Analyse
La Chine, Amnesty et les Gilets Jaunes
Bruno Guigue
Mardi 26 février 2019 Dès qu’on veut
traiter la question des droits de
l’homme en Chine, le problème qui se
pose immédiatement est celui des sources
d’information. Si elles sont
gouvernementales, les détracteurs
habituels de la Chine communiste
pointent aussitôt leur partialité. Si
elles sont liées aux milieux
d’opposition, un reproche identique leur
sera adressé. Pour éviter ce genre
d’inconvénients, on adoptera la méthode
consistant à lire le dernier rapport
d’Amnesty International sur la Chine
(2017-2018) et à faire comme si les
informations factuelles qu’il contient
étaient exactes. Cette ONG américaine ne
passant pas pour une propagandiste zélée
du pouvoir chinois, il sera difficile
d’encourir le reproche de complaisance à
l’égard de Pékin. Or que trouve-t-on
dans ce rapport ?
(1) Il consacre d’abord un long
développement à Liu Xiaobo, dont le
drame personnel fournit à l’Occident un
argument-massue contre le gouvernement
chinois depuis une décennie. « Liu
Xiaobo, lauréat du prix Nobel de la
paix, est mort en détention d’un cancer
du foie le 13 juillet. Liu Xiaobo et sa
famille avaient demandé aux autorités de
l’autoriser à se rendre à l’étranger
pour y bénéficier de soins médicaux,
mais elles ont refusé d’accéder à cette
demande. À la fin de l’année, sa femme,
Liu Xia, était toujours sous
surveillance et assignée à résidence de
manière illégale. Elle était soumise à
ces mesures depuis l’attribution du prix
Nobel de la paix à son mari en 2010. Au
moins 10 militants ont été arrêtés pour
avoir organisé des cérémonies à la
mémoire de Liu Xiaobo ».
Ce dissident a été
arrêté puis condamné à neuf ans de
prison pour « subversion » en 2009. Mort
d’un cancer en juillet 2017 peu après sa
libération - et non en détention -, il
avait obtenu le Prix Nobel de la Paix en
2010 avec l’appui enthousiaste des pays
occidentaux. Philosophe iconoclaste, il
résumait ainsi sa pensée dans un
entretien accordé à la presse en 1988 :
« Choisir de vivre signifie choisir le
mode de vie occidental. La différence
entre le mode de gouvernement occidental
et le mode de gouvernement chinois,
c’est la même que celle entre l’humain
et le non-humain, il n’y a pas de
compromis. L’occidentalisation est le
choix non pas de la nation, mais de la
race humaine ». Pour comprendre – sans
la justifier pour autant - la réaction
des autorités chinoises, il faut
procéder à un exercice de transposition.
Remplaçons les mots « occidental » par «
aryen » et « chinois » par « juif » : il
est clair que ce genre de propos, en
France, entraînerait des poursuites
judiciaires contre son auteur. Mais ce
ne fut pas la seule audace de Liu
Xiaobo. Admirateur de la politique
étrangère des Etats-Unis, il ne manqua
jamais une occasion de féliciter
rétrospectivement ce pays pour la guerre
de Corée – qui coûta la vie à 600 000
Chinois -, la guerre du Vietnam et
l’invasion de l’Irak. Enfin, il affirma
que pour connaître les bienfaits de la
civilisation occidentale « la Chine
devrait de nouveau devenir une colonie
pendant 300 ans et qu’elle devrait être
divisée en 18 États ». On peut
s’indigner du traitement infligé à un
intellectuel qui dit ce qu’il pense.
Mais lorsqu’il réclame la colonisation
de son pays par des puissances
étrangères, il doit s’attendre à avoir
des ennuis. L’arrestation de Liu Xiaobo
montre que les autorités chinoises ne
badinent pas avec le patriotisme et
qu’il y a des limites à la liberté
d’expression dès que l’intérêt national
est en jeu. Mais est-ce différent
ailleurs ? Quel sort serait réservé à un
citoyen français qui déclarerait que les
Français ne sont pas des êtres humains
et réclamerait ouvertement l’invasion de
la France par la Russie ?
Après cette ode
attendue à Liu Xiaobo, le rapport de
l’ONG américaine évoque des évolutions
législatives jugées néfastes aux droits
de l’homme. « Cette année encore, des
lois et règlements répressifs relatifs à
la sécurité nationale ont été élaborés
et adoptés, conférant aux autorités
davantage de pouvoir pour réduire
l’opposition au silence, censurer les
informations, et harceler et poursuivre
en justice les défenseurs des droits
humains ». En guise d’illustration, le
rapport se livre à une narration qui a
le mérite de se référer à des événements
précis. L’événement le plus important –
le seul à faire l’objet d’une relation
détaillée dans le rapport - eut lieu en
juillet 2015. « Sur presque 250
personnes qui ont été interrogées ou
placées en détention par des agents
chargés de la sûreté de l’État à la
suite de la vague de répression sans
précédent lancée par le gouvernement
contre les avocats spécialistes des
droits humains et des militants en
juillet 2015, neuf ont été déclarées
coupables de subversion du pouvoir de
l’État, d’incitation à la subversion du
pouvoir de l’État ou d’avoir cherché à
provoquer des conflits et troublé
l’ordre public ». Le rapport précise
ensuite que sur ces neuf personnes, cinq
sont toujours emprisonnées, trois ont
été condamnées à la prison avec sursis
et la dernière a été exemptée de
condamnation pénale. A ces neuf cas, le
rapport ajoute quatre autres cas
d’arrestations qui se sont conclues par
trois condamnations à la prison et par
une libération sous caution.
