidence, le régime de Damas trouve
encore des soldats prêts à se faire tuer
pour défendre un pays agressé par ces
desperados du jihad global qui servent
de piétaille aux puissances occidentales
et aux pétromonarchies corrompues.
Depuis l’été 2013, l’armée arabe
syrienne reconquiert peu à peu le
terrain selon un axe qui relie Damas à
Alep via Homs et Lattaquié. Loin de
s’effondrer, elle semble reprendre la
main, même si le contrôle des frontières
du nord et de l’est, voies d’importation
des mercenaires wahabites, lui échappe
largement.
Certes, la doxa exige que l’on dise que
le succès de cette offensive loyaliste
est imputable à des facteurs externes.
Mais il serait plus juste de dire que
l’aide militaire du Hezbollah, l’appui
financier de l’Iran et les livraisons
d’armes russes ont équilibré l’influence
contraire de cette gigantesque coalition
internationale qui a juré, depuis trois
ans, d’abattre le régime. Maillon
central de l’axe de la résistance, la
Syrie baasiste figure depuis longtemps,
en effet, sur l’agenda de la
déstabilisation occidentale des Etats
rebelles (cf « Pourquoi
la Syrie indispose les maîtres du monde »). [1]
Avalanche de pétrodollars déversée sur
les factions jihadistes, livraisons
d’armes américaines financées par le
Qatar, aide militaire turque à la
frontière nord, coopération des services
secrets occidentaux, sanctions
économiques impitoyables, menaces des
USA et de la France, bombardements
israéliens : cette extraordinaire
débauche de moyens n’a pu faire rendre
l’âme au régime baasiste. Il faudra bien
finir par admettre que s’il offre une
telle résistance, c’est sans doute parce
qu’une large partie du peuple syrien,
malgré ses erreurs, a trouvé de bonnes
raisons de le soutenir.
Bruno Guigue
28 avril 2014
Normalien, énarque, auteur de plusieurs
uvrages, dont "Les raisons de
l’esclavage" (L’Harmattan, 2001) et "Aux
origines du conflit israélo-arabe,
l’invisible remords de l’Occident",
L’Harmattan, 2002).
[1]
Voir :
Pourquoi la Syrie indispose les maîtres
du monde (10 septembre 2013)
http://oumma.com/103573/syrie-indispose-maitres-monde.
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