Opinion
1973-2017 : l’effondrement idéologique
de la “gauche” française
Bruno Guigue
Dimanche 20 août 2017
En 1973, le coup d'Etat du général
Pinochet contre le gouvernement d'Unité
populaire au Chili provoqua une vague
d'indignation sans précédent dans les
milieux progressistes du monde entier.
La gauche européenne en fit le symbole
du cynisme des classes dominantes qui
appuyèrent ce “pronunciamiento”. Elle
accusa Washington, complice du futur
dictateur, d'avoir tué la démocratie en
armant le bras meurtrier des militaires
putschistes. En 2017, au contraire, les
tentatives de déstabilisation du pouvoir
légitime au Vénézuéla ne recueillent au
mieux qu'un silence gêné, un sermon
moralisateur, quand ce n'est pas une
diatribe antichaviste de la part des
milieux de gauche, qu'il s'agisse des
responsables politiques, des
intellectuels qui ont pignon sur rue ou
des organes de presse à gros tirage.
Du PS à l'extrême-gauche (à l'exception
du “Pôle de renaissance communiste en
France”, qui a les idées claires), on
louvoie, on ménage la chèvre et le chou,
on reproche au président Maduro son
“autoritarisme” tout en accusant
l'opposition de se montrer
intransigeante. Dans le meilleur des
cas, on demande au pouvoir légal de
faire des compromis, dans le pire on
exige qu'il se démette. Manuel Valls,
ancien premier ministre “socialiste”,
dénonce la “dictature de Maduro”. Son
homologue espagnol, Felipe Gonzalez,
trouve scandaleux l'appel aux urnes, et
il incrime “le montage frauduleux de la
Constituante”. Mouvement dirigé par la
députée de la “France Insoumise”
Clémentine Autain, “Ensemble” condamne
le “caudillisme” du pouvoir chaviste.
Eric Coquerel, également député de la FI
et porte-parole du Parti de gauche,
renvoie dos-à-dos les fauteurs de
violence qui seraient à la manœuvre “des
deux côtés”, tout en avouant ingénument
qu'il n'a “pas envie de critiquer Maduro”.
Entre 1973 et 2017,
que s'est-il passé ? Il y a un
demi-siècle, la gauche française et
européenne était généralement solidaire
- au moins en parole - des progressistes
et révolutionnaires des pays du Sud.
Sans méconnaître les erreurs commises et
les difficultés imprévues, elle ne
tirait pas une balle dans le dos à ses
camarades latino-américains. Elle ne
distribuait pas les responsabilités
entre les putschistes et leurs victimes
en rendant une sorte de jugement de
Salomon. Elle prenait parti, quitte à se
tromper, et ne pratiquait pas, comme la
gauche actuelle, l'autocensure
trouillarde et la concession à
l'adversaire en guise de défense. Elle
ne disait pas : tout cela, c'est très
vilain, et tout le monde a sa part de
culpabilité dans ces violences
regrettables. La gauche française et
européenne des années 70 était sans
doute naïve, mais elle n'avait pas peur
de son ombre, et elle ne bêtifiait pas à
tout bout de champ lorsqu'il s'agissait
d'analyser une situation concrète. C'est
incroyable, mais même les socialistes,
comme Salvador Allende, pensaient qu'ils
étaient socialistes au point d'y laisser
leur peau.
A voir l'ampleur du
fossé qui nous sépare de cette époque,
on est pris de vertige. La crise
vénézuélienne fournit un exemple commode
de cette régression parce qu'elle se
prête à une comparaison avec le Chili de
1973. Mais si l'on élargit le spectre de
l'analyse, on voit bien que le
délabrement idéologique est général,
qu'il traverse les frontières. Lors de
la libération d'Alep par l'armée
nationale syrienne, en décembre 2016,
les mêmes “progressistes” qui font la
fine bouche devant les difficultés du
chavisme ont fait chorus avec les médias
détenus par l'oligarchie pour accuser
Moscou et Damas des pires atrocités. Et
la plupart des “partis de gauche”
français (PS, PCF, PG, NPA, Ensemble,
EELV) ont appelé à manifester devant
l'ambassade de Russie, à Paris, pour
protester contre le “massacre” des
civils “pris en otage” dans la capitale
économique du pays.