Les autres
événements du même ordre mentionnés par
le rapport de l’ONG concernent ensuite «
onze militants arrêtés pour avoir
commémoré la répression de Tiananmen en
1989, pour avoir provoqué des conflits
et troublé l’ordre public ». Deux
d’entre eux ont été maintenus en
détention, et un autre a été condamné à
trois ans d’emprisonnement. Le rapport
ajoute trois arrestations de « militants
en faveur du droit du travail » ayant
abouti à une libération sous caution et
à une condamnation pénale. S’agissant de
la « répression des activités sur
internet », douze personnes seraient
encore incarcérées, la plupart en
attente de leur jugement. Cette partie
du rapport d’Amnesty International a
l’avantage d’être relativement précise :
elle fournit des chiffres, mentionne les
noms des personnes concernées et indique
le traitement qui leur a été réservé. Si
l’on synthétise toutes ces données, on
obtient au total 280 arrestations ou
interpellations, 22 incarcérations et 10
condamnations pénales, les peines de
prison allant d’un an à huit ans. Il y
aurait aussi – le rapport emploie le
conditionnel – quelques cas de mise en
résidence surveillée et un cas
énigmatique de « disparition » non
résolue sur laquelle l’ONG se montre
prudente.
La deuxième partie
du rapport traite des religions et des
minorités qui feraient l’objet de graves
discriminations de la part du pouvoir
chinois. « Cette année encore, les
pratiquants du Fa Lun Gong ont été la
cible de persécutions, de détentions
arbitraires, de procès iniques ainsi que
d’actes de torture et d’autres mauvais
traitements ». Mais pour illustrer cette
répression généralisée des activités
religieuses, Amnesty International ne
cite qu’un seul cas : « accusée
d’utilisation d’un culte néfaste dans le
but de nuire au maintien de l’ordre,
Chen Huixia était en détention depuis
2016. En mai, son procès a été reporté
après que son avocat a demandé au
tribunal de ne pas retenir à titre de
preuves des éléments obtenus sous la
torture ». Mais c’est surtout la
situation des Ouighours et des
Tibétains, on s’en doute, qui préoccupe
l’ONG occidentale. « Dans le rapport sur
sa mission de 2016 en Chine, le
rapporteur spécial des Nations unies sur
les droits de l’homme et l’extrême
pauvreté a déclaré que si les progrès en
matière de lutte contre la pauvreté
étaient généralement impressionnants, la
situation des Tibétains et des Ouïghours
restait très problématique, et que la
plupart des minorités ethniques en Chine
étaient exposées à de graves atteintes
aux droits humains, notamment des taux
de pauvreté particulièrement élevés, une
discrimination ethnique et des
déplacements forcés ».
A l’appui d’un
tableau aussi alarmant, on aurait aimé
prendre connaissance de faits précis. En
guise d’illustration, l’ONG mentionne
deux arrestations et six immolations par
le feu au Tibet. Les circonstances de
ces suicides ne sont guère élucidées par
le rapport, contrairement aux deux
arrestations mentionnées. Au total, la
disproportion entre les faits rapportés
et la description apocalyptique qui en
constitue la toile de fond est patente.
On notera que le rapport ne s’étend
guère sur la situation au Tibet. Il y a
longtemps que le dalaï-lama ne réclame
plus l’indépendance de sa province
natale, peu à peu passée sous les
écrans-radars de la compassion
occidentale. Dans la même veine,
l’affirmation des auteurs du rapport
selon laquelle « la plupart des
minorités ethniques en Chine étaient
exposées à de graves atteintes aux
droits humains » est complètement
surréaliste. La Chine reconnaît
officiellement 54 nationalités
minoritaires. Les seules à avoir
historiquement rencontré des difficultés
avec le pouvoir sont les Tibétains et
les Ouïghours. Minorité la plus
nombreuse (18 millions de personnes),
les Zhuang sont parfaitement intégrés,
de même que les musulmans Hui. Exemptées
de la politique de l’enfant unique - ce
fut un privilège énorme - , elles ont
bénéficié de mesures en faveur de leur
culture et d’investissements dans les
régions (souvent déshéritées) qu’elles
habitent depuis des siècles. Le
rapporteur spécial de l’ONU pour les
droits de l’homme peut toujours
polémiquer, rien de concret ne vient
étayer ses affirmations.
La cause ouïghoure
ayant remplacé la cause tibétaine dans
le cœur des Occidentaux, la partie du
rapport consacrée à cette question est
évidemment beaucoup plus longue. Elle
insiste – à juste titre - sur la
répression impitoyable des « activités
extrémistes » par les autorités
chinoises. Mais le rapport ne donne
aucune source précise et ne fournit
aucune donnée chiffrée. On lit même ce
genre de choses, qui atteste le sérieux
des rédacteurs lorsqu’ils quittent le
terrain de la relation factuelle pour
celui de l’affabulation par ouï-dire : «
Selon des informations parues dans les
médias, dans toute la région, les
familles ont reçu l’ordre de remettre
aux autorités leurs exemplaires du Coran
et tout autre objet religieux en leur
possession, sous peine de sanctions ».
En réalité, le gouvernement chinois a
fait retirer de la circulation des
livres relevant de la littérature
religieuse extrémiste. Faut-il le lui
reprocher, dans un pays où les attentats
djihadistes ont fait des centaines de
morts depuis 2009 ? On s’attendait,
enfin, à trouver un développement
consistant sur l’abominable répression
frappant les Ouïghours. Le rapport
mentionne les « centres de rééducation »
mis en place par le gouvernement, mais
il n’y a pas une ligne sur les « camps
de concentration » dans lesquels
seraient entassés, selon la presse
occidentale unanime, « un million de
Ouïghours ». Ayant sans doute peur du
ridicule, Amnesty International a
observé sur le sujet une prudence
salutaire. Il est vrai que pour mettre
en prison un million de Ouïghours, il
faudrait capturer la moitié de la
population adulte masculine d’une
minorité qui compte dix millions de
personnes. Aucune source sérieuse n’a
jamais étayé ces accusations grotesques,
et l’énormité du mensonge finira sans
doute par tuer le mensonge.
En additionnant les
données fournies par le rapport
d’Amnesty International, on peut
conclure que le gouvernement chinois a
violé les droits de l’homme en 2017 en
procédant à un nombre indéterminé
d’arrestations et d’interpellations dont
plusieurs centaines sont identifiées et
documentées. Au total, Amnesty
International dénombre également une
trentaine d’incarcérations et une
vingtaine de condamnations pénales –
avec des peines de prison d’un à huit
ans – infligées à des personnes accusées
(à tort ou à raison) de trouble à
l’ordre public ou d’activité subversive.
S’ils sont exacts, ces éléments sont à
prendre en considération. Il est clair
que le gouvernement chinois exerce une
surveillance généralisée, traque les
activités subversives et ne lésine pas
sur les moyens pour y mettre fin. On
peut toujours – surtout de loin - juger
cette politique dictatoriale et
condamner un régime que ses détracteurs
qualifient de « totalitaire ». Mais il
n’est pas sûr que les Chinois voient les
choses de la même façon. Même s’ils
souhaitent qu’elle s’adoucisse au fil du
temps, ils jugent cette sévérité
indispensable à la stabilité du pays et
à la lutte contre l’ingérence étrangère.
La répression exercée contre les
organisations extrémistes du Xinjiang,
par exemple, fait l’objet d’un large
consensus, et les événements de Syrie –
ou de Libye – ont conforté l’opinion
chinoise dans son aversion pour cette
idéologie mortifère et l’inquiétude des
autorités face à cette menace
stratégique.
Si l’on accrédite
la relation des faits par l’ONG
américaine - c’est mon postulat initial
- , il est tout aussi clair que la
répression, en République populaire de
Chine, frappe un nombre extrêmement
limité de personnes. Les trente
incarcérations et les vingt
condamnations qu’a connues la Chine en
2017 sont à comparer, par exemple, avec
la répression qui frappe les Gilets
Jaunes depuis novembre 2018. Avec 8 500
arrestations, 1 800 condamnations
pénales, 200 incarcérations et 110
blessés graves dont 19 personnes
énuclées, le bilan de la répression
policière et judiciaire qui s’est
abattue sur ce mouvement populaire est
impressionnant. La population chinoise
représentant vingt fois celle de la
France, il suffit d’appliquer ce ratio
pour avoir une idée de ce que donnerait
la répression d’un mouvement analogue en
Chine : des dizaines de milliers
d’arrestations, 36 000 condamnations
pénales et 2 000 blessés graves. Avec
les chiffres fournis par Amnesty
International, on en est très loin ! La
France se targue d’être une « démocratie
» et fait la leçon aux Chinois, mais on
y arrête des milliers de manifestants,
on en mutile des dizaines et les
tribunaux envoient en prison des
centaines de personnes. Vingt
condamnations transforment un pays d’un
milliard 410 millions d’habitants en
dictature totalitaire, 1 800
condamnations dans un pays de 67
millions d’habitants lui valent le titre
de démocratie exemplaire. Comprenne qui
pourra !
(1) https://www.les-crises.fr/amnesty-international-chine-2017-2018/?fbclid=IwAR0jlMUG3e3JkC_6-0zE8la8fMZDswYAzzBEydaigVuI2YimnGa4gu7siPM
Publié le 26 février 2019
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