Bien sûr, cette
indignation morale à sens unique
occultait la véritable signification
d'une “prise d'otages” qui eut lieu, en
effet, mais par les milices islamistes,
et non par les forces syriennes. On put
le constater dès que les premiers
couloirs d'évacuation furent mis en
place par les autorités légales : les
civils fuirent en masse vers la zone
gouvernementale, parfois sous les balles
de leurs gentils protecteurs en “casque
blanc” qui jouaient au brancardier côté
cour et au djihadiste côté jardin. Pour
la “gauche”, le million de Syriens
d'Alep-Ouest bombardés par les
extrémistes customisés en “rebelles
modérés” d'Alep-Est ne comptaient pas,
la souveraineté de la Syrie non plus. La
libération d'Alep restera dans les
annales comme un tournant de la guerre
par procuration menée contre la Syrie.
Le destin aura aussi voulu,
malheureusement, qu'elle signale un saut
qualitatif dans l'avachissement cérébral
de la gauche française.
Syrie, Vénézuéla :
ces deux exemples illustrent les ravages
causés par l'indigence de l'analyse
conjuguée à la couardise politique. Tout
se passe comme si les forces qui
tenaient lieu de “forces vives” dans ce
pays avaient été anesthésiées par on ne
sait quel puissant sédatif. Parti des
sphères de la “gauche de gouvernement”,
le ralliement à la doxa diffusée par les
médias dominants est général. Convertie
au néo-libéralisme mondialisé,
l'ancienne social-démocratie ne s'est
pas contentée de tirer une balle dans le
dos à ses ex-camarades des pays du Sud,
elle s'est aussi tirée une balle dans le
pied. Transformé en courant minoritaire
- social-libéral - au sein d'une droite
plus dévouée que jamais au capital, le
PS s'est laissé cannibaliser par Macron,
la savonnette à tout faire de
l'oligarchie capitaliste euratlantique.
Dans les années 70, même la droite
française “libérale éclairée”, avec
Giscard d'Estaing, était plus à gauche
que le PS d'aujourd'hui, ce résidu
vermoulu dont l'unique fonction est de
distribuer les sinécures aux rescapés du
hollandisme.
La page de
Solférino une fois tournée, on pouvait
alors espérer que la “gauche radicale”
prendrait le relais en soldant les
comptes des errements passés. Mais la
“France insoumise”, malgré son succès
électoral du 23 avril 2017, est un grand
corps mou, sans colonne vertébrale. On y
trouve des gens qui pensent que Maduro
est un dictateur et d'autres qui pensent
qu'il défend son peuple. Ceux qui
dénoncent l'adhésion de la France à
l'OTAN pleuraient à chaudes larmes sur
le sort de ses mercenaires wahhabites à
Alep. La main sur le cœur, on se
proclame contre l'ingérence étrangère et
l'arrogance néo-coloniale au
Moyen-Orient, mais on veut “envoyer
Assad devant la CPI”, ce tribunal
d'exception réservé aux parias du nouvel
ordre mondial. Le président syrien, nous
dit-on, est un “criminel”, mais on
compte quand même sur le sacrifice de
ses soldats pour éliminer Daech et
Al-Qaida. Ces contradictions seraient
risibles, si elles ne témoignaient d'un
délabrement plus profond, d'un véritable
collapsus idéologique.
Elle a beau vouloir
rompre avec la social-démocratie, cette
gauche adhère à la vision occidentale du
monde et à son droit-de-l'hommisme à
géométrie variable. Sa vision des
relations internationales est
directement importée de la doxa
pseudo-humaniste qui partage le monde en
sympathiques démocraties (nos amis) et
abominables dictatures (nos ennemis).
Ethnocentrique, elle regarde de haut
l'anti-impérialisme légué par les
nationalismes révolutionnaires du Tiers
Monde et le mouvement communiste
international. Au lieu de se mettre à
l'école d'Ho Chi-Minh, Lumumba, Mandela,
Castro, Nasser, Che Guevara, Chavez et
Morales, elle lit Marianne et regarde
France 24. Elle croit qu'il y a des bons
et des méchants, que les bons nous
ressemblent et qu'il faut taper sur les
méchants. Elle est indignée - ou gênée -
lorsque le chef de la droite
vénézuélienne, formé aux USA par les
néo-conservateurs pour éliminer le
chavisme, est mis sous les verrous pour
avoir tenté un coup d'Etat. Mais elle
est incapable d'expliquer les raisons de
la crise économique et politique au
Vénézuéla. Pour éviter les critiques,
elle répugne à décrire comment la
rupture des approvisionnements a été
provoquée par une bourgeoisie
importatrice qui trafique avec les
dollars et organise la paralysie des
réseaux de distribution en espérant
saper la légitimité du président Maduro.
Indifférente aux
mouvements de fond, cette gauche se
contente de participer à l'agitation de
surface. En proie à une sorte de
divertissement pascalien qui la distrait
de l'essentiel, elle ignore le poids des
structures. A croire que pour elle, la
politique n'est pas un champ de forces,
mais un théâtre d'ombres. Elle prend
parti pour les minorités opprimées à
travers le monde en omettant de se
demander pourquoi certaines sont
visibles et d'autres non. Elle préfère
les Kurdes syriens aux Syriens tout
court parce qu'ils sont minoritaires,
sans voir que cette préférence sert leur
instrumentalisation par Washington qui
en fait ses supplétifs et cautionne un
démembrement de la Syrie conforme au
projet néo-conservateur. Elle refuse de
voir que le respect de la souveraineté
des Etats n'est pas une question
accessoire, qu'elle est la revendication
majeure des peuples face aux prétentions
hégémoniques d'un Occident vassalisé par
Washington, et que l'idéologie des
droits de l'homme et la défense des LGBT
servent souvent de paravent à un
interventionnisme occidental qui
s'intéresse surtout aux hydrocarbures et
aux richesses minières.
On pourra chercher
longtemps, dans la production littéraire
de cette gauche qui se veut radicale,
des articles expliquant pourquoi à Cuba,
malgré le blocus, le taux de mortalité
infantile est inférieur à celui des USA,
l'espérance de vie est celle d'un pays
développé, l'alphabétisation est de 98%
et il y a 48% de femmes à l'Assemblée du
pouvoir populaire (merci à Salim Lamrani
et à Flavien Ramonet, enfin, de l'avoir
fait). On n'y lira jamais, non plus,
pourquoi le Kérala, cet Etat de 33
millions d'habitants dirigé par les
communistes et leurs alliés depuis les
années 50, a l'indice de développement
humain de loin le plus élevé de l'Union
indienne, et pour quelle raison les
femmes y jouent un rôle social et
politique de premier plan. Car les
expériences de développement autonome et
de transformation sociale menées loin
des projecteurs dans des contrées
exotiques n'intéressent guère nos
progressistes, fascinés par l'écume
télévisuelle et les péripéties du barnum
politicien.
Dopée à la moraline, intoxiquée
par le formalisme petit-bourgeois, la
gauche boboïsée signe des pétitions,
elle intente des procès et lance des
anathèmes contre des chefs d’Etat qui
ont la fâcheuse manie de défendre la
souveraineté de leur pays. Ce
manichéisme lui ôte la pénible tâche
d'analyser chaque situation concrète et
de regarder plus loin que le bout de son
nez. Elle fait comme si le monde était
un, homogène, traversé par les mêmes
idées, comme si toutes les sociétés
obéissaient aux mêmes principes
anthropologiques, évoluaient selon les
mêmes rythmes. Elle confond volontiers
le droit des peuples à s'auto-déterminer
et le devoir des Etats de se conformer
aux réquisits d'un Occident qui s'érige
en juge suprême. Elle fait penser à
l'abolitionnisme européen du XIXème
siècle, qui voulait supprimer
l'esclavage chez les indigènes en y
apportant les lumières de la
civilisation au bout du fusil. La gauche
devrait savoir que l'enfer de
l'impérialisme aujourd'hui, comme du
colonialisme hier, est toujours pavé de
bonnes intentions. Lors de l'invasion
occidentale de l'Afghanistan, en 2001,
on n'a jamais lu autant d'articles, dans
la presse progressiste, sur l'oppression
des femmes afghanes et l'impératif moral
de leur libération. Après quinze ans
d'émancipation féminine au canon de 105,
elles sont plus couvertes et illettrées
que jamais.
